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processus collectif d'innovation

Section 2.2 La Sociologie de l'Acteur-Réseau (SAR)

2.2.6 Quels enseignements pour le pilotage de l'innovation ?

L'innovation est un thème central pour la SAR : une innovation implique des controverses pour concevoir un objet nouveau, une suite de traductions pour modifier les savoirs et enrôler de veaux actants, une transformation du réseau socio-technique, l'inscription et la circulation de nou-velles connaissances dans ce réseau, la mobilisation des collectifs, etc. Bref, elle permet de mobili-ser quasiment l'ensemble des concepts développés que nous venons d'expomobili-ser.

La contribution de la SAR à la compréhension de ce qu'est l'innovation a permis à M. Akrich, M.

Callon et B. Latour (1988, 1 et 2) de proposer un ensemble de recommandations pour les innova-teurs dans une série d'articles intitulés « A Quoi Tient le Succès des Innovations ? ». Nous tentons ci-dessous de reprendre les grandes lignes de cette réflexion.

a ) L'Art de l'Intéressement

Dans un premier article (AKRICH et Ali 1988 1), les auteurs insistent sur l'intérêt de leur démarche par rapport à d'autres études de l'innovation, menées souvent rétrospectivement. L'analyse

socio-technique permet au contraire d'observer l'innovation en marche et de restaurer toute l'ambiguïté et la complexité d'un tel processus. C'est un « méli-mélo » d'une multitude de décisions. De ce fait, on peut dans un premier temps mettre en cause un certain nombre d'idées préconçues sur les facteurs clefs de succès des innovations :

➢ Les innovations qui sont adoptées ne sont pas toujours celles qui permettent des économies de coûts. En fait, une invention est adoptée si elle trouve un environnement favorable à son adoption.

Dans de nombreux cas, les coûts réels directs et indirects d'une nouvelle technologie peuvent dé-passer ceux d'une autre technologie, plus ancienne, qu'elle finit pourtant par remplacer.

➢ Les innovations qui réussissent ne suivent pas nécessairement un besoin exprimé par le marché.

Comment le pourrait-elle d'ailleurs, puisque bien souvent elle vient bouleverser les règles existant sur ces marchés ? Et puisque l'état futur du monde est difficilement prévisible ?

➢ Pour réussir une innovation, il ne suffit pas d'avoir un bon rapport avec les clients. Car les clients sont multiples et changeants, et qu'il est difficile de décider à coup sûr ce qu'ils voudront demain.

➢ Le succès d'une innovation n'est pas toujours lié à la faisabilité apparente d'un projet : tout objet en cours de conception est au coeur de controverses techniques. La faisabilité exprimée par les uns n'a donc qu'une valeur relative et pose la question suivante : qui doit-on croire ?

La plupart des facteurs clefs de succès habituels, que cet article tend à contredire, sont en fait fon-dés sur le «modèle de diffusion » des innovations. L'idée est qu'une bonne innovation, permettant de faire des économies, répondant à un besoin sur le marché, développée en prenant en compte les besoins des utilisateurs, ne va pas manquer de se diffuser sur le marché. Les auteurs y opposent leur

«modèle de l'intéressement». En fait, ce qui importe pour améliorer les chances de succès d'une in-novation, c'est de trouver des alliés, d'enrôler des forces autour du concept défendu. Et pour ce faire, on doit inscrire dans le concept des attributs qui vont pouvoir intéresser ces mêmes alliés. Les choix technologiques en amont ont une influence sur la faculté de l'objet à intéresser des alliés, d'où l'importance de réaliser une analyse socio-technique a priori (Que fera l'objet ? Qui va l'utiliser ? Comment va-t-il s'insérer dans une pratique ? etc.).

b ) L'Art de choisir les bons porte-paroles

Dans un deuxième article (AKRICH et Ali 1988 2), les auteurs présentent leur vision du processus d'innovation : celui-ci devrait être tourbillonnaire, plutôt que linéaire. Les processus linéaires, fonctionnant par une succession ordonnée de phases, sont ainsi critiqués. Selon eux, les projets

li-néaires (par exemple, une phase de recherche, une phase de conception, de développement d'un pro-totype, d'industrialisation) favorisent la cristallisation au cours du temps sur des concepts anciens et la complexification des objets, le concept initial n'étant plus jamais remis en cause. Le cas de la conception du premier Macintosh par Steve Jobs fournit ici un contre exemple, celui d'un projet tourbillonnaire, l'ordinateur ayant été conçu parallèlement à la future chaîne de fabrication de cet ordinateur. Dans le modèle tourbillonnaire, diverses phases peuvent ainsi être menées de front, et les retours en arrière doivent rester possibles.

« L'innovation part de n'importe où. Les scientifiques et les ingénieurs n'ont pas le monopole de l'imagination. [...] Puis de projet mal conçu et grossier, de programme encore flou, elle se transforme progressivement, à travers une série d'épreuves et d'expérimentations qui la confrontent aux savoirs théoriques, aux savoir-faire ou aux utilisateurs, en un dispositif capable d'intéresser. Le célèbre modèle linéaire, par lequel sont distinguées des étapes successives dont l'ordre chronologique ne peut être bouleversé, est le plus mal adapté qui soit pour rendre compte de ce mouvement erratique. Nous proposons de lui substituer le modèle tourbillonnaire qui permet de suivre les multiples négociations socio-techniques qui donnent forme à l'innovation. »(Ibid).

Ainsi, à la faveur d'épreuves et de révisions, l'innovation va agréger de nouveaux alliés. La ques-tion, centrale, que pose cet article est de savoir comment l'on doit choisir ces alliés. Les auteurs nous proposent alors de revisiter le mythe de Thomas Edison, souvent présenté comme l'inventeur génial et solitaire, entre autre, de l'ampoule électrique. Pourtant, une étude historique approfondie nous montre bien autre chose. Le génie d'Edison, c'est d'intéresser à son projet des individus qui re-présentent divers mondes, divers groupes pertinents pour son invention à venir : théoriciens, finan-ciers, politiques, journalistes, et de solidifier le lien qu'il a avec ces alliés en créant un laboratoire spécifique, le MENLO PARK. Tous ces « Porte-paroles » peuvent alors faire entendre la voix des réseaux auxquels ils appartiennent. L'ampoule électrique, son concept, naît dans la rencontre entre divers porte-paroles. Il est issu d'une série de traductions qui permettent de prendre en compte les intérêts des uns et des autres. MENLO PARK est un microcosme qui reflète en partie le macro-cosme dont il est issu. Pourquoi ? Parce que Thomas Edison a su analyser le monde alentour, ce que serait l'impact de l'électricité dans un tel monde, et partant de cette connaissance, il a surecruter les porte-paroles de ce monde en transformation.

Deuxième coup de génie : le choix de la controverse. Plusieurs scientifiques se penchent alors sur la question d'une ampoule à incandescence. Edison pense que le problème principal, c'est d'avoir un filament de faible section. Il organise donc la controverse scientifique dans son laboratoire autour

de cette question principale. Les faits lui donnent raison. Une fois obtenu un filament à section faible, on peut l'amener à incandescence avec une faible quantité d'électricité, ce qui ouvre de nom-breuses possibilités à son invention. En fait, grâce à l'intervention des porte-paroles qui l'entourent, il a traduit un problème commercial en question de recherche. La formulation des questions est donc essentielle.

La conclusion de la SAR sur cette question, est que les innovateurs ne sont pas des gestionnaires de l'innovation, mais des gestionnaires du processus d'accusation ou autrement dit, des organisa-teurs de processusde controverse. Les accusations qui se portent sur un projet ou un concept sont, pour l'innovateur, des hypothèses qu'il faut prendre en compte. Elles reflètent la vision de certaines personnes. Si ces accusations émanent de porte-paroles en qui l'innovateur a confiance, il doit opé-rer des traductions pour intégopé-rer ces accusations, modifier éventuellement ses alliances, transformer son réseau socio-technique.

2.2.7 Intérêt de la SAR pour comprendre le