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Le complexe « militaro-cinématographique »

Lors de son discours de fin de mandat en 1961, le président Dwight Eisenhower avait mis en garde contre le complexe « militaro-industriel ». Est-il temps aujourd’hui de parler de complexes « militaro-médiatique »605 et « militaro-cinématographique ».

                                                                                                               

600 CHAMBERS D., « Will Hollywood Go to War? », op.cit.

601 SALMON C., Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, op.cit., p.164 602 ALFORD M., Reel Power: Hollywood Cinema and American Supremacy, Pluto Press, 2010, p.46

603 HOBERMAN J., « Malaise dans la spielbergisation », Les Cahiers du Cinéma, n°614, juillet-août 2006 604 FRASER M., Weapons of Mass Distraction: Soft Power and American Empire, op.cit., p.110

605 « The military-industrial complex has become the military-entertainment complex. » LENOIR T. & LOWOOD H.,

L’industrie cinématographique est à la fois le reflet de la puissance américaine et l’un des meilleurs promoteurs de ses valeurs. Dans un monde où le poids des images est de plus en plus imposant, Hollywood (qui est donc une représentation) est un outil plus redoutable – parce que diffus – que les attributs traditionnels de la puissance.606 De fait, le cinéma peut

à juste titre être considéré comme un acteur des relations internationales – la coopération entre Hollywood et le Pentagone s’inscrivant dans la diplomatie publique (public diplomacy) qui « vise à promouvoir l’intérêt national à travers l’information et l’influence [des États-Unis] sur les publics extérieurs ».607

Si la CIA et d’autres agences gouvernementales ont leurs bureaux à Hollywood pour tenter d’influencer le contenu des films, la présence la plus importante est certainement celle du Pentagone. Celui-ci contrôle en effet les productions dans lesquelles l’armée est impliquée, en fournissant des soldats et des équipements ou – si le film donne une mauvaise image des militaires – en les refusant : « Military involvement with a film project normally begins with script review. All projects must ultimately get DoD [le Département de la Défense] approval to move forward. »608 En réalité, il semble que les conditions pour obtenir

une aide de la part du département soit plus restrictives que cela, puisqu’une liste de nombreuses conditions sont à respecter afin d’en bénéficier.

En fait, le département de la Défense a deux objets. Le premier est de présenter l’armée « sous un bon angle », ce qui exclut les paroles vulgaires, la drogue ou tout autre comportement jugé inapproprié. La censure s’effectue ainsi en deux étapes : d’abord, le bureau basé à Hollywood donne des instructions aux producteurs et au réalisateur, puis pendant le tournage, coupe ou enlève des scènes qu’il n’apprécie pas. Ensuite, une projection est organisée où l’accord final est donné. Le second but est de rendre l’armée attractive pour les jeunes afin que les effectifs augmentent.609 Ci-dessous, des extraits des

                                                                                                               

606 « Today, no serious observer can deny the link between perceptions of the United States and the country’s national

security. » ROSS C., « Public Diplomacy Comes of Age », The Washington Quarterly, vol.25, Spring 2002. Cité

dans KENNEDY L., « Remembering September 11: Photography as Cultural Diplomacy », International

Affairs, vol.79, pp.315-326, mars 2003

607 Cette définition est donnée par l’USIA (United States Information Agency), un organisme de propagande

officiel créé en 1953 par le président Eisenhower, était notamment en charge de Radio Free Europe et de Voice

America, qui contrebalançaient les propos communistes diffusés en Europe de l’Est. « [L’] USIA (…) a été éliminée en 1999, et ses vestiges absorbés dans le Département d’État. » MARTEAU V., « La diplomatie culturelle

américaine : l’exportation de l’image du gouvernement », op.cit., p.175. Voir également LORD C., « Diplomatie publique et soft power », Politique américaine, n°3, 3/2005, pp.61-72

608 SMITH S. D., « Hollywood, Military Cooperation Often Mutually Beneficial », American Forces Press

Service, 21 août 2006. http://www.defense.gov/news/NewsArticle.aspx?ID=516

609 HILTON R., « The Pentagon and Hollywood », World Association of International Studies – Standford

instructions du Département de la Défense dans le cadre d’une coopération avec l’industrie cinématographique610 :

« 3. POLICY

3.1. Government assistance may be provided to an entertainment-oriented motion picture, television, or video production when cooperation of the producers with the Government results in benefitting the Department of Defense or when this would be in the best national interest, based on consideration of the following factors:

(…)

3.1.2. The production is of informational value and considered to be in the best interest of public understanding of the U.S. Armed Forces and the Department of Defense.

3.1.3. The production may provide services to the general public relating to, or enhancing, the U.S. Armed Forces recruiting and retention programs.

(…)

5. PROCEDURES

5.1. Initiation of Request. The producer shall submit the following to OASD(PA)611:

5.1.1. A letter describing his or her proposal to produce a specific motion picture, television program, or video product, stating the story/project objectives and identifiable benefits for the Department of Defense.

(…)

                                                                                                               

610 Department of Defense Instruction Number 5410.16., 26 janvier 1988. Subject: « DoD Assistance to Non-

Government, Entertainment-Oriented Motion Picture, Television, and Video Productions »

5.3.1. Review of Productions. When DoD assistance has been provided to a production, the production company must arrange for an official DoD screening in Washington, D.C., before delivery of the production for general public release. Preferably, this review should be before composite printing to facilitate any changes that may be required. »

En d’autres termes, il faut donner une image positive de l’armée en suivant les instructions écrites. Cela ne signifie pas qu’un personnage « négatif » ne peut apparaître dans le film, mais celui-ci doit être contrebalancé par de « bons » militaires. De même, une mauvaise action ou un mauvais comportement doivent obligatoirement être punis. En revanche, si un des points décrits n’est pas suivi, le Département d’État ne peut subventionner le film.612

« Sur de nombreux films de guerre, l’armée se trouve désormais aux avant-postes. Les producteurs ont besoin d’équipements militaires et le Pentagone prête volontiers ses avions de chasse, ses blindés et même ses porte-avions. Il ouvre ses bases aux caméras et met à disposition ses pilotes pour faire de la figuration, sans compter les multiples consultants techniques, parfois même à titre gracieux. En échange, il exige un droit de regard sur le scénario. Le contre-amiral Craig Quigley, chargé de la communication au Commandement central, qui a dirigé les opérations en Afghanistan, avoue lui-même : ‘’Il existe divers moyens de fournir de l’information au peuple américain. Le cinéma en est un excellent.’’ Unis dans l’épreuve, cinéastes et stratèges se sont réconciliés pour glorifier une Amérique conquérante et bienveillante. »613

La Somme de toutes les peurs de Phil Alden Robinson, dont la sortie était prévue en novembre 2001 a été reportée à juillet 2002. Le film a reçu de l’aide de la part du Pentagone                                                                                                                

612 « The DoD logic behind its decision is that if the film shows some negative aspect or incident, even if it actually took place, the

audience will generalize it and perceive it as a common practice. As a result, a negative stereotype will be formed that, in turn, will affect recruiting potential and the informational value of the film. Thus, even if the film is historically and technically accurate, it can be rejected by the DoD if the overall image of the military is negative. » ZHAKOVA O., « Strange Bedfellows: Cooperation between

Hollywood and the Pentagon », Lehigh University, 2011, pp.19-20

613 BENEZET E. & COURMONT B., « Washington et Hollywood : l’arme fatale ? », Revue internationale et

et de la CIA. Ayant eu accès à des données classées « confidentielles »614, il a également pu

utiliser des jets F-16, des avions bombardiers ainsi que des hélicoptères. Au final, le film est réaliste et le Pentagone peut l’utiliser pour ses campagnes de recrutement.615 De fait, le

pouvoir apparaît « dirigé » par le storytelling, c’est-à-dire par la fabrication d’histoires que l’on raconte au peuple et donc au public :

« [Le procureur général des États-Unis] John Ashcroft a ainsi attendu le lundi suivant le deuxième week-end d’exploitation de La Somme de toutes les peurs pour annoncer l’arrestation du terroriste Abdullah Al-Mujahir (…) lié à Al-Qaïda, qui fomentait un attentat proche de celui qui se produit dans le film de Phil Alden Robinson. Plus étrange encore, John Ashcroft se trouvait à Moscou au moment de cette annonce, comme pour faire écho au dénouement de La Somme de toutes les peurs, où la coopération russo-américaine sauve le monde du chaos. Faudra-t-il désormais, pour savoir si les États-Unis vont intervenir en Irak, regarder attentivement les calendriers de sortie des films ? »616

De fait, il faut souligner que la relation Washington/Hollywood tend à évoluer ; si le premier semble être en position de force, les studios ont pris, au fil des années, l’ascendant.617 Si La Somme de toutes les peurs est critique envers la CIA, cette dernière a

néanmoins « ouvert ses locaux et (…) donné de nombreux conseils à la réalisation. Cette relation illustre

                                                                                                               

614 BENEZET E. & COURMONT B., « Washington et Hollywood : l’arme fatale ? », op.cit.

615 Il en va de même pour la CIA. En 2004, Chase Brandon, l’agent chargé des relations avec les médias

(entertainment liaison) demande à l’actrice principale de la série Alias d’apparaître dans une vidéo pour ses campagnes de recrutement : « I’m Jennifer Garner. I play a CIA officer on the ABC TV series Alias. In the real

world, the CIA serves as our country’s first line of defense in the ongoing war against international terrorism. (…) since the tragic events of 9/11, the CIA has (…) stronger need for creative, innovative, flexible men and women from diverse backgrounds and a broad range of perspectives. Right now, the CIA has important, exciting jobs (…). If you’re an American citizen and seek a challenging, rewarding career where you can make a difference in the world and here at home, contact the agency at www.cia.gov. Thank you. » JENKINS T., The CIA in Hollywood: How the Agency Shapes Film and Television, op.cit., pp.74-75

616 BLUMENFELD S., « Le Pentagone et la CIA enrôlent Hollywood », op.cit.

617 « Le National Research Council a recommandé [en 1997] au Pentagone de tirer parti des capacités acquises par

Hollywood dans le domaine du logiciel : effets spéciaux, technologies de simulation et capacité à raconter des histoires. »

RONAI M., « Hollywood et le Pentagone coopèrent dans les effets spéciaux et les techniques de simulation », Le Débat stratégique, CIRPES, n°46, septembre 1999

l’évolution en cours : l’appareil de sécurité nationale finit par avoir d’avantage besoin des grands studios et par en être plus dépendant que l’inverse. »618

Si des critiques se font entendre quant à cette coopération, notamment sur le financement public du Pentagone, le directeur du bureau de liaison Philip Strub est clair : « [Cela] nous donne l’opportunité de communiquer directement avec le public américain (…). »619

Ainsi, tous les départements de la défense sont représentés par leurs bureaux à Los Angeles620. Par exemple, l’armée de l’air (Air Force) possède son propre bureau pour le

financement, les prêts de matériels et d’uniformes, ainsi que des aides à l’écriture de scénario quand il s’agit d’utiliser de nouvelles technologies « pour être à l’avant-garde », comme le précise leur site internet (airforcehollywood). C’est en effet une véritable coopération qui s’est établie depuis le début de l’industrie cinématographique. Ainsi, lorsque le départ à la retraite de Jack Valenti est abordé en 2004, l’équipe de George W. Bush proposa Victoria Clarke pour lui succéder. Cette dernière étant l’ancienne porte- parole du Pentagone, les violentes réactions firent renoncer la Maison Blanche.621

Par ailleurs, si l’union fonctionne dans les mois qui suivent les attentats, la campagne irakienne va, en apparence, rompre le « front Washington-Hollywood ». En effet, la majorité des célébrités (acteurs, réalisateurs) prend ouvertement position contre l’intervention militaire en Irak. Surtout, l’industrie du cinéma redoute une mainmise trop importante de Washington et de l’armée622 ; c’est ainsi que « 30 000 artistes du monde du

cinéma, mais aussi des universitaires et des intellectuels [se prononcent] contre la guerre en Irak, à l’instar de la pétition « Not in our name » (…), paraphée, par exemple, des noms d’Oliver Stone ou de Robert Altman. »623

Cependant les liens entre l’industrie cinématographique et Washington ne sont pas pour autant rompus. Malgré les critiques, les studios hollywoodiens savent qu’un désaccord durable avec Washington peut leur nuire. « [Ainsi], les bad boys – Sean Penn et les autres – ont été priés de baisser d’un ton, sous peine de voir leurs carrières en pâtir et leurs noms couchés sur les listes

                                                                                                               

618 VALANTIN J-M., Hollywood, le Pentagone et le monde, Éditions Autrement, 2010, p.143 ; ALFORD M., Reel

Power: Hollywood Cinema and American Supremacy, op.cit., p.93

619 Cité dans FRASER M., Weapons of Mass Distraction: Soft Power and American Empire, op.cit., p.109

620 Une page sur le site internet du département de la Défense est spécifiquement dédiée aux

‘’divertissements’’, appelée « U.S. Military Assistance in Producing Motion Pictures, Television Shows, Music Videos »

621 REVEL R. & ROSSANO D., « Hollywood, combien de divisions ? », op.cit. 622 Se référer à la réunion qui eu lieu à Los Angeles en octobre 2001

623 BENEZET E. & COURMONT B., Hollywood-Washington. Comment l’Amérique fait son cinéma, Armand

noires. ‘’Blacklisté’’ par Valenti. »624 Ainsi, les célébrités sont ‘’libres’’ d’exprimer leur opinion

tout en sachant que leurs employeurs – les studios – les rappelleront à l’ordre ou ne les feront plus travailler si leur parole dépasse l’axe Washington-Hollywood.625

Dans un article paru en 2004, le journaliste Ron Suskind relate une conversation qu’il a eue avec un conseiller de George W. Bush à l’été 2002. Ce dernier, mécontent d’un article que Suskind avait écrit, lui avait lancé : « Nous sommes un empire maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. (…) Nous sommes les acteurs de l’Histoire… Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons. »626 Tenus quelques mois avant le début

de la guerre en Irak, ces propos reflètent l’état d’esprit et la façon dont les membres de l’administration jugent le rôle des États-Unis. De plus, ils ne correspondent pas à une stratégie politique mais médiatique, ce que Christian Salmon appelle « le pouvoir par le récit ».627

Le 1er mai 2003, moins de deux mois après le début des opérations en Irak, George

W. Bush prononce une allocution restée célèbre. Son arrivée sur le porte-avions nucléaire USS Abraham Lincoln est théâtralisée : à bord d’un avion de chasse, il est vêtu d’une tenue de pilote, avec casque sous le bras, comme pour mieux incarner son rôle de chef de guerre. Devant des centaines de caméras, il annonce en direct la fin des opérations majeures en Irak. À l’arrière-plan une immense bannière porte l’inscription « Mission accomplie ». Cette annonce précipitée et dotée d’une mise en scène lourde, fait référence à certains films, comme Top Gun ou Independance Day. À la fin du film, le président des États-Unis se retrouvait parmi ses concitoyens pour mener une dernière attaque contre les extraterrestres. Ancien pilote de chasse, il endossait le costume de chef de guerre pour faire partie de la bataille. Le « pouvoir par le récit » est ainsi une stratégie utilisée par George W. Bush et ses conseillers. Et, à moins d’un an de l’élection présidentielle de 2004, les Républicains

                                                                                                               

624 REVEL R. & ROSSANO D., « Hollywood, combien de divisions ? », op.cit.

625 « The interlocking of Hollywood and national security apparatuses remains as tight as ever: ex-CIA agent Bob Baer told

us, ‘’There’s a symbiosis between the CIA and Hollywood’’ and revealed that former CIA director George

Tenet is currently, ‘’out in Hollywood, talking to studios’’. » ALFORD M. & GRAHAM R., « Lights, Camera… Covert Action: The Deep Politics of Hollywood », op.cit.

626 SUSKIND R., « Faith, Certainty and the Presidency of George W. Bush », The New York Times, 17 octobre

2004. Traduit par l’auteure

entendent y avoir recours car ils ont la « capacité à élaborer des scénarios dans la vie plutôt qu’à l’écran »628, ce qui n’est pas le cas des Démocrates.

                                                                                                               

628 « Rappelons celui qui a le mieux marché : ancien volontaire au Vietnam, John Kerry a été [qualifié de] lâche, (…)

tandis que Bush et Cheney (…) furent dépeints comme de courageux chefs de guerre ». HOBERMAN J. « Malaise dans la

C

HAPITRE

III – Hollywood entre conformisme et réformisme