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Une recherche Exploratoire hybride

Section 6.1 Une démarche de connaissance pragmatique

Nous précisons ici dans quellePhilosophie de la Science nous nous situons. Après avoir rappelé qu'il existe de nombreux paradigmes pour les Sciences Humaines et Sociales, paradigmes souvent présentés comme des postures incompatibles, nous présentons des cadres permettant de dépasser ces oppositions, cadres desquels nous nous réclamons. Notre posture est ainsi basée sur une ontolo-gie réaliste et une épistémoloontolo-gie pragmatique.

6.1.1 Les paradigmes multiples de la Philosophie des Sciences Sociales

Il y a une philosophie de la science derrière toute forme de recherche, c'est à dire une façon de con-sidérer la nature de la réalité (une ontologie) et une méthode pour créer des connaissances (une épistémologie). Le plus souvent, une philosophie de la science est basée sur un couple ontologie / épistémologie et va donc fournir des critères différents pour décider de ce qui est, ou non, une connaissance valide, de ce qui est, ou non, une bonne méthode scientifique, de ce qui est connais-sable ou de ce qui ne l'est pas.Bref, une philosophie de la science va fournir un paradigme pour le chercheur.

La difficulté pour le chercheur en sciences humaines, comme le soulignent Perret et Séville (Perret and Séville, 2003), c'est la multiplicité de ces paradigmes. Ces auteurs citent par exemple trois grands paradigmes souvent utilisés dans le domaine du management : le positivisme, l'interprétati-visme et le constructil'interprétati-visme. Bechara et Van de Ven (Bechara and Van de Ven, 2007) distinguent quant à eux quatre paradigmes possibles : le positivisme, le relativisme (qui recouvre en partie ce que l'on nomme en France le constructivisme), le pragmatisme et le réalisme, tout en constatant qu'au sein même de ces paradigmesexiste un foisonnement des courants et des débats qui font la diversité, la richesse – et la complexité - de la philosophie de la science.

6.1.2 Incompatibilité des paradigmes constructivistes et positivistes ?

Etant donnée cette diversité des philosophies de la science, il peut y avoir des effets négatifs à s'at-tacher à un paradigme « pur » et à y adhérer sans restriction. L'un de ces effets négatifs étant de perdre la possibilité d'échanger et de débattre avec d'autres scientifiques, d'autres disciplines,

d'autres manières de pratiquer la recherche, sous prétexte quele paradigme des uns serait incom-mensurable à celui des autres.Si l'on s'intéresse, par exemple, à l'ontologie (l'idée que l'on a de la nature des choses) du positivisme et qu'on la compare à celle du constructivisme, la différence semble en effet fondamentale. Dans le positivisme classique, issu des lumières, le monde existe hors de celui qui l'observe, il est fait de nécessités, est régi par des lois qu'il est possible, pour un observateur extérieur, de découvrir. En revanche, dans une vision constructiviste, le monde est une construction permanente, il est fait, non pas de nécessités et de lois, mais de possibilités. De plus, le monde n'existe que par les représentations que les acteurs sociaux construisent de lui. L'objet

« monde » est inextricablement lié au « sujet », chercheur, qui vit ce monde, l'invente, tente de le construire. Il y a donc monde objectif, empirique (celui des positivistes) face à un monde subjectif et construit (celui des constructivistes) et l'on pourra se demander, en effet, si des tenants exclusifs de l'une ou de l'autre vision parlent (et vivent) dans le même monde !

6.1.3 Dépasser les oppositions paradigmatiques

De plus en plus de chercheurs en sciences sociales se détachent des positions trop radicales du posi-tivisme et du construcposi-tivisme, et tentent d'avoir une épistémologie plus assouplie, en adoptant des visions dites « aménagées ».

Par exemple, peu de positivistes contemporains considèrent que les théories scientifiques ne sont que le reflet du monde tel qu'il est, tel qu'il existe en soit et hors du regard des acteurs sociaux qui font ce monde. Le positivisme aménagé prend donc aussi en compte le monde tel que les individus, les acteurs sociaux se le représentent :

« [...] Nous pensons que les phénomènes sociaux existent non seulement dans les esprits mais aussi dans le monde réel et qu'on peut découvrir entre eux quelques relations légitimes raisonnablement stables [...] ces perceptions sont donc cruciales lorsqu'il s'agit de comprendre pourquoi les comportements sociaux prennent telle ou telle forme [...].»

(Huberman et Miles cité par Perret et Séville 2003).

Il y a dans une telle déclaration l'acceptation que, si le monde réel existe (ontologie positiviste), le monde est aussi une représentation construite par les acteurs qui vivent ce monde, que cette repré-sentation est digne d'intérêt et source de connaissance (épistémologie en partie interprétativiste).

A l'opposé, les recherches purement « constructivistes », posent la question de la « généralisation » des connaissances produites :« Dans le constructivisme, chaque acteur construit sa connaissance,

ce qui tend vers une définition acceptable pour la pédagogie et l'action (praxéologie), mais il ne ré-sout pas la question scientifique par excellence de la généralisation ou de la transposition. » (Paturel and Savall, 1999). Autrement dit, une connaissance construite localement, avec des acteurs, dans un contexte donné, peut-elle s'appliquer ailleurs, à d'autres phénomènes comparables ? Ne peut-on pas, dans une autre séquence de recherche, tenter de voir si la représentation construite ne correspond pas à des régularités observables ailleurs, et passer ainsi à une épistémologie positiviste ?

Pour des auteurs comme G. Koenig (Koenig), une recherche peut tout à fait se fonder sur divers pa-radigmes, des « moments » constructivistes pouvant alors suivre des « moments » positivistes, en fonction de l'évolution du questionnement et des perspectives du chercheur. Selon Charreire (Charreire, 2003), ce sera en particulier le cas lors de démarches de recherches longues de type lon-gitudinales,le chercheur effectuant alors des oscillations entre paradigmes, selon les questions qu'il se pose, les contingences du terrain, l'évolution de sa recherche.

Notons enfin qu'il existe, dans la littérature anglo-saxonne, des traditions de philosophie des sciences qui sont, selon nous, peu évoquées explicitement dans les recherches en sciences sociales et en gestion en France. Ces traditions, à savoir le courant «pragmatique », dont une partie des préceptes se retrouve dans la Philosophie de la Science dite du «réalisme critique» ont justement été développées afin dedépasser cette opposition entre Positivisme et Constructivisme(Bechara

& Vand de Ven, 2007).

Le réalisme critique (terme introduit par le philosophe Roy Bhaskar), par exemple, assume en partie les visions ontologiques des constructivistes, en acceptant la faillibilité de notre connaissance de la réalité : notre possibilité de comprendre le réel ne repose que sur des concepts socialement construits, des théories, du langage, des structure cognitives prédéfinies qui vont limiter notre per-ception du monde. Le « monde réel » est ainsi difficilement connaissable en soi. Pourtant, le réa-lisme postule l'existence de ce monde réel (emprunt au positivisme), hors de nos efforts pour le comprendre, seule condition permettant de rendre possible les recherches empiriques, l'observation du monde, la collecte de données. Ce principe de réalisme (l'existence d'une réalité indépendante) est un présupposé aux recherches et non un résultat de ces recherches. Ainsi,si nos recherches ne peuvent pas révéler le monde tel qu'il est, elles sont des tentatives pour construire une repré-sentation qui va capturer certains aspects de la réalité. La réalité du réalisme critique a une

« profondeur ». La recherche plonge dans cette réalité stratifiée, sachant qu'il lui est impossible d'en

atteindre le fond, du fait de nos limitations cognitives. Dans le paradigme réaliste, on pourra dire, par exemple, quefaire des conjectures sur l'existence du Bozon de Higgs est possible si et seule-ment si... le monde est tel que le Bozons de Higgs y soit possible.

Cette acceptation d'un monde réel mais en partie inconnaissable est commune avec le courant amé-ricain qualifié de « pragmatisme » introduit à la fin du XIXème siècle par Charles Sanders Pierce.

La base du pragmatisme est que l'action n'est pas dissociable des idées. Dans ce cas, la force d'une idée, d'une théorie, sa validité, est intimement liée à la façon dont elle est utilisée dans l'action (y compris dans l'action scientifique, dans l'activité consistant à comprendre le monde). L'apport du pragmatisme est particulièrement intéressant, parce qu'il introduit la notion de « succès » au sens large comme critère pour dire si une proposition est vraie ou fausse : une théorie est vraie si elle est utile, si elle fonctionne, si elle permet la prédiction ou le contrôle d'un phénomène.La validité des théories ne dépend donc pas seulement ici du mode de raisonnement utilisé (l'hypothético-dé-ductif des positivistes ou l'ab(l'hypothético-dé-ductif des constructivistes),mais de sa faculté à être utilisée concrè-tement dans l'action. Le mode de production des connaissances, par la découverte de lois, l'inter-prétation des discours ou par la construction de connaissances, n'est donc pas ici un critère de vérité définitif, comme c'est le cas dans les paradigmes positivistes ou constructivistes purs.

On pourrait faire l'hypothèse, que nous n'allons pas tenter ici de vérifier, que nombre de recherches se réclamant de positions aménagées ou de postures oscillantes (voir plus haut) pourraient très bien se réclamer des paradigmes réalistes critiques et / ou pragmatiques : elles considèrent que le réel existe indépendamment de nous, mais que notre capacité à le connaître est limitée par nos structures cognitives, elles acceptent que ce monde mental, intermédiaire, celui de nos représentations, est un monde socialement construit, tout en continuant à prêter un intérêt pour les expérimentations et les conjectures sur le réel (ce qui correspond à l'ontologie du réalisme critique). Eventuellement (cas des démarches oscillantes à la Koenig), elles acceptent que les connaissances soient créées selon di-vers modes de raisonnement complémentaires, en fonction des moments, des contingences, et pour-vu que les connaissances ainsi produites soient utiles pour la démarche du chercheur (ce qui corres-pond à une épistémologie pragmatique).

Notre propre recherche correspond à un tel paradigme : le phénomène que nous tentons de com-prendre (le processus collectif d'innovation) se déploie dans un monde changeant, complexe, multi-niveaux, « stratifié », un monde ayant une profondeur, mais néanmoins un monde d'objets, d'arte-facts, d'individus réels qui existent sans nous. Malgré nos limitations cognitives, il nous est possible

de comprendre en partie ce monde, soit en tentant d'en construire des représentations, à l'aide de ceux qui vivent aussi ce monde, soit en en découvrant des caractéristiques, des régularités, en y tes-tant des hypothèses, le mode de raisonnement n'étes-tant pas pour nous le seul critère de vérité.

Notre démarche scientifique est dans un paradigme pragmatique, pour ce qui est de l'épis-témologie (plusieurs façons de créer des connaissances sont acceptables) et une ontologie conforme à celle du réalisme critique (nous postulons qu'un monde réel existe, partiellement connaissable)

Section 6.2 L'ancrage terrain de notre projet de