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Une recherche Exploratoire hybride

Section 6.3 Construction d'une extériorité

Afin de construire cette extériorité, et donc d'objectiver notre terrain, d'en faire un objet d'étonne-ment, de questionnement puis d'étude, il nous a fallu construire peu à peu une position extérieure à MEMORY, sortir de notre position de simple praticien. Cette extériorité a pu se construire sur les trois piliers suivants : l'ancrage académique, l'exploration théorique et la mise en place d'un disposi-tif de collecte de données, points que nous allons détailler par la suite.

6.3.1 L'ancrage académique

L'ancrage dans un Laboratoire de Recherche, en l'occurrence le Laboratoire d'Economie et de So-ciologie du Travail (LEST) a bien entendu été un facteur décisif pour acquérir le recul nécessaire par rapport à notre statut de praticien. Participer à la vie d'un laboratoire tel que le LEST, c'est avoir la possibilité de devenir aussi un apprenti chercheur, et donc d'y côtoyer d'autres doctorants, des chercheurs expérimentés, d'être en rapport avec toute l'infra-structure administrative de soutien à la recherche (en particulier les services de documentation scientifique). C'est aussi multiplier les occa-sion de soumettre son travail au regard critique d'autres scientifiques, d'en valider régulièrement la progression, d'avoir des validations (positives ou négatives) sur l'avancée de notre processus de re-cherche. Nous avons ainsi pu présenter divers rapports d'avancement de notre recherche dans le cadre des séminaires organisés par le LEST, comme par exemple le séminaire ECI (consacré à l'étude des processus en Sciences Sociales) auquel nous avons pu participer très régulièrement du-rant ces trois années de doctorat. Il est évident que notre réflexion sur le processus d'innovation n'aurait pas été possible si nous n'étions pas devenu un "insider" de ce groupe académique de travail.

Notre ancrage académique s'est aussi renforcé en s'étendant au delà des frontières même du LEST.

D'abord grâce à l'organisation de deux séminaires doctoraux, obligatoires dans notre laboratoire, qui ont été l'occasion d'inviter des chercheurs extérieurs (Benoit Weil, Di Ruzza) à commenter et discu-ter nos travaux. Nous avons aussi pu présendiscu-ter l'avancée de notre recherche et la soumettre à la controverse du milieu académique, en participant à diverses conférences où nous avons présenté des papiers basés sur nos travaux en cours : le séminaire doctoral de l'AIMS en 2006, ou la Confé-rence du PESOR sur les Pôles de Compétitivité en 2007, ont été des moments décisifs dans notre processus. Rétrospectivement, nous constatons que ce sont autant les critiques que les

encourage-ments reçus en ces occasion, lors de la révision de nos articles ou lors de la présentation de nos pa-piers, qui nous ont permis de faire avancer notre réflexion, de prendre du recul sur notre objet de re-cherche, vers lequel nous revenions le plus souvent avec de nouvelles questions, de nouvelles hypothèse, de nouvelles lectures. C'est ainsi qu'en 2006 par exemple, Benoit Weil nous déclarait :

"ce que vous décrivez-là est intéressant, mais il me semble que vous essayer d'attraper ce phéno-mène avec des gants de boxe". Derrière son humour, c'est la pertinence de cette remarque qui nous a poussé à nous construire un cadre théorique d'analyse robuste pour dépasser l'analyse purement descriptive de MEMORY, en nous plongeant, par exemple, dans la théorie CK de la Conception.

Ceci nous permet d'introduire le deuxième pilier de la construction d'une extériorité par rapport au terrain : l'exploration théorique.

6.3.2 L'exploration théorique

Nous avons mené pendant 18 mois une recherche suivant une démarche dite d'exploration hybride (Charreire and Durieux, 2003). "L'hybridation" en question est celle qui associe une exploration théorique, basée sur la littérature, à une exploration empirique, basée sur l'exploration d'un terrain selon une démarche de recherche qualitative. Nous décrivons ci-dessous les caractéristiques de cette exploration, faite d'allers-retours constants entre théorie et observations empiriques.

Rappelons que la connaissance de l'Etat de l'Art n'est pas toujours un pré-requis absolu dans la re-cherche en sciences sociales, en particulier dans les rere-cherches terrain. Par exemple, les tenants des méthodes dites des "Théories Enracinées" (Strauss et Corbin) insistent régulièrement sur l'impor-tance de ne pas avoir de schémas préconçus ou de théories par défaut lorsque l'on aborde un terrain.

Bien entendu, cette "Tabula Rasa" du chercheur n'est que théorique : chacun découvre un terrain avec son propre passé, ses connaissances, sesa priori, ses préférences méthodologiques. Cette re-commandation doit être prise plutôt comme une injonction à garder ouvertes le plus longtemps pos-sible un certain nombre d'hypothèses, afin d'aborder le terrain dans toute sa richesse et son ambiguï-té, de ne pas y plaquer une réalité mentale, des concepts tous prêts, qui nous feraient passer à côté de certains aspects pertinents de la réalité.

Le Chercheur/Acteur, lui, n'est pas dans cette situation : le plus souvent, il ne découvre pas le ter-rain au début de sa recherche. Au contraire, il le connaît souvent de façon intime depuis longtemps avant de l'aborder sous un angle différent, dans le cadre d'un projet de recherche. Il n'a donc pas ce privilège de "l'oeil neuf", celui du scientifique qui découvre une situation extérieure et nouvelle pour lui. D'une certaine façon,il n'est plus "étonné" par le monde qui l'entoure. Il en a intégré

les contradictions, qu'il considère comme des propriétés de son environnement, des difficultés connues, inhérentes à son métier. Pour renouveler son regard sur ce qui l'entoure et retrouver une faculté à s'étonner de ce qu'il connaît, la découverte de cadres théoriques nouveaux est souvent né-cessaire. C'est donc là le premier rôle des cadres théoriques pour le Chercheur / Acteur : parvenir à renouveler son cadre d'analyse, ses concepts, lui permettre d'avoir un nouveau regard sur sa pratique.

Pour donner un exemple de ce rôle des cadres théoriques dans la construction d'une extériorité intel-lectuelle du Chercheur / Acteur par rapport à son terrain, donnons un exemple puisé de notre propre exploration de MEMORY.

Nous sommes en Janvier 2006, et nous discutons avec Hector des difficultés qu'il a rencontré pour mettre au point leProcess Flow, un document devant décrire dans le détail toutes les étapes de fa-brication par lesquelles les plaquettes de silicium devront passer afin d'être produites selon les spé-cifications du projet. Ce Process Flowest d'autant plus nécessaire que les étapes de fabrication ne sont pas réalisées en un seul et même endroit, mais réparties entres plusieurs partenaires du projet.

Hector a passé des mois à interagir avec les différents chefs de projet avant de mettre au point ce document et il m'explique ses difficultés (extrait d'un entretien enregistré avec Hector le 27 Janvier 2006) :

"Dans le projet on n'a pas les spécialistes de chaque domaine. On a quelqu'un qui parle pour les spécialistes. Par exemple TRON, pour le dépôt de couches minces, c'est pas la personne qui impose le dépôt de couche qui nous dit ce qu'il faudra faire. C'est la personne qui intervient dans le projet qui nous dit cela pour quelqu'un d'autre. On a plein de couches intermédiaires qui sont les responsables de projet, qui brouillent un peu le message et ont une compréhension partielle, et en plus, moi même je brouille à mon tour. C'est assez compliqué."

Pour mieux comprendre ce que Hector nous explique, nous décidons de faire avec lui, sur papier libre, un sociogramme des individus impliqués dans la rédaction de ce Process Flow, en ciblant sur le problème qu'il évoque ici. Nous mobilisons doncles théories relatives aux réseaux sociaux, ce qui va nous donner une image nouvelle pour nous du problème exprimé par Hector.

Schéma 14: Sociogramme du problème de communication pour réaliser le Process Flow de MEMORY

a) ?

b) ? Hector

Fatima Natalia

Expert

Spécialiste 3 Spécialiste 1

Spécialiste 2 Scientifique

TRON

K. INSTITUT STARTER

MEMORY

Ce sociogramme nous montre que la difficulté rencontrée par Hector est en partie liée à la structure sociale du projet MEMORY. Les personnes qui interagissent dans ce projet sont les chefs de projets de chaque organisation (Il sont en haut du schéma dans un même cercle : Fatima, Natalia et Hec-tor). Mais les personnes qui vont intervenir dans le projet (Scientifique de TRON, Spécialistes 1 et 2 d'un côté, et Expert et Spécialiste 3 de l'autre), ne sont pas directement connectés entre eux. Les scientifiques et ingénieurs de TRON n'interagissent pas directement avec ceux du K. INSTITUT (segments a) et b) sont en pointillés et ne correspondent pas à un lien social). La difficulté d'Hector, c'est qu'il essaie de rendre compatibles les besoins du Spécialiste 1 avec ceux du Spécialiste 3, ces deux spécialiste étant séparés, dans le socio-gramme du projet, par au moins 5 liens interpersonnels.

On comprend mieux qu'un tel travail prenne du temps, et que les informations transmises via autant de canaux finissent par être filtrées et déformées...

Grâce à ce cadre théorique, nous avons un nouveau regard sur MEMORY. Nous commençons à nous intéresser à l'ensemble des individus qui vont participer au projet, aux connections qui pour-raient exister entre les uns et les autres, à l'existence possible de trous structuraux (représentés plus haut par le segment "a") qui pourraient contraindre la coordination de ce consortium par exemple.

Nous réalisons à quel point la "structure sociale" du projet MEMORY est un élément contingent qui

va agir continuellement sur les résultats du projet. Ceci est un exemple de l'apport théorique sur le renouvellement de la vision que le chercheur / acteur peut avoir de son terrain.

Le dialogue entre exploration empirique et observation théorique a été constant au cours de cette re-cherche. Notons que ce dialogue a fonctionné dans les deux sens, pouvant aussi, contrairement à l'exemple donné ci-dessus, aller du terrain vers la littérature. Par exemple, nous nous sommes pen-chés sur la thématique des "communautés" après qu'Hector nous aie fait remarquer que "la commu-nauté du magnétisme est une commucommu-nauté à part. Habituellement, on a peu de lien avec le sili-cium". Qu'entendait-il par "communauté du magnétisme" ? Etait-ce un monde à part, étanche aux autres ? C'est pour tenter d'éclaircir cela que nous avons alors exploré la littérature portant sur les communautés de pratique et les communautés épistémiques et leur rapport à l'innovation.

La première partie consacrée à la revue de l'Etat de l'Art est une tentative pour mettre en forme et organiser la littérature que nous avons utilisé lors de cette exploration. Dans la réalité, elle a été dé-couverte de façon moins organisée, plus contingente, en fonction des questions que nous posaient nos observations ou des conseils de lecture venus du monde académique ou de nos collègues docto-rants et chercheurs.