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Quand Washington fait appel à Hollywood pour partir en guerre

À la manière du front démocratique contre l’« empire du mal » décrit par Ronald Reagan dans les années 1980, le contexte post-11 Septembre est propice à l’« union sacrée ».582 De fait, « dans une ambiance qui reste marquée par le choc du 11 septembre et son

instrumentalisation à outrance par la Maison Blanche, peu de démocrates sont prêts (…) à prendre le

                                                                                                               

577 Alors conseiller du ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin 578 Cité dans BOZO F., Histoire secrète de la crise irakienne, op.cit., p.243

579 LA BALME N., « Opinion publique transatlantique et politique étrangère : le cas de l’intervention en

Irak », Raisons politiques, 3/2005, n°19. Un sondage montre qu’en janvier 2003, 44 % des Américains pensent que la majorité des pirates de l’air du 11 Septembre 2001 sont Irakiens. FELDMANN L., « The impact of Bush linking 9/11 and Iraq », The Christian Science Monitor, 14 mars 2003

580 HOFFMANN S., L’Amérique vraiment impériale ?, op.cit., p.95

581 Cité dans RAMONET I., « Mensonges d’État », op.cit. Du fait d’importantes pressions sur les journalistes,

il y a « une forte concordance entre le cadrage médiatique et le cadrage politique des enjeux de politique étrangère. » PRÉMONT K., « L’opinion publique et les médias », in DAVID C-P. (dir.), La politique étrangère des États-

Unis. Fondements, acteurs, formulation, op.cit., pp.493-494

582 Ce principe a été énoncé par le sénateur démocrate Carl Levin, qui estimait qu’il fallait laisser de côté les

risque d’apparaître faibles face à une menace engageant la sécurité nationale. »583 Plus encore que dans

le contexte de la guerre froide, les attentats ont des effets inédits sur la manière dont Washington met en œuvre sa politique dans ce monde post-11 Septembre. En effet, l’administration américaine voit au-delà d’une simple union entre démocrates et républicains. Les autorités, soucieuses de « vendre » la guerre contre le terrorisme et leur image dans le pays et dans le monde, se rapprochent donc de l’industrie cinématographique.584

Si George W. Bush est toujours entouré par quelques proches néoconservateurs comme Donald Rumsfeld, Dick Cheney et Condoleezza Rice, un en particulier se détache, Karl Rove. Peu connu du grand public, il ne fait pas partie de l’administration Bush en tant que telle. Depuis 1977, Rove vit au Texas, officiellement envoyé pour mener une action politique mais, selon les dires d’un consultant qui le connaissait à l’époque, « It was really to baby-sit Bush back when [he] was drinking. »585 Devenus des amis proches, Karl Rove sera le

conseiller de George W. Bush lors de son élection au poste de gouverneur du Texas en 1994 ; sa réélection en 1998 se fera aussi avec sa collaboration. Après son élection à la présidence en 2000, ce dernier se verra attribuer le poste de Senior Advisor.586

Peu de temps après les attentats, Karl Rove est à l’origine d’une réunion entre de hauts responsables du ministère de la Défense et des réalisateurs hollywoodiens.587 Celle-ci

a lieu à l’Institute of Creative Technologies588 à Los Angeles, notamment en présence du

scénariste Steven De Souza (Piège de cristal, Die Hard), du réalisateur Joseph Zito (Delta Force,

                                                                                                               

583 BOZO F., Histoire secrète de la crise irakienne. La France, les États-Unis et l’Irak, op.cit., p.164 584 BLUMENFELD S., « Le Pentagone et la CIA enrôlent Hollywood », Le Monde, 24 juillet 2002 585 BORGER J., « Who is Karl Rove? », The Guardian, 9 mars 2004

586 Que George W. Bush qualifiera « d’architecte » de sa campagne lors de son discours d’investiture en 2005 587 « Karl Rove attended the meeting and stressed the need for the entertainment industry to help develop a ‘narrative’ about

America’s response to 9/11 (…). » CARTER S. & DODDS K., International Politics and Film. Space, Vision, Power,

Columbia University Press, 2014, p.10 ; « (…) this is a ‘fight against evil’, and government and Hollywood are

responsible for reassuring children of their safety. » ALFORD M., Reel Power: Hollywood Cinema and American Supremacy, Pluto Press, 2010, p.14

588 En 1999, l’Army’s Simulation Training and Instrumentation Command a conclu un contrat de 45 millions de

dollars avec l’Université de Californie du Sud pour la création de ce centre de recherche, dont le but est de rassembler « les compétences croisées des ingénieurs et des créateurs hollywoodiens pour la mise au point de simulations

d’entraînement réalistes. » RONAI M., « Hollywood et le Pentagone coopèrent dans les effets spéciaux et les

Invasion USA) et de John Milius, le coscénariste d’Apocalypse Now,589 dans le but de

coordonner la politique étrangère américaine avec des productions cinématographiques.590

« The (…) rapprochement began to take shape in the immediate aftermath of the World Trade Center attacks. Hollywood writers and producers volunteered in droves to participate in private ‘’brainstorming sessions’’ (…). Those sessions (…) tried to guess what the terrorists’ next move might be. Producers, directors and writers were only too happy to have Pentagon brass hear their story lines, and were not displeased to hear one another’s pitches either (…). » 591

Jack Valanti592, le puissant président de la Motion Picture Association of America est

également présent à cette réunion. La MPAA, surnommée « le petit Département d’État »593,

entend jouer un rôle dans la « guerre contre le terrorisme » en faisant participer Hollywood.594

Et, le 5 décembre 2001, l’Académie des arts et des sciences de la télévision tient une réunion sur le sujet « Hollywood Goes to War? » pour discuter de la réponse que doit apporter l’industrie au 11 Septembre 2001.595 De fait, l’administration Bush souhaite que la

guerre contre le terrorisme se joue sur deux fronts : d’une part, une action militaire contre ceux qui représentent une menace, et d’autre part, sur l’idée de « promouvoir la démocratie ».596

                                                                                                               

589 SALMON C., Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Édition La Découverte,

2007, 2008, p.161

590 « Screenwriters and directors such as David Fincher and Spike Jonze also “brainstormed with Pentagon officials

about creative ways to prevent future terrorist attacks,’’ all as part of a larger Hollywood-military effort. » JENKINS T., The CIA in Hollywood: How the Agency Shapes Film and Television, University of Texas Press, 2012, p.67 ; « Le message est simple : pas d’amalgame, l’Amérique n’est pas en guerre contre les mondes arabe et musulman, mais

contre le terrorisme, seul. (…) Les scénarios à l’emporte-pièce doivent disparaître et la problématique terroriste doit être abordée avec des pincettes. Il est même suggéré aux studios de promouvoir dans leurs films la politique conduite par l’équipe Bush en matière d’intégration, dont l’un des résultats est l’acceptation par les Américains d’une communauté musulmane en leur sein, leur explique t-on. Les bons Arabes d’un côté, le terrorisme de l’autre. » REVEL R. & ROSSANO D.,

« Hollywood, combien de divisions ? », L’Express, 5 juillet 2004

591 COOPER M., « Lights! Cameras! Attack! Hollywood Enlists », The Nation, 21 novembre 2001 592 Président de la MPAA de 1966 à 2004

593 Elle est surnommée ainsi depuis qu’Eric Johnston a été nommé à sa tête en 1945 en raison de ses liens

avec le pouvoir. Élu quatre fois président de la Chambre de Commerce des États-Unis, c’est un proche du président Roosevelt. FRASER M., Weapons of Mass Distraction: Soft Power and American Empire, Bargain Price, 2005, p.55

594 « I have been trying since late September to enlist the movie industry in getting involved in contributing its creative

imagination and persuasion skills to support the war on terror (…). » VALANTI J., « Hollywood and the War

Against Terror », News Perspectives Quartely, vol.19, n°2, 2002. La retranscription de cette réunion se trouve dans les ANNEXES

595 ALFORD M. & GRAHAM R., « Lights, Camera… Covert Action: The Deep Politics of Hollywood »,

op.cit.

596 Déclaration de la secrétaire d’État Condolezza Rice sur son projet pour changer la diplomatie : « work with

Il est clair que les responsables politiques voient en Hollywood une arme efficace pour répandre leurs idées et ce, même si le soft power n’a aucune chance d’aboutir si la politique étrangère est dominée par la Doctrine Bush.

Le 17 octobre 2001, la Maison Blanche annonce la création d’un « Groupe de travail des Arts et du spectacle » (Arts and Entertainment Task Force) pour provoquer un « mouvement massif de la part d’Hollywood dans le but de réagir au 11 septembre ». Nombreux sont les commentateurs à s’interroger sur cette alliance entre un Président républicain et une industrie traditionnellement favorable aux Démocrates.597 Cette diplomatie culturelle

apparaît d’ailleurs dans le rapport fait en 2004 par un comité spécialisé, le « Advisory Committee on Cultural Diplomacy », et qui est parfaitement résumée par l’un de ses membres :

« If you don’t have a cultural presence, the only way for people to judge is on politics. And in the Middle East particularly, we will always lose on politics. »598

D’ailleurs, George W. Bush lui-même s’inquiète de la représentation « biaisée » de l’Amérique faite par Hollywood.599 C’est pourquoi la réunion qui s’est tenue entre des

responsables de Washington et les réalisateurs hollywoodiens est d’une grande importance pour la politique que souhaite mener l’administration Bush.

« Between October 17 and December 6, there were a series of high-profile meetings in Los Angeles and Washington featuring Karl Rove (…) and Jack Valenti (…). The major outcome of these meetings was a repeated question from Hollywood, how can we help? while the White House, to                                                                                                                

their people – and conduct themselves responsibly in the international system… Transformational diplomacy is rooted in partnership, not paternalism – in doing things with other people, not for them. We seek to use America’s diplomatic power to help foreign citizens to better their own lives, and to build their own nations, and to transform their own futures… »

Georgetown University Address, 18 janvier 2006. Archive du Département d’État, http://2001- 2009.state.gov/secretary

597 CHAMBERS D., « Will Hollywood Go to War? », Transnational Broadcasting Studies, n°8, printemps-été

2002

598 Cité dans FRAGO M., LA PORTE T. & PHALEN P., « The Narrative reconstruction of 9/11 in

Hollywood films: independent voice or official interpretations? », Javnost-The Public, vol.17, n°3, 2010

599 Lors d’un discours à l’université de Tsingha à Pékin en février 2002, le président déclare : « (…) I’m

concerned that the Chinese people do not always see a clear pictire of my country. (…) Our movies and television shows often do not portray the values of the real America I know. » Cité dans MEDVED M., « That’s Entertainment?

Hollywood’s Contribution to Anti-Americanism Abroad », in WITTKOPF Eugene R. & McCORMICK James M. (dir.), The Domestic Sources of American Foreign Policy. Insights and Evidence, Rowman & Littlefield, 4e

avoid accusations of co-opting Hollywood into propaganda, could only answer, we can’t tell you how. »600

En décembre 2001, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz assistent à la première du film La Chute du Faucon noir de Ridley Scott, qui raconte le fiasco de l’armée américaine en Somalie en 1993. Contrairement aux autres films dont la sortie avait été reportée, celle-ci fut avancée pour profiter de l’effet 11 Septembre. Par la suite, des copies du film seront envoyées aux bases américaines à l’étranger601 dans le but de promouvoir la

prochaine opération militaire. De plus, le film a reçu une aide conséquente du Pentagone, notamment en lui prêtant huit hélicoptères et une centaine de soldats.602 Enfin, des troupes

ont été envoyées « pour participer au tournage et stimuler le sentiment patriotique ».603 De la même

façon, le film Nous étions soldats de Randall Wallace (2002) – qui retrace la bataille de la Drang entre les forces américaines et nord-vietnamiennes en novembre 1965 – a été montré lors d’une projection privée à George W. Bush, Donald Rumsfeld et Condolezza Rice.

Mais le recours au soft power peut parfois produire des effets inattendus. C’est ainsi qu’au printemps 2003, alors que les bombes s’abattent sur Bagdad, Saddam Hussein distribue lui aussi des copies de La Chute du Faucon noir à ses soldats afin de « booster leur moral ».604