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Section 4.4 Les moteurs d'un processus

4.4.2 Quatre archétypes de moteurs de processus

Notre approche des moteurs s'inspire directement des recherches de Andrew Van de Ven et Scott Pool (Van de Ven and Poole, 1995) portant sur le changement. Ce travail repose sur une exploration théorique menée dans diverses disciplines. Leur revue de littérature, assistée dans un premier temps par ordinateur, portait sur une base de 200 000 articles puisés dans des revues traitant de psychologie, de sociologie, d'éducation, de gestion, d'économie, mais aussi de biologie, de médecine, de météorologie et de géographie. De cette base, 2000 résumés furent analysés et plus de 200 articles lus et annotés, ce qui mena les auteurs à identifier une vingtaine de théories explicatives du changement. A partir de cette base théorique, un travail de synthèse leur a permis d'identifier quatre archétypes de mécanismes génératifs du changement, servant de base à l'ensemble de ces théories. Nous proposons donc d'utiliser par la suite ces quatre archétypes, qu'il va nous falloir aménager à ce qui nous importe ici : décrire des mécanismes pouvant être utilisés pour rendre intelligible la dynamique des processus.

a ) Le moteur cycle de vie

Selon Van de Ven et Pool (1995), ce mode de développement est le plus souvent cité dans la littéra-ture. Selon les théories dites du cycle de vie , le changement est immanent, en ce sens que l'entité

qui se développe suit une logique, un programme qui régule le processus de changement. L'état fi-nal est connu d'avance, mais plus encore, les phases de l'évolution vers cet état fifi-nal sont également connues d'avance, ainsi que leur ordonnancement. Les événements extérieurs peuvent certes in-fluencer l'entité et son évolution, mais ils sont filtrés par ce programme, ou cette logique. Ils agissent comme des révélateurs des phases prévues par ce programme ou cette logique.

A titre d'exemple, nous reproduisons ci-après les phases de développement d'une communauté de pratique. Selon la théorie proposée par Etienne Wenger et ses collègues, les groupes humains qui partagent une même activité tendent à créer des communautés de pratique qui vont leur permettre de partager des apprentissages. Ces communautés se développent en passant par un certain nombre de phases qui sont connues d'avance.

Schéma 13: Les stades de développement d'une Communauté de Pratique (Wenger et al., 2002)

On comprend ce que de telles approches peuvent apporter en gestion. Elles sont souvent utilisées en management à des fins normatives, car elles ont un fort pouvoir prescriptif : il existe un enchaîne-ment logique des étapes. Le rôle du manager est alors de faciliter les étapes de croissance prévues

par le modèle, comme le jardinier favorise la croissance de ses plans de tomates qui, eux aussi, suivent un cycle de vie prescrit.

Ce que suggère de façon forte ce moteur, c'est qu'il existe dans un processus un enchaînement or-donnancé de séquences. Pour révéler un moteur de type cycle de vie, le chercheur devra donc repé-rer des régularités dans l'ordonnancement des séquences. L'existence d'un "programme immanent"

peut aussi être utile. Cette logique peut d'ailleurs être enfouie sur des niveaux micro d'analyse (on pense au code génétique de la cellule) comme elle peut venir d'un niveau plus macro (le cycle de formation d'un étudiant lui est imposé par les règles universitaires).

Enfin, pour décrire le mécanisme de fonctionnement de ce moteur, on va être obligé de faire appel à d'autres mécanismes, pouvant expliquer les raisons du passage d'une étape à l'autre. Il ne suffit pas en effet de savoir qu'il existe un séquençage typique pour expliquer comment on passe d'une étape à une autre. Si l'on devait prendre une analogie avec les sciences du vivant, on pourrait rappeler que l'existence d'un cycle de vie des organismes vivants s'accompagne de mécanismes expliquant les évolutions de ces organismes : réplications des cellules, spécialisation de certaines cellules, vieillis-sement cellulaire, etc. Cela suggère une idée que nous aurons l'occasion de développer plus loin : pour rendre un processus intelligible, il peut être important de repérer plusieurs moteurs.

b ) Le moteur évolutionniste

Autre emprunt aux sciences de la vie : la métaphore de l'évolution. Celle-ci est souvent utilisée en sciences sociales pour rendre compte des mécanismes du changement. En fait, il y a trois méca-nismes associés. D'une part, des variations se produisent au sein d'une population. Ces variations sont conservées ou rejetées via des mécanismes de sélection. Enfin, ces évolutions sélectionnées peuvent être conservées et reproduites, via des mécanismes de rétention. Nous employons ici le terme population au sens le plus abstrait possible. Il peut s'agir d'un ensemble d'individus, d'entre-prises, de communautés, de projets, d'objets, mais aussi de comportements, de savoirs, de compé-tences, etc. Nous dirions ici une population "d'ingrédients". Il y a bien entendu de nombreux raffi-nements possibles de ce genre de théories, selon que l'on se réfère par exemple à Darwin ou à Lamarck. Dans le premier cas (Darwinisme), les variations ne peuvent apparaître qu'à chaque nou-velle génération d'entités : nounou-velles entreprises, nouveaux produits, etc. Dans le deuxième cas (La-marckisme), les variations peuvent apparaître au sein d'une population, chaque entité pouvant muter afin de s'adapter à un nouvel environnement.

En économie, cette vision a été particulièrement prolifique depuis le début des années 1980, et a donné naissance au courant évolutionniste. A titre d'exemple d'une application de ces théories aux

processus de développement des organisations, on pourra rappeler les travaux portant sur la firme évolutionniste (Dosi et al., 1990). La population d'entités concernée est ici l'ensemble des routines de l'entreprise, c'est à dire le répertoire de ses compétences, de ses procédures, des habitudes qu'elle peut mobiliser pour faire face aux situations et vivre dans son environnement compétitif. En quelque sorte, il s'agit de son patrimoine génétique. Ce répertoire est propre à chaque entreprise et a été créé par apprentissage au cours du temps, en fonction des expériences passées vécues par l'orga-nisation. C'est grâce à ce répertoire que l'entreprise va pouvoir s'adapter aux conditions de son envi-ronnement, ce qui implique une idée fondamentale de l'évolutionnisme :la dépendance de sentier.

Les voies que l'on pourra emprunter demain dépendent d'un répertoire forgé par le passé. En ce sens, toutes les routes ne sont pas possibles. Face à une situation nouvelle, l'organisation va puiser dans son répertoire certaines routines ou compétences et les tester. Si elles permettent à l'organisa-tion d'être efficace, ces routines vont être conservées (sélecl'organisa-tion) et renforcées grâce à de nouveaux apprentissages (rétention). Une des limites de ces modèles (Coriat and Weinstein, 1995) est que la firme évolutionniste est vue principalement comme un assemblage cognitif, capable de créer et de sélectionner des routines, mais que sa construction sociale, l'existence en son seins de diverses com-munautés, de rapports de force, de tension, ne sont pas pris en compte. Nous reviendrons sur ce point dans la partie suivante en abordant en particulier le moteur dialectique.

Prenons l'exemple du processus de diffusion de l'utilisation d'internet dans une entreprise. Au dé-part, de leur propre initiative, quelques individus isolés installent un navigateur internet sur leur poste de travail (on suit ici l'ingrédient "équipement informatique" au niveau d'analyse des "indivi-dus"). Le temps passant, le management décide que la pratique de ces précurseurs est bonne (sélec-tion). Ils décident de la généraliser à l'ensemble du personnel et pérennise le navigateur internet (ré-tention). Le phénomène change donc de niveau dans l'échelle des masses : de quelques individus, il concerne désormais des centaines. Il concerne même l'organisation toute entière. Une variation ob-servée à un niveau micro s'est généralisée à un autre niveau, faisant ainsi "évoluer" l'ensemble de l'entreprise.

c ) Le moteur Dialectique

L'idée d'une tension entre diverses entités comme moteur du changement, ce qui semblait nous manquer dans l'évolutionnisme, est en revanche au coeur des moteurs dit dialectiques. Dans cette approche, on décrit unetensionentre au moins deux entités. Ce conflit peut être vecteur de stabilité lorsque les forces en présence s'accommodent et maintiennent leur rapport de force. Le statut quo

pourra être remis en cause soit par la victoire de l'une des forces, soit par la production d'une syn-thèse, c'est à dire d'une nouvelle entité englobant les forces contradictoires.

Le Marxisme, qui fait de la lutte des classes le moteur de l'histoire, se situe dans cette perspective.

On pourrait aussi citer comme exemple la vision dialectique de l'entreprise (Benson, 1977), qui d'ailleurs fait expressément référence à certains postulats de Karl Marx. Cette théorie repose sur quatre piliers : le principe de construction sociale (les institutions, telles que les entreprises, sont so-cialement construites par des individus), le principe de totalité (l'organisation est un assemblage complexe de constituants, ses frontières sont floues et elle est intimement liée à l'ensemble des constituants de la société), le principe de contradiction (les organisations sont le sièges de nom-breux conflits entre ses individus, ses constituants, et même son environnement) et le principe de Praxis (les membres des organisations peuvent prendre conscience de ces tensions et décider de re-construire leurs organisations, de modifier les tensions qui fondent leur quotidien). L'entreprise dia-lectique est donc vue comme le résultat d'un conflit permanent, qu'une Praxis tente de résoudre et de négocier quotidiennement. Une caractéristique (et peut-être une limite) de ce genre d'approche est de mettre le conflit au coeur du changement.

Rappelons aussi que le moteur dialectique peut très bien expliquer des moments du processus où, en apparence, il ne se passe rien : l'action est bloquée par un conflit, la situation s'enlise, diverses entités défendant leur position (une "guerre froide" est un bon exemple d'un processus stabilisé, ge-lé par un conflit).

d ) Le moteur téléologique

Le moteur téléologique repose sur une vision différente de la Praxis. Plutôt que la lutte, c'est au contraire l'existence d'un objectif commun, et la tentative d'atteindre cet objectif, qui est le principe génératif du mouvement. Le but, situé dans l'avenir, devient alors le moteur du processus. L'entité va donc devoir construire ses objectifs, mettre en oeuvre des actions pour tendre vers cet état final visé, contrôler son évolution réelle, et éventuellement modifier ses objectifs en fonction des appren-tissages réalisés entre temps. C'est ce cycle permanent, tiré par un objectif, qui explique alors le changement. Un processus influencé par un moteur téléologique est un processus qui s'explique par sa finalité.

Ce type d'approche est souvent utilisé dès lors que l'action est vue comme le moyen d'atteindre un but. La figure typique du processus téléologique est le "projet", qu'il soit personnel ou d'entreprise.

Parmi les caractéristiques canoniques du projet, il y a le fait que c'est une activité visant à "atteindre un but global en réponse à un besoin exprimé avec plus ou moins de clarté" (Midler, 1996). Cela ne

signifie pas que l'objectif ne pourra pas changer en cours de processus. Dans un processus d'innova-tion par exemple, la vision que l'on a de l'objectif visé peut évoluer en cours de processus, être re-mise en cause en fonction des apprentissages, des événements extérieurs, etc. Mais la définition, la redéfinition du but à atteindre, et le poids de cet ingrédient (la finalité) sur l'ensemble du processus reste essentiel.

Notons qu'en Sciences de Gestion, la question du moteur téléologique est centrale : en effet, il est difficile d'admettre, pour le praticien, que l'action collective est aveugle (sans moteur) ou qu'elle n'est que le fruit de luttes de pouvoirs (moteur dialectique). La question n'est donc pas seulement de savoir s'il y a un pilote dans l'avion, mais aussi de savoir où sont les commandes de pilotage (les in-grédients de ce moteur) et comment elles fonctionnent.

Section 4.5 Conclusion

L'encastrement de l'activité dans des structures sociales est une notion admise et est prise en compte dans de très nombreuses recherches. L'activité, et en particulier l'activité cognitive, est désormais analysée et comprise dans son rapport à un environnement particulier : les acteurs, dont les concep-teurs, sontsitués. Ils sont environnés d'outils, interagissent quotidiennement, et de façon réflexive, transforment de par leur activité leur environnement de conception. Ainsi, l'activité cognitive est in-extricable de l'environnement des concepteurs. Cet environnement peut être distribué : c'est le cas par exemple dans un groupe international développant de nouveaux objets. Dans ce cas, la cogni-tion elle même est distribuée entre diverses filières. Un des rôles de l'organisacogni-tion est alors de per-mettre aux concepteurs répartis dans le monde d'avoir une identité commune, de partager des res-sources qui leur permettront de faire converger leurs travaux

Mais dans le cas d'un processus collectif d'innovation, réparti entre plusieurs organisations, sur quelles ressources s'appuie cette cognition distribuée ?

De plus, il faut rappeler que dans le processus d'innovation collectif cet environnement n'est pas donné : il se construit et évolue. Si l'on observe un processus long, impliquant de nombreux acteurs individuels, organisationnels, institutionnels, on constate que l'environnement change dans le temps, que les situations portant les activités cognitives sont plurielles et changeantes. Pour com-prendre un processus collectif d'innovation, il nous faut donc décrire le rapport des concepteurs à un contexte large et changeant.

Selon des auteurs comme Pettigrew ou Grossetti, On peut définir plusieurs échelles d'analyse des phénomènes sociaux :

-une échelle verticale,qui lie les entités observées à un instant "t" entre elles : un designer est lié à d'autres designers, à des installations techniques, à des organisations, à des institutions, qui toutes participent au phénomène analysé.

-une échelle horizontale,ou "de temps", qui s'intéresse aux interconnexions temporelles entre les phénomènes : le phénomène observé à un instant "t" est lié à son passé, à des séquences de temps antérieures, à d'autres événements, ce qui permet de définir une durée.

Michel Grossetti parle même d'une échelle de généralités, qu'il définit comme une sphère particu-lière, ayant des coordonnées en masse (échelle verticale) et en temps (échelle horizontale).La no-tion d'échelle verticale de Pettigrew réunit à la fois les échelles de masse et de généralité de

Grossetti: sur un niveau vertical, on trouve diverses sphères (donc des niveaux de généralités), tels que des entreprises, des réseaux, des individus, liés en plus ou moins grand nombre (échelle de masse) entre eux.

Au cours du processus, une entité sociale est en tension entre sa dépendance et son autonomie par rapport aux autres entités sociales. Cette dépendance peut être qualifiée d'encastrement (ou de couplage), et son autonomie est le résultat de son découplage. Découplage et encastrement des en-tités sociales sont en évolution perpétuelle dans le cours d'un processus

A partir de ces deux échelles d'analyse (verticale et horizontale) on va pouvoir replacer un proces-sus (comme un procesproces-sus collectif d'innovation par exemple) dans un contexte riche. Mais tout ne fait pas sens dans ce contexte. Certains éléments sont plus prégnants que d'autres, sont subis et ou utilisés comme ressource dans le cours du processus. Nous nommons ces éléments prégnants tirés du contexte des ingrédients.

Pour en revenir à notre objet de recherche - le développement temporel d'un processus collectif d'innovation - nous savons désormais "ce qui change" : ce sont les ingrédients et leurs assemblages, plus ou moins couplés, plus ou moins encastrés, pour reprendre les termes de Grossetti. Mais com-ment rendre compte de ces changecom-ments ? La notion de "moteur", empruntée à la littérature sur le changement, nous offre des outils décrivant des mécanismes génératifs des changements.

Les théories de processus collectifs d'innovation (SAR, MIRP, CK) abordées dans le chapitre 2 donnent diverses explications aux mécanismes responsables de l'évolution au cours du processus.

Dans le tableau suivant, nous comparons ces principes de changement avec les archétypes de mo-teurs de processus définis par Van de Ven et Pool (1995).

Tableau 4: Les moteurs dans les théories de processus d'innovation (interprétation selon l'auteur)

Théories Principes génératifs du changement Moteur(s) correspondant MIRP Le changement est enregistré (codage des

événements) mais n'est pas explicité dans cette théorie. Le processus passe cependant par trois phases successives (initiation / déve-loppement / implémentation).

La réalisation d'un séquençage imma-nent, commun à tous les processus d'une même catégorie, émergeant du chaos et du foisonnement initial, peut être associé à un moteur de type

"cycle de vie".

SAR Le changement est produit par des efforts de traduction et d'enrôlement. Les traductions réalisées sont souvent le fruit de contro-verses, ou des actants tentent de négocier, de

"courber l'espace autour d'eux", de créer des visions du monde intégrant (par inscription) les visions des uns et des autres.

Puis, des réseaux courts s'étendent, se struc-turent, s'allongent, permettant de reproduire ici et là les artefacts et les inscriptions.

La controverse, le fait d'opposer dif-férentes visions de la réalité, agit comme un moteur dialectique sur le processus.

Lorsque le réseau s'élargit, que la connaissance locale s'étend, se distri-bue et est acceptée par un nombre grandissant d'alliés, on peut voir un moteur évolutionniste en marche : un changement a été sélectionné puis est retenu par un ensemble plus large.

CK Le changement est le fruit d'un processus col-lectif de conception. Ce processus est en par-tie dirigé : on vise à explorer un champs de conception, des questions de recherche sont créées, etc. La conception permet de guider la création des connaissances, et l'expansion des concepts tend à converger vers la réalisation d'artefacts.

Le processus de conception est guidé par des concepts nouveaux. Durant le processus, les concepts doivent par-fois être revus, de nouveaux espaces de conception peuvent être néces-saire. L'existence de finalités (les concepts), même si elles peuvent être provisoires, nous montre qu'un mo-teur téléologique explique en partie le changement dans ce processus.

Selon la perspective théorique choisie, on peut voir des principes génératifs du changement diffé-rents s'appliquer. Il est donc possible d'utiliser les notions de moteurs pour rendre compte du déve-loppement temporel d'un processus d'innovation.

Nous voyons ici en quoi les concepts tirés des analyses de processus peuvent nous aider à mieux définir le développement temporel du processus collectif d'innovation. Le versant social du sus peut être décrit comme un assemblage d'ingrédients, qui sont sollicités dans le cours du proces-sus. Cet assemblage change dans le temps, sous l'effet de divers principes génératifs. Les ingré-dients sont plus ou moins couplés entre eux.

Il est donc temps de "reconstruire le puzzle", en rapprochant les trois piliers abordés dans les cha-pitres précédents.

Chapitre 5. Cadre conceptuel et