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Section 4.1 L'activité et son contexte

4.1.1 L'encastrement de l'activité économique

La notion de « embededness », que l'on traduit en Français par « encastrement », a été popularisée par Mak Granovetter dans un article fondateur, « Economic Action and Social Structure : the pro-blem of Embeddedness » (Granovetter, 1985). Selon cet auteur, les visions de l'action économique classiques sont sous-socialisées. Par exemple, la notion de marché économique pur fait l'hypothèse d'acteurs isolés se livrant à une compétition libre, ou comme le dit Adam Smith «social atomiza-tion is prerequisite to prefect competiatomiza-tion ». A l'opposé, une vision sociologique classique serait quant à elle sur-socialisée, les acteurs se contentant de reproduire des modèles sociaux qu'ils au-raient intégrés. Granovetter propose donc la notion d'encastrement. Les acteurs peuvent se livrer, dans certains cas, à des comportements dictés par les lois du marché (en particulier l'opportunisme, la recherche de profit), mais ils agiraient aussi selon leur appartenance à des structures sociales concrètes. Les marchés ne sont pas parfaitement fluides : les acteurs préfèrent généralement faire des transactions avec des individus dont ils connaissent la réputation, cette réputation étant liée au passé, à l'encastrement de l'activité économique dans des structures sociales.

L'existence de cet encastrement de l'activité dans les structures sociales peut aussi se voir au sein même des firmes. Bien souvent, l'existence de relations inter-personnelles entre des employés per-met de résoudre localement des problèmes spécifiques, sans recours aux procédures habituelles, ou à la hiérarchie. D'où l'importance, pour comprendre par exemple les échanges entre organisations, de connaître quelle est la structure des réseaux inter-individuels unissant les acteurs économiques.

Le concept d'encastrement nous invite donc à aller voir au-delà des transactions économiques pour analyser des phénomènes. En particulier, il nous faut prendre en compte la structure des relations inter-individuelles sous-jacentes à l'activité, structure qui s'est construite dans le passé. Un exemple de l'importance de l'encastrement peut être tiré de MEMORY : A l'origine du consortium, il y a Hector, dirigeant de STARTER et Nikita, directeur du LABO. Ces deux organisations sont membres de MEMORY. Il y a de multiples raisons rationnelles pouvant expliquer que cette PME et ce laboratoire aient choisi de coopérer. Mais parmi ces raisons, il est difficile d'ignorer que Hector et Nikita se connaissent depuis 1998 et qu'ils sont restés depuis en contact régulier ...

Mais l'encastrement de l'activité ne se limite pas à sa relation aux structures sociales. Selon Dimag-gio et Zukin (in Huault, 1998), on pourrait en fait décrire quatre types d'encastrements :

➢ l'encastrement cognitif fait référence à la notion de rationalité limitée décrite par Herbert Simon, qui montre que les individus ne prennent des décisions rationnelles qu'en fonction d'un certain nombre de limites, liées à l'état de leurs connaissances, au contexte de la décision, etc.

➢ l'encastrement politique prend en compte la dimension politique des décisions, c'est à dire l'existence de rapports de force ou d'influence entre les acteurs, rapports qui peuvent faire prendre des décisions en apparence non rationnelles.

➢ l'encastrement culturel, quant à lui, souligne que non seulement les processus économiques se déroulent dans des contextes culturels précis (il existe des lois, écrites ou non, des règles), mais que les décisions sont également liées aux valeurs individuelles qui peuvent être très diverses se-lon les situations, les moments, et les individus eux-mêmes.

➢ enfin, l'encastrement structurel fait plus référence à ce dont parle Granovetter, c'est à dire que les transactions économiques se situent dans une structure relativement durable et concrète de re-lations sociales.

Brian Uzzi (Uzzi, 1997) a mobilisé le concept d'encastrement pour analyser des réseaux inter-orga-nisationnels (dans le domaine de la confection), ce qui nous rapproche de notre propre objet d'étude.

Il a ainsi identifié deux types de lien unissant les acteurs. Des liens indépendants (arm's length ties) et des liens encastrés (embedded ties). Les premiers sont basés sur des choix rationnels (délais, coûts), allant vers des partenaires occasionnels, les deuxièmes sont liés à l'existence de liens de confiance entre les dirigeants des entreprises de ce secteur. L'article de Uzzi montre que les liens in-ter-organisationnels forts sont souvent liés à l'existence de liens interindividuels. Dans certains cas, cet encastrement des réseaux d'entreprises dans le réseau social des entrepreneurs est bénéfique (ba-sé sur la confiance, il permet d'économiser du temps, il limite les risques liés à des investissements, etc.). Dans d'autre cas, il peut être un danger, en limitant la capacité d'adaptation des organisations, qui deviennent moins sensibles aux changements dans l'environnement, à l'apparition d'opportuni-tés, etc. Cela nous montre bien que l'encastrement, le lien entre activité et son arrière plan social, est un lien ambivalent.

Notons que, plus près de nous, Alain Caillé (Caillé, 1993) évoque les notions d'encastrement par d'autres termes, en particulier en proposant la notion de «contextualisation». En effet, ces divers niveaux d'encastrement nous montrent toute la richesse potentielle qui se cache dans ces contextes, dans lesquels les activités économiques se déroulent.

4.1.2 L'action située

Les auteurs que nous venons de citer insistent sur le fait que l'action économique est située dans une structure sociale, cognitive, politique et culturelle, et que cette structure a un certain niveau de sta-bilité. Elle constitue, d'une certaine façon, un « théâtre », dans lequel l'action se déroulerait. Le cou-rant sociologique qualifié d'ethnométhodologie va plus loin, en insistant sur le fait que l'action et son contexte sont indissociables. L'axiome ethnométhodologique définit le contexte comme « un environnement localement et socialement organisé d'actions concertées dont l'intelligibilité des élé-ments et leur pertinence en rapport avec le projet des membres sont construites par eux au cours de leurs actions et révélées dans leurs récits» (Lexique Ethnométodologique). Dans cette vision, le contexte ne peut pas être détaché de l'action. Contextes et actions sont construits par les acteurs.

Une notion fondamentale permet de comprendre ce lien : l'indexicalité (Garfinkel, 1984). L'indexi-calité indique qu'un mot, une attitude, une action ne peut être comprise que dans son contexte. L'ac-tion n'a de sens qu'en rapport à un contexte, et le contexte n'est révélé que par l'acL'ac-tion, les mots, les attitudes des acteurs. Dans cette approche, analyser le contexte a autant d'importance qu'analyser l'action pour comprendre une situation en sciences sociales (Mercier et Oiry 2010). C'est ce que l'on nomme le courant de l'action située, « the activity of persons-acting in setting » (Lave, 1988).

C'est à ce courant que l'on doit en particulier les travaux sur les communautés de pratique, souvent utilisés en gestion (Lave &Wenger,1991), et qui tentent de comprendre comment des individus, en-gagés dans une même pratique, et donc créant et partageant au quotidien un même contexte de tra-vail, parviennent à créer et à partager des connaissances.

La nature située de l'activité est une notion qui a également été utilisée pour décrire les activités cognitives, qui nous intéressent plus particulièrement ici : il y a en effet une dimension cognitive essentielle dans un processus collectif d'innovation. Les concepteurs imaginent des concepts, cherc-hent à les expanser, ils acquièrent des connaissances, ils tentent de donner un statut à leurs concepts. Bref, ils raisonnent. Comme l'a montré Suchman (Suchman, 1987), l'activité cognitive de l'agent est dépendante de l'environnement de celui-ci : l'agencement social, les plans de travail, les conditions matérielles constituent une ressource pour les agents. Le raisonnement de l'agent est ain-si inextricablement lié à ce qui fait son environnement de cognition. C'est en s'appuyant sur la litté-rature de la cognition située que Kazakci (2007) a proposé d'enrichir la théorie CK de la conception en proposant d'ajouter un espace spécifique (E) pour prendre en compte cet environnement de conception, environnement "situé" des concepteurs participant au processus.

Que se passe-t-il lorsque les designers ne partagent pas un seul et même environnement de concep-tion, quant ils sont par exemple répartis aux quatre coins du monde comme dans un PCI ? Wanda Orlikowski (Orlikowski, 2002), en étudiant comment des individus répartis dans une organisation High Tech et internationale parvenaient à développer de nouveaux produits, a conclu que la compé-tence pour développer des produits nouveaux était elle même distribuée :

"[...] the competence to do global product development is both collective and distributed, grounded in the everyday practices of organizational members."

Cela l'amène à mobiliser la notion decognition distribuée.Cette cognition distribuée, selon ses ob-servations empiriques, s'appuie en particulier sur le développement d'une identité commune construite par tous les concepteurs de l'organisation. Que l'on soit un ingénieur aux Etats Unis, dé-veloppeur au Japon, sociologue des usages en France, on est un membre de l'entreprise Kapa : on en connaît les codes, la culture, on utilise des outils communs.

Pourtant, dans le cas d'un projet collaboratif européen, par exemple, des expériences sont menées dans un laboratoire en Italie, des objets sont assemblées chez un industriel en Allemagne, des rap-ports sont écrits dans un bureau d'études en France, sans qu'aucune organisation durable et pérenne ne permette de construire une telle identité commune. Dans ce cas, si cognition située il y a, elle s'appuie sur d'autres ressources que l'existence d'une identité commune, portée par une seule et même entreprise.

De plus, l'action ou la cognition située, si elle s'intéresse bien au rapport de l'action à son contexte, ne prête pas une attention spécifique à l'évolution, et aux modifications structurelles du contexte dans le temps. Or, un processus collectif d'innovation peut être long : le contexte de l'action peut su-bir dans le temps des modifications très importantes, dont il faut savoir rendre compte, parce qu'elles influent sur le cours du processus.