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Section 3.2 Communautés et innovation

3.2.1 Les communautés de pratique

Un collectif n'est pas qu'une structure de relations : des individus, lorsqu'ils se groupent, qu'ils se re-connaissent une dépendance, une identité commune, un même projet, ou une même peur, de-viennent autre chose qu'une simple structure. Dans l'approche japonaise présentée en introduction, comme celle de Nonaka et Takeuchi, le groupe transcende le moi, il permet à autre chose de se dé-ployer : c'est ce qu'ils nomment le "Ba". Ce qui se joue dans ce Ba, c'est une transformation et un échange collectif de connaissances, ces connaissances essentielles dans tout processus d'innovation, qui est aussi un processus cognitif. Cela nous incite à regarder de plus près les travaux portant sur l'apprentissage collectif. Ces travaux tentent justement de mieux comprendre ce qui unit la dyna-mique des connaissances avec les collectifs, qui sont ici décrits non plus en termes de réseaux, ni de Ba, mais plutôt en termes de « communautés ». Etienne Wenger (Wenger, 1998) a proposé une théorie de l'apprentissage qui s'appuie sur la notion de communauté de pratique. Le notion de

« communauté de pratique » est une notion qui a connu ces dernières années un grand succès à la fois dans la littérature académique et chez les praticiens. Il nous semble donc essentiel de rappeler ici ce que sont ces communautés de pratique telles que définies à l'origine par Jean Lave et Etienne Wenger (Lave and Wenger, 1991).

a ) Objet et méthode de recherche

Wenger est un anthropologue qui s'est intéressé à l'apprentissage au sein de communautés sionnelles (sages-femmes, bouchers, tailleurs, agents d'assurance), ou de communautés non profes-sionnelles, mais très engageantes pour les participants, comme les alcooliques anonymes par exemple. Ses recherches sont qualitatives et basées sur des méthodes ethnographiques (observation, participation, entretiens ciblés, etc.). Ce que cherche à comprendre Wenger, c'est comment l'appren-tissage collectif s'inscrit dans une pratique sociale quotidienne, une activité courante. L'apprentis-sage est pour lui « situé », c'est à dire qu'il est lié au lieu, à la culture, à l'activité dans lesquels il prend place.

En corollaire Wenger cherche à comprendre comment on devient boucher, sage-femme, alcoolique anonyme, par rapport aux autres bouchers, sages-femmes et alcooliques anonymes de la commu-nauté. Il montre ainsi que l'appartenance à une communauté est progressive, qu'elle se fait par la

pé-riphérie, à mesure que l'individu est autorisé à participer à l'activité par ses pairs. L'apprenti devient peu un peu un praticien, puis un expert, à mesure qu'il intègre les subtilités d'une pratique, et que les membres de la communauté lui accordent ce statut nouveau. C'est ce que Lave et Wenger (1991) nomment le LPP pour « legitimate peripheral participation ».

b ) La notion de pratique

Pour Wenger, le point de départ est la pratique, c'est à dire le faire. Dans le faire, il y a à la fois une dimension explicite (on utilise un langage, des outils, des procédures écrites liées à la pratique) et tacite (des conventions, des savoir-faire, etc.).La notion de pratique permet de ne pas focaliser sur l'opposition tacite / explicite, mais de les considérer comme deux faces d'une même pièce.

Toutes les connaissances ont une dimension explicite et tacite.

De même, la pratique ne s'oppose pas à la théorie. Pour agir, on utilise des théories, des cadres, des concepts, qui orientent la pratique. Mais ce qui importe, dans les communautés qui intéressent Wenger, c'est bel et bien la pratique : les agents d'assurance doivent traiter des dossiers, et donc ré-soudre pour cela des conflits, des problèmes dans leur quotidien, comme les sages-femmes sont là pour aider les femmes à accoucher, ou les tailleurs à produire des artefacts (des robes, des cos-tumes). Il y a donc une primauté à la pratique partagée et commune, qui donne son nom aux com-munautés ainsi observées.

c ) Les caractéristiques d'une communauté de pratique Pour que l'on puisse parler de communauté de pratique, selon Wenger, trois caractéristiques doivent pouvoir être observées :

un engagement mutuel (mutual engagement) : les individus membres d'une communauté doivent être en situation de connecter leur connaissances, que celles-ci soit redondantes ou non.

Dans ce contexte, la capacité à inter-agir avec ses pairs, à collaborer, à solliciter et ou donner de l'aide, des savoirs, à se coordonner avec les autres membres de la communauté est essentielle.

L'engagement commun est facilité le plus souvent par un jargon commun, des histoires, des rac-courcis liés à la pratique, au métier. Chacun sait ce que l'autre peut ou sait faire, en quoi il peut contribuer à la pratique.

une entreprise commune(joint entreprise) : les membres d'une communauté, en plus d'être en-gagés les uns envers les autres, tendent à réaliser collectivement une entreprise commune. Pour Wenger, cette entreprise commune n'est pas nécessairement un objectif commun concret et connu de tous, comme on pourrait l'imaginer dans une logique de projet. Il s'agit plus d'une focalisation

de l'activité commune, dans une dimension plus immédiate et quotidienne. De plus, cette entre-prise commune n'est pas figée. Au contraire, elle fait l'objet d'intenses négociations entre les membres de la communauté. L'entreprise commune peut évoluer dans le temps, en fonction des nouvelles épreuves de réalité auxquelles la communauté de pratique va être confrontée.

un répertoire partagé(shared repertoire) : pour que les membres d'une communauté puissent inter-agir, négocier, donner du sens à ce qu'ils font, ils ont besoin de s'appuyer sur des ressources communes (qui forment ce répertoire partagé). Ces ressources peuvent être très diverses : mots, documents, histoires, outils, maquettes, protocoles, etc. Ces ressources fournissent des points de référence pour la communauté, elle sont souvent le fruit de la pratique passée, en ce sens qu'elles ont été négociées et établies par les membre de la communauté, et elles sont mobilisées pour les activités futures. En même temps, ces ressources peuvent être ambiguës et permettre diverses in-terprétations possibles : elle restent ainsi dynamiques et renégociables au sein de la communauté.

d ) La dialectique participation / réification

L'engagement mutuel des membres d'une communauté repose en partie sur un répertoire partagé et permet de réaliser une entreprise commune. Mais comme nous l'avons vu, cette entreprise com-mune, les engagements entre individus et les ressources de leur répertoire commun évoluent dans le temps, sont sans cesse négociés et renégociés par le membres de la communauté. Wenger modélise ces négociations grâce à la dialectique participation / réification :

➢ Laparticipation, est un "complex process that combines doing, talking, thinking, feeling, and belonging. It involves our whole person including our bodies, minds, emotions, and social rela-tions". (Wenger, 1998 p 56). La participation est vue ici comme un engagement large dans l'acti-vité, utilisant une définition large de l'action. Celle-ci engage toutes les dimensions de l'homme (corps, esprit, émotion, etc.), et toutes ses fonctions (agir, resentir, penser, etc.).

➢ La réification, quant à elle , est un "process of giving form to our experience by producing objects that congeal this experience into thingness". (WENGER, 1998, p58). Pour permettre l'ac-tion mutuelle, certaines expériences communes sont ainsi durcies (gelées), rendues durables, objectivées. Les communautés fabriquent des règles, des objets, et donnent des significations à ce qui les entoure.

Ce qui fait la particularité d'une communauté de pratique, c'est justement la tension qui existe entre participation et réification. D'une part, la pratique commune nécessite une certaine continuité des si-gnifications et des ressources du répertoire (des réifications). Par exemple, dans une communauté de commerciaux, faire une "propale" a une signification pour l'ensemble des membres de la

com-munauté (il s'agit de faire une proposition commerciale). Il n'est pas nécessaire de revenir sur ce que signifie "propale", ni même sur ce que doit être son format type, son contenu, etc. La significa-tion de "propale", qui fut négociée, est désormais réifiée et elle permet à la pratique des commer-ciaux de se déployer, aux commercommer-ciaux débutants d'apprendre un aspect essentiel du métier de com-mercial, et elle contribue à donner à tous les membres de la communauté une certaine identité (savoir faire une "propale" c'est en partie "être" un commercial).

Mais d'autre part, la pratique a besoin de s'adapter aux situations vécues. Cette adaptation peut né-cessiter de réinterpréter le monde, l'environnement, les situations nouvelles. Reprenons l'exemple de la communauté de commerciaux, et imaginons par exemple que certains membres de cette com-munauté constatent qu'un nombre grandissant de "propales" ne se transforment pas en commandes.

Les membres de la communauté doivent alors remettre en cause l'objet réifié, le contourner, le réin-terpréter. Ceci va nécessiter des échanges d'informations, des débats, des relectures. Ces échanges vont solliciter les individus dans toutes leurs dimensions (corps, sentiments, etc.) et leurs fonctions (parler, penser, réfléchir, etc.). Bref, la pratique va nécessiter la participation des uns et des autres, pour renégocier le sens de "propale", redéfinir son contenu, qui pourra même, dans certains cas, faire l'objet d'une nouvelle réification (un nouveau modèle formel de proposition commerciale est diffusé par exemple). Les réifications permettent donc l'action collective, mais elles sont aussi définies et remises en cause par l'action collective. C'est cette tension réification / participation qui rend compte du fonctionnement d'une communauté de pratique.