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3. Bases théoriques de l’approche politique du care

3.2 Approche maternaliste ou éducative

Les travaux de Gilligan ont inspiré certaines auteures féministes qui s’intéressent à l’éthique du care sous l’angle de la moralité féminine et qui continuent d’opposer l’éthique de la justice et l’éthique du care en prônant l’existence d’une moralité différente pour les femmes. Si les recherches menées par Carol Gilligan ont jeté les bases du care, les travaux de Nel Noddings, qui n’ont pas encore été traduits en français, sont demeurés marginaux. Ces travaux enferment le care dans une perspective maternaliste et naturaliste, c’est-à-dire qu’ils le considèrent en tant que qualité féminine naturelle. Chercheure issue du domaine de l’éducation, Noddings met en évidence les bénéfices d’une éthique du soin féminine désintéressée par opposition à une morale masculine marquée par une éthique de la justice (Noddings, 1984).

L’orientation adoptée par Noddings dans ses recherches s’ancre dans des dispositions éthiques propres au soin associées à des vertus féminines. Cette auteure soutient l’idée que la caring attitude se structure à partir de la relation mère-enfant, qui permet de comprendre la maternité en tant qu’expérience biologique et psychologique (Brugère, 2014). En résumé, la caring attitude défend une éthique naturelle des sentiments qui consiste à prendre soin des autres (Brugère, 2014; Martin, 2012).

Le care tel qu’il est conçu par Noddins a le mérite de revendiquer un monde de soin qui se soucie des personnes les plus vulnérables de la société et qui repose sur « une éthique de la non-violence » (Brugère, 2014, p. 12) s’opposant à toute forme de domination. Toutefois, cette orientation du care est fortement critiquée car elle fait des femmes, et uniquement de celles-ci, des êtres qui se consacrent à la relation et au souci des autres.

L’approche éducative et maternaliste, qui a été développée notamment par Nel Noddings, mais aussi par d’autres théoriciennes du care telles que Sarah Ruddick, se structure à partir de la relation mère-enfant; ces théoriciennes postulent une absence de réciprocité entre la personne dispensant le care et la personne recevant le care. Selon Tronto, cette relation de care a marqué l’imagination : « There is no such a thing as "Robinson Crusoe" care in which one person care for one’s other, and that is the end of the situation » (2013, p. 151-152). La notion de care qui est posée tant par Gilligan que par Noddings soulève un grand nombre de doutes et de critiques, car elle repose sur l’existence de caractéristiques féminines naturelles et stéréotypées (Havkivski, 2004). Une première critique envers ces visions du care tient au fait que, même si le travail de care est en grande majorité exercé par des femmes, aucune recherche empirique n’arrive à soutenir que les soins maternels ne peuvent être prodigués que par ces dernières et que les hommes sont incapables de care. Une deuxième critique avance que ces théories du care contribuent à la marginalisation et à l’exclusion des femmes en les confinant uniquement à la sphère privée. De façon plus précise, ces théories associent le concept de care à une éthique de la vulnérabilité qui s’oppose à une éthique de la justice. Pour plusieurs théoriciennes, l’attribution au care de valeurs telles que l’attention, la sollicitude et le souci d’autrui, qui sont associées uniquement

à la sphère privée féminine, a pour effet de renforcer les stéréotypes qui accentuent l’exclusion sociale des femmes. Les travaux de Noddings ont été critiqués pour leur essentialisme centré sur le genre et pour leur forte tendance à ignorer les facteurs sociaux de la division sexuée du travail et du travail moral (Garrau, 2013a). De plus, suivant Tronto (2013), cet essentialisme du care empêche la remise en question de sa reconnaissance symbolique ou salariale. La troisième critique réside dans le fait que, en essentialisant le care en tant que qualité féminine, les théoriciennes qui adhèrent à cette approche du care contribuent au sexisme et introduisent des biais qui alimentent le racisme et les inégalités entre les classes sociales.

De manière plus globale, on peut avancer que les théories du care de première génération ont marqué l’imaginaire; encore aujourd’hui, le care est perçu comme « un truc de bonnes femmes » ou comme « une nunucherie » (Garrau, 2013b, p. 32), et ce, même si les théories du care ont été renouvelées. C’est ainsi qu’a été qualifié le care en France en 2010 lorsque Martine Aubry, qui était alors secrétaire du Parti socialiste, a évoqué les théories du care dans le débat politique (Paperman, 2015; Garrau, 2013b). Devant cette critique, Garrau (2013b) mentionne qu’ironiquement, la réaction classique consistant à réduire le care à une affaire de femmes est précisément ce que Carol Gilligan a voulu analyser et, comme nous le montrerons, ce que Joan Tronto a encore plus dénoncé. En effet, Garrau (2013b) affirme que le fait de confiner le care à la sphère féminine revient par le fait même à endosser la division de genre des dispositions morales et du travail du care mis en évidence par ces deux auteures. D’autres critiques prétendent que le concept de care n’apporte rien de nouveau et qu’il ne ferait que nommer différemment des objets qui sont analysés sous d’autres vocables en France et en Europe en misant sur l’effet de légitimité produit par le recours à la terminologie anglo-saxonne (Garrau, 2013b). Cette critique a été adressée aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère universitaire et a ciblé à la fois la dimension morale et la dimension pratique du care. Dans l’espace public, on a fait valoir que le care en tant que valeur sociale n’était pas différent de l’idée de solidarité ou de l’institution de l’État social. Dans le champ universitaire, on a souligné que ce qui était analysé par certaines sociologues américaines

sous la perspective des pratiques de care avait depuis longtemps fait l’objet de réflexion féministe sous les angles du travail domestique et de travail de service (Fraisse, 2009). Les premiers travaux portant sur le care, c’est-à-dire les études qui s’inscrivent dans une approche psychologique et dans une approche maternaliste, sont critiqués en raison de la place qu’ils accordent aux sentiments et à l’attachement, divergeant ainsi de l’éthique de la justice et faisant du care une pratique issue uniquement de la sphère privée. Pour Paperman (2011), cette vision sentimentaliste est source de malentendus conduisant à une réception réservée du care. En effet, ces deux approches s’inscrivent à un niveau micro, pour reprendre ici l’analyse de Martin (2008), et ne permettent pas d’appréhender le care à un niveau macro, et ce, sous un angle éthique et politique.

Il s’avérait important de présenter ces deux premières approches du care qui en constituent les bases théoriques fondamentales. Dans la section qui suit, nous allons montrer que les théories du care peuvent aussi s’inscrire dans une approche politique qui est retenue dans la thèse et qui met de l’avant la dimension pratique du care.