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Une recherche Exploratoire hybride

Section 7.1 Les ingrédients du processus MEMORY

Dans notre cadre conceptuel, nous introduisons une limitation qui permet de réduire la liste possible d'ingrédients, d'éléments pertinents pour comprendre le processus MEMORY : nous affirmons la place centrale de l'activité cognitive dans le processus, qui peut être décrite comme un raisonnement de conception modélisable avec la théorie CK.

Grâce à ce postulat, nous pouvons d'ores et déjà fixer des bornes sur les échelles horizontales et ver-ticales d'analyse de MEMORY.

7.1.1 Les limites temporelles du processus (échelle horizontale)

a ) Quand commence le processus MEMORY ?

Les limites temporellespeuvent théoriquement être poussées très loin dans le temps. L'analyste, au cours de ses observations ou des entretiens menés avec les protagonistes d'un processus, peu très bien repérer des prémices du processus, des événements originels très en amont. Dans le cas de MEMORY, par exemple, nous savons que Hector et Nikita se sont rencontrés dès 1994, sur un projet de recherche en rapport avec le magnétisme (Entretien Hector) :

Hector : Nikita, je le connais depuis 1994 – il était à l'école polytechnique, chercheur détaché, moi j'étais chez Thomson et on collaborait avec le Labo où était Nikita. On avait travaillé un peu ensemble. Il y avait un projet commun Thomson / Polytechnique.

Florent : c'était quoi comme projet ?

Hector : c'était déjà sur l'intégration de matériaux magnétiques, mais 3'5, donc Arsenic de Gallium. J'étais en thèse à l'époque.

Doit-on dans ce cas, pour comprendre MEMORY, tirer le fil temporel jusqu'à une telle date, plus de 10 ans avant le début du projet MEMORY ?

Le choix des limites du processus est donc un choix analytique essentiel,qui doit être fait selon des critères justifiables. Ce choix peut revenir au chercheur ou aux acteurs eux-même, et le plus souvent, aux deux. Il revient aux acteurs, par exemple, si le chercheur base son analyse sur des

en-tretiens et que la question "quand selon vous a commencé tel projet, tel processus, ou quand avez vous eu l'idée de..." a été explicitement posée. Mais même dans ce cas, la variété des réponses obte-nues nécessite une interprétation de la part du chercheur qui va devoir trianguler les divers données ainsi récoltées. Le choix des limites peut aussi incomber au chercheur, en particulier s'il utilise un cadre théorique défini par avance.

C'est justement notre cas ! Dans notre cadre conceptuel, nous avons insisté sur l'importance du ver-sant cognitif du processus collectif d'innovation. Nous disposons alors de la théorie CK comme ou-til formel de description du processus MEMORY dans son versant cognitif. Or, dans la théorie CK, un raisonnement de conception commence avec une disjonction : des éléments de K, non liés, sont associés pour fabriquer une nouvelle proposition. Cette proposition n'a pas de statut dans K (on ne peut pas dire si elle est vraie ou fausse), c'est donc un élément de C, un concept. Leprocessus ME-MORY commence lorsque le concept à la base du projet MEMORY (Une mémoire vive sur sili-cium - utilisant le Spin des électrons dans le silisili-cium ) est proposé. Ainsi, et selon notre cadre théorique :

Le processus MEMORY commence au moment où la disjonction à l'origine de ce proces-sus est proposée.

Dans le chapitre suivant, consacré à l'étude du cas MEMORY, nous expliquerons comment, à partir de nos données, nous avons repéré cette date de début du processus, en utilisant la disjonction du concept eMram comme indicateur formel.

b ) Quand finit le processus MEMORY ?

On pourrait décider que le processus MEMORY se termine avec la fin planifiée du projet MEMO-RY. Mais ce serait utiliser une vision réductrice de ce qu'est un processus collectif d'innovation.

Comme nous l'avons vu à plusieurs reprises dans la partie précédente, un processus peut s'appuyer sur plusieurs projets, plusieurs espaces de conception, ou plusieurs cycles.

A l'heure où nous écrivons ces lignes, le processus MEMORY est encore en cours. Officiellement, le projet ne s'est lui même achevé que depuis quelques mois (Janvier 2009).

Nous avons donc choisi de "borner" notre analyse de ce processus peu de temps avant notre départ officiel du terrain, donc en décembre 2006 : à cette époque là un nouvelle séquence stable est en cours, et nous avons assez de données pour en décrire sa logique (notre départ officiel de MEMO-RY est daté du 20 février 2007).

La fin du processus MEMORY nous est inconnue, mais son analyse s'arrête à Décembre 2006

7.1.2 Les limites sur l'échelle verticale du processus MEMORY

a ) Le raisonnement de conception comme fil rouge

Nous avons utilisé la théorie CK de la conception afin de décrire le déroulement du raison-nement collectif mené par les concepteurs participant au processus MEMORY.

En faisant cela, nous pouvons suivre dans le temps le cheminement du raisonnement qui mène du concept eMram de départ, à la production des premiers échantillons de silicium de ces mémoires à la fin de 2006. L'avantage de cette description formelle est d'identifier, dans le cours du processus, les opérations de conception menées par le collectif d'innovateurs participant au processus : on enri-chit le concept (K => C), on envoie des question de recherche vers K, qui s'enrienri-chit au cours du pro-cessus (K => K), le concept est décrit selon diverses options, divers embranchements (C => C) et divers tests, via la production de prototypes, permettent de valider les concepts (C => K).

Nous obtenons alors, tout au long de ce processus, une liste des opérations de conception qu'il nous faut décrire et expliquer : qui a proposé telle option de conception ? Comment a été produit tel pro-totype, avec quel outillage, par quels participants au processus ? Qui a apporté une connaissance importante sur les caractéristiques d'un matériau ? Bref, l'identification des opérations de concep-tion nous a permis de concentrer la recherche des ingrédients sur ce qui était mobilisé, subi, trans-formé, tout au long de ce processus.

b ) Où sont les traces de ce raisonnement de conception ? Pour utiliser la théorie CK, il nous faut suivre l'évolution de C et de K tout au long de ce processus.

Comment, à partir des données dont nous disposons, repérer des propositions, qu'elles soient dans K ou dans C ? On trouve, tout au long de ce processus, divers documents décrivant les eMram, avec un niveau de détails et de raffinements divers : un brevet, des articles scientifiques, diverses ver-sions d'une proposition de projets pour la CE, des rapports de tests , des présentations formelles, des compte rendus, etc. On dispose donc de traces écrites, souvent mises au point par plusieurs indivi-dus participant au processus.

Bien entendu, les propositions de C et K ne sont pas seulement sur de tels documents. Il a des connaissances tacites, qui ne sont inscrites nul part, et qui pourtant sont mobilisées au cours de la conception. Certains concepteurs peuvent aussi avoir des idées, des hypothèses sur l'expansion de C qui ne sont pas répertoriées dans cette documentation. Mais notre dispositif d'observation ne nous permet pas d'enregistrer systématiquement cette dimension là du raisonnement.

Il y a cependant plusieurs avantages à utiliser les documents produits au cours de ce processus pour tracer le raisonnement de conception. Premièrement, de par leur nombre et leur caractère explicite, ils nous offrent une série de "photos", semées tout au long de ce processus, ce qui permet de recons-truire l'évolution de l'expansion du concept eMram dans le temps. D'autre part, la plupart de ces do-cuments ont été rédigés collectivement. Les propositions de projet, par exemple, sont des proposi-tions collectives, ayant nécessité de nombreuses négociaproposi-tions entre partenaires. Ces proposiproposi-tions deviennent des annexes techniques pour un contrat de recherche : elles deviennent ainsi des objets réifiés, reconnus officiellement par tous les participants au processus. Elles sont donc des résultats de l'activité collectiveet, en ce sens, elles sont un bon indicateur de l'état d'avancement du raisonne-ment collectif.

L'analyse de ces documents et leur interprétation en C-K peut poser un problème. Dans de tels do-cument, on trouve des propositions, certes, mais il faut aussi en déterminer le statut. Une part des propositions sont acceptées par les concepteurs, d'autres n'ont pas de statut définitif, sont proposées comme des hypothèses à explorer. Il faut donc faire le tri entre ce qui est su par les concepteurs, et ce qui a le statut d'hypothèses. Ce travail a été facilité par la structure même de certains documents, tels que les propositions de projet : elles comportent un chapitre intitulé "State of the Art", faisant une analyse de l'état de l'art sur la question des mémoires Mram. On peut donc, au fil des versions de ces documents, savoir ce qui est considéré comme vrai, et ce qui est une piste à explorer. En tri-angulant ces analyses avec les autres documents à notre disposition, nous avons donc pu établir une lecture en CK du processus. Celle-ci a été ensuite soumise à des scientifiques participant au projet, (en particulier Paulin et Jim), ce qui nous permet de présenter ici une version CK stabilisée et ac-ceptée par nos interlocuteurs.

La limite dans l'échelle verticale d'analyse du processus MEMORY est donc fixée par l'ac-tivité collective des concepteurs pour actionner les opérateurs de conception tout le long de ce processus.

7.1.3 Repérer les ingrédients

Au cours du processus MEMORY, nous avons pu collecter au fil de l'eau un grand nombre de mes-sages Mél échangés entre participants (plus de 170 Méls par exemple), des documents produits par les partenaires, des rapports, des comptes rendus d'activité, etc. Nous avons donc une très impor-tante source de données secondaires, d'artefacts produits par le collectif, dans lesquels on peut trou-ver de nombreuses traces de l'activité du collectif, et comprendre en partie la manière dont des in-grédients du processus sont utilisés, subis, mobilisés pour concevoir les eMRAM. Cette source d'information vient s'ajouter aux entretiens individuels et aux observations menés durant notre parti-cipation à MEMORY. Comment, dans cette masse de documents écrits, isoler les ingrédients perti-nents, ceux actionnés par le collectif pour mener les opérations de conception décrites par la théorie CK ?

a ) Méthodologie

Nous avons choisi de réaliser un codage de nos données qualitatives. Le codage des données quali-tatives consiste à attribuer à des unités d'analyse (dans des données textuelles cela pourra être un mot, une phrase, un paragraphe) une signification particulière qui peut être résumée par un code, ou une "catégorie". Il y a deux façons de construire ces codes (Allard-Poesi, 2003). D'une part, les codes peuvent venir d'un cadre théorique, et sont donc définisa priori, avant l'opération de codage.

D'autre part, les codes peuvent émerger de l'analyse elle même, selon un raisonnement de type in-ductif et sont donc construitsa posteriori, comme c'est le cas dans des démarches de type théorie enracinée (Glaser & Strauss, 1967).

Bien entendu, ces deux manières de coder ne sont que des idéaux types. Dans la réalité de la re-cherche et des opérations de codage, il peut y avoir un ré-enracinement nécessaire des catégories définies a priori (un aspect de la réalité n'est pas pris en compte par une catégorie prédéfini, ou alors une catégorie s'avère difficile à opérationnaliser), de même que l'induction s'appuie le plus souvent sur desa priori, des orientations, des préférences du chercheur, c'est à dire sur des catégories plus ou moins précises projetées par le chercheur sur ses données.

C'est dans une telle démarche que nous nous sommes situés. Notre codage s'est appuyé sur quelques catégories de base, issues de la littérature et de notre cadre conceptuel. Dans le cours du codage de nos données, nous avons cependant dû réaménager nos codes, afin de développer peu à peu un jeu de catégories stable, plus à même de saisir la variété des ingrédients que nous découvrions dans nos données. Cette démarche mixte est qualifiée de "a prio-steriori" par Allard-Poessi (2003 p277).