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5. État des connaissances sur le bénévolat dans la lutte contre la maltraitance

5.6 Postulats théoriques des études recensées

Plusieurs études recensées ne s’appuient pas sur théories ou cadres théoriquesexplicites. Ces théories ou cadres théoriques sont posés précisément dans trois recherches menées au Québec. D’abord, l’étude de Beaulieu et al. (2018a) s’appuie sur le cadre du continuum de lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées du Ministère de la Famille (2016). Par ailleurs, Bédard-Lessard (2018) s’appuie sur la sociologie des professions de Champy

(2012) pour comprendre la professionnalisation de l’action bénévole dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées. Puis, la même année, Maillé (2018) s’appuie sur la sociologie de l’expérience de Dubet (1994) pour comprendre l’expérience d’accompagnement au sein des organismes sans but lucratif des personnes aînées en situation de maltraitance. À notre connaissance, aucune étude n’a mobilisé la théorie politique du care pour comprendre le bénévolat dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées, ce qui confère une pertinence scientifique à cette thèse.

Toutefois, si l’approche politique du care n’a pas été mobilisée dans les écrits sur le bénévolat dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées, les notions d’interdépendance et de reconnaissance y sont mobilisées de façon implicite, comme il en est question dans la prochaine section.

5.6.1 Interdépendance et reconnaissance dans les écrits spécifiques du bénévolat dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées

Étant donné que cette thèse cherche à comprendre en quoi l’action bénévole dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées est une pratique de care, nous avons analysé comment les écrits recensés donnent à comprendre les processus en jeu relevant des deux concepts centraux du care, à savoir l’interdépendance et la reconnaissance.

L’esprit de solidarité qui motive les bénévoles peut s’associer à cette volonté de « maintenir, [de] perpétuer et [de] réparer notre “monde” » (Tronto, 2009, p. 13). Dans le chapitre 2, nous avons mentionné que la reconnaissance constituait un élément central du care et que ce concept était fortement lié à la notion d’interdépendance. Certains écrits portant sur l’action bénévole chez les personnes aînées (Sévigny et Frappier, 2010) laissent voir l’existence d’un lien entre les notions d’interdépendance et de reconnaissance. Toutes ces notions font appel à un aller-retour entre soi et l’autre, c’est-à-dire entre les personnes aînées et les bénévoles. Ainsi, les personnes qui sont engagées dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées sont bien souvent motivées par un désir d’aider les autres, et ce, dans un esprit de solidarité et, par voie de conséquence, dans un esprit de responsabilité morale.

Étant donné que certaines études associent les bénévoles engagés dans la lutte contre la maltraitance aux pairs aidants (peer support), il importe de bien clarifier la notion même de pair aidant (Beaulieu, D’amours et Crevier, 2013). Une revue des définitions existantes nous a permis de retenir celle de Badger et Royse (2010), qui nous est apparue comme étant la plus complète parce qu’elle met l’accent sur la notion d’empathie expérientielle, c’est-à-dire sur une forme d’empathie qui est fondée sur une expérience commune entre la personne aidée et le pair aidant, laquelle, selon nous, s’inscrit dans l’optique d’interdépendance mise de l’avant dans le care :

Peer support [is] a type of social support that provides recipients with experiential empathy, may decrease isolation, increase knowledge about the illness/condition, as well as provide coping strategies and a sense of hope. (p. 301)

Cette définition est proche des motivations des bénévoles qui s’engagent dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées. Ils s’investissent parce qu’ils se sentent interpellés personnellement par la problématique, qu’ils sont eux-mêmes rendus à un âge relativement avancé et qu’ils ont parfois vécu une situation de maltraitance (Craig, 1994; Wolf et Pillemer, 1994).

Maintenant que la notion de pair aidant est clarifiée, penchons-nous sur ses effets. Le bénévolat dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées qui est effectué par des pairs aidants semble avoir des effets bénéfiques tant pour les bénévoles que pour les personnes aînées en situation de maltraitance qui en bénéficient (Stephens, Breheny et Mansvelt, 2015; Gillen, 1995; Burke Bradley et Hayes, 1986). Il y a quelque trente ans, Burke Bradley et Hayes faisaient état d’un programme dans lequel des personnes aînées âgées de 60 à 90 ans s’engageaient bénévolement auprès des personnes aînées qui subissaient de la maltraitance ou qui avaient été victimes d’actes criminels. Les bénévoles agissaient à titre de pairs-conseillers auprès des personnes aînées et animaient des activités de sensibilisation. Les auteurs observent plusieurs effets positifs de l’engagement chez ces personnes aînées bénévoles, soit un accroissement du bien-être personnel et du sentiment d’être utile, une meilleure connaissance de leur communauté et des services pour les

personnes aînées, une meilleure conscientisation sur la problématique de la maltraitance, un sentiment de fierté et d’accomplissement personnel, un fort sentiment de camaraderie et une bonne capacité à s’ouvrir aux autres. Les auteurs soulignent que le programme a eu des effets bénéfiques, tant pour les personnes aînées accompagnées, qui ont vu leur anxiété diminuer et leur prise sur leur environnement augmenter, que pour les bénévoles.

De même, un accroissement du sentiment d’efficacité personnelle a été observé lors de la mise en œuvre du Senior advocacy volunteer program, dans lequel des bénévoles aînés s’engagent dans la défense des droits de leurs pairs (Wolf et Pillemer, 1994). Les résultats de l’évaluation du programme montrent une amélioration des habiletés de communication et des relations interpersonnelles chez les bénévoles. Ainsi, nous pouvons affirmer que ce mouvement d’interdépendance et de réciprocité des bénévoles engagés dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées s’inscrit dans l’optique du bien vieillir (Beaulieu et al., 2014). Cette optique d’interdépendance agit à la faveur d’une forme d’éducation à la citoyenneté chez les personnes aînées. En effet, c’est grâce à cette dynamique d’échange et de réciprocité que la personne bénévole peut se sentir reconnue dans son engagement (Stephens, Breheny et Mansvelt, 2015). Toutefois, certains auteurs (Castonguay, Vézina et Sévigny, 2014; Chanial, 2010; Papadaniels, 2009) identifient le déni de reconnaissance dont peuvent faire l’objet les bénévoles dans tous les domaines confondus.

Les écrits sur le bénévolat des personnes aînées (Sellon, 2014; Hong et Morrow-Howell, 2013; Tang, Morrow-Howell et Hong, 2009), notamment ceux de Ulsperger et al. (2015), insistent sur l’importance de reconnaître l’apport de l’action bénévole. Cette reconnaissance peut prendre différentes formes, par exemple une compensation financière. Cependant, selon Tang et Morrow-Howell (2008), une compensation financière ne favorise pas nécessairement la fidélisation des bénévoles.

La reconnaissance concerne aussi la place accordée au bénévole dans le continuum de services dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées (Beaulieu et al., 2018a; 2018b; Beaulieu et al., 2014). En fait, le rôle du bénévole semble peu reconnu dans ce continuum. Dans un texte décrivant un programme où des aînés bénévoles jouent le rôle

de médiateurs dans des situations de conflit impliquant des personnes aînées, Craig (1994) dénonce le peu de reconnaissance des bénévoles par les autres acteurs du continuum de services. Comme le mentionnent d’autres écrits portant sur le bénévolat chez les personnes aînées (voir, par exemple, Castonguay, Vézina et Sévigny, 2014), ce manque de reconnaissance est attribuable à l’insuffisance des ressources humaines et financières qui fait en sorte que le programme de médiation bénévole est peu structuré (Craig, 1994). L’auteure dénonce le sous-financement de ce service de médiation et le danger d’instrumentalisation, pour ne pas dire d’exploitation, des bénévoles (Craig, 1994).