• Aucun résultat trouvé

Un pays hagard Spike Lee et Wim Wenders

Le premier à aborder ce traumatisme au cinéma est Spike Lee avec La 25e Heure

(2002), qui devient le « premier film post-11 Septembre ». Condamné à sept années de prison et convaincu qu’il ne survivra pas à l’enfermement, Monty Brogan passe sa dernière nuit en liberté dans les rues de New York. Sans que clairement les attentats soient abordés, la séquence dans laquelle ses amis font face à l’absence des tours jumelles apparaît comme une résonance entre fiction et réalité. L’environnement du personnage peut être vu comme l’expression de son propre vide et des changements auxquels il doit faire face. Ici, Spike Lee inscrit la nouvelle réalité : véritable ville-personnage, New York est balafrée par Ground Zero : un « beau portrait d’une Amérique désenchantée et d’une ville, (…) percluse de contradictions, melting-pot culturel abîmé par l’attentat du World Trade Center. »428

« Quand on me demande de quoi parle La 25e Heure, je réponds

qu’Edward Norton est un dealer qui passe ses dernières 24 heures de                                                                                                                

426 Dans les séries télévisées qui se passaient à New York, chaque plan large de la ville montrait les tours,

comme dans Friends ou Sex and the City

427 Art Spiegelman et François Mouly sont à l’origine de cette couverture. Elle explique : « I felt that images

were suddenly powerless to help us understand what had happened. The only appropriate solution seemed to be to publish no cover image at all – an all-black cover. Then Art suggested adding the outlines of the two towers, black on black. So from no cover came a perfect image, which conveyed something about the unbearable loss of life, the sudden absence in our skyline, the abrupt tear in the fabric of reality. » MOULY F., « Cover Story: Ten Years Since Black on Black », The New Yorker, 1er septembre 2011

428 « Le cinéaste ne cesse d’y faire référence (…). Spike Lee engage un compte à rebours (…) et glisse dans son personnage une

amertume qui aussi bien la sienne que celle de la ville toute entière. Belle idée que de faire porter, sans mot dire, en creux, un deuil national à un personnage délibérément marginalisé par ses activités, et d’inscrire l’ère du soupçon généralisé dans cette commune histoire : Monty doit savoir qui l’a donné, et pense d’abord qu’il pourrait s’agir de sa fiancée. Donné par sa propre compagne, comme les États-Unis ont pu être frappés par leurs propres armes, en l’occurrence l’argent donné d’avance à l’ennemi ? Le film trouve ici une résonnance sentimentale et juste du problème américain, ce qui en fait tout autant un film politique. Une scène résume, par l’histoire du cinéma interposée, ce qui a pu changer ou non dans le rapport américain à l’intégration, avec New York comme évident point de repère : on y voit Norton rejouer la scène du miroir dans Taxi Driver, lequel miroir porte l’inscription sacro-sainte à tout film de gangster depuis les années 70 : « fuck you », en écho au « you

talking to me » inlassablement répété par De Niro dès lors prêt à nettoyer la ville. Suit une énumération des minorités

(Pakistanais, Noirs, Chinois, Italiens, tout y passe, inventaire presque monotone des éléments constitutifs d’un melting-pot incertain) (…). » BÉNÉDICT S., « Sans colère », Les Cahiers du Cinéma, n°577, mars 2003

liberté dans le New York d’après le 11 septembre (…). Même si le roman et le scénario ont été écrits avant (…), nous savions qu’il fallait inclure l’évènement dans le film. Il ne s’agissait pas d’être démonstratifs mais d’inclure cette nouvelle réalité dans le climat, dans le décor. Ignorer ce qui s’est passé et ce que cela a changé dans la ville est impossible. Ne pas en tenir compte, ne pas le présenter dans le contexte aurait été au moins une erreur, au pire un mensonge. Nous avons intégré les conséquences de cette tragédie au scénario, et c’est devenu un élément qui a été incorporé à la photo et même dans le dialogue. »429

Spike Lee réalise un montage de visages et de buildings créant un kaléidoscope de l’Amérique post-11 Septembre. La 25e Heure (comme Gangs of New York de Martin Scorsese)

réussit – dans le cadre d’une identité urbaine – à montrer la destruction et la renaissance de l’Amérique.

De la même façon, en 2004, le réalisateur allemand Wim Wenders réalise Land of Plenty dont la trame narrative est l’Amérique post-11 Septembre, avec ses angoisses et ses traumatismes.430

Le film commence le 12 septembre 2003. En ce lendemain du second anniversaire des attentats, les bus qui circulent dans Los Angeles affichent le message God Bless America. Paul, vétéran du Vietnam et traumatisé par le 11 Septembre, passe ses journées à sillonner la ville à la recherche de personnes suspectes. À bord de sa camionnette high-tech estampillée d’un autocollant « United We Stand », il possède tout un attirail pour lui permettre d’espionner les « terroristes potentiels ». Paul note tous les faits et gestes de ses concitoyens (par exemple : « 10h20. Je vois un Arabe »). Au même moment, sa nièce revient de Cisjordanie. Après avoir passé une partie de sa jeunesse en Afrique et au Moyen-Orient avec ses parents missionnaires, elle rentre aux États-Unis pour être bénévole dans une mission chrétienne. Le lendemain soir, l’« Arabe » qu’avait vu Paul est à la mission ; il discute et se réchauffe avec quelques compagnons sous les yeux de ce dernier, toujours                                                                                                                

429 Propos de Spike Lee. Cités dans TYLSKI A., « Que restera-t-il après minuit ? ». Cadrage.net, février 2003

430 « Notre conception du monde n’est plus la même après le 11 septembre. Quand les tours se sont effondrées, j’ai murmuré

‘’la vie ne sera plus jamais la même désormais…’’, sans savoir pourquoi je disais cela. Ça m’a échappé. De fait, ma

réflexion, ma vision du monde et mon rôle ici-bas ont changé. Cela a d’ailleurs été le cas pour tout le monde. Il me semblait inévitable que le cinéma, la musique, la peinture, le théâtre et la littérature soient affectés par ces événements. J’ai fait des cauchemars pendant des semaines et des mois après le 11 septembre. Il fallait que je trouve un exutoire et quand j’ai tourné

Land of Plenty (…) je me suis nourri de l’après-11 septembre. » Propos de Wim Wenders, extrait du dossier de presse du film

posté dans sa camionnette. Muni d’un micro et d’une perche, il tente d’enregistrer ce qu’ils se disent, quand un 4×4 luxueux déboule dans la ruelle et tire sur Hassan qui s’effondre. Alors qu’il cherche des indices sur son décès, Lana le convainc de ramener le corps de la victime à son frère, qui vit dans un coin désertique à plusieurs centaines de kilomètres de Los Angeles. Alors qu’elle y va pour rendre un corps qui n’est pas réclamé, Paul, lui, accepte avec l’idée de faire des recherches sur Hassan et un potentiel réseau terroriste. Lorsqu’ils arrivent sur place, Paul part immédiatement à la morgue tandis que Lana demande à une voisine si elle sait où vit le frère de Hassan ; d’un air méfiant, elle rétorque : « C’est le type à la peau noire ? Il vit plus loin. » Paul entre dans un mobile home délabré qu’il croît être le repère des terroristes. Muni de lunettes infrarouges et de différentes armes, il tombe sur une dame âgée et malade. À cet instant, il se rend compte de sa paranoïa. La vieille dame lui raconte que sa télévision est bloquée sur la même chaine depuis deux mois ; il s’approche, un discours de George W. Bush est diffusé en direct dans lequel il parle de terroristes et de guerre. Paul tape sur le poste et change de chaine. Plus tard, Paul et Lana racontent « leur 11 Septembre 2001 » : pour Lana, il faisait nuit, elle était loin. Elle a entendu des gens applaudir ; « ils n’étaient pas des terroristes, c’est ça le plus douloureux. » À New York, sur un toit surplombant Ground Zero, ils regardent le reste du site. Paul est déçu, c’est un « simple chantier ». « Essayons juste d’écouter » conclut Lana.

Wim Wenders raconte les errements idéologiques d’une Amérique qui vit entre inquiétude et revanche. Il s’agit avant tout d’un film sur les points de vue, une œuvre sur les perceptions et sur les représentations que chacun se fait d’Autrui.431 Nous pouvons

également dire qu’il est ambigu ; à la fois « de gauche » dans son propos, Wenders plaît également à la droite évangélique avec la foi de Lana (bien qu’elle soit ouverte aux autres) et avec Paul, qui incarne cette frange de la politique américaine. Stigmatisant la paranoïa sécuritaire aux États-Unis, Wenders réussit à filmer une nation qui a du mal à se représenter, qui ne sait plus très bien ce qu’elle est, ce qu’elle a fait pour « mériter ça », et ne sait pas où elle va.

                                                                                                               

431 « L’enterrement du Pakistanais victime du racisme post-11 septembre appelle une scène où Paul et Lana visitent les

décombres du World Trade Center. La mise en écho des séquences pèse : quand Ground Zero, caveau du rêve américain, se substitue à la côte Ouest, Wenders assène une redite miniature du « propos » qu’il nous avait épargné pendant une heure quarante. Seule demeure après vision, insistante et précieuse, la capture d’un quartier, de sa topographie, de la touffeur de l’air. Ancrage si précis qu’il nie l’idée de nation et balaie du même coup la question faussement sympathique posée de prime abord au pays du melting-pot, question devenue plus inquiétante depuis le Patriot Act : ‘’Where are you from ?’’ »

GARSON C., « West Bank, West Coast », Les Cahiers du Cinéma, n°593, septembre 2004. Moins d’une semaine après les attaques du 11 septembre, un sondage paraissait sur le sentiment et la vision que les Américains avaient des Arabes (il est intéressant de souligner que le mot « musulman » n’est pas utilisé). Les résultats montraient que la plupart d’entre eux étaient méfiants et désireux de voir le gouvernement les surveiller de près. O’DRISCOLL P., « Poll: Suspicion of Arabs, Arab-Americans deepen », USA Today, 16 septembre 2001

Et le personnage de Paul est très symptomatique de cette Amérique en mal de ses certitudes – déboussolée – mais qui en même temps garde (ou retrouve) son caractère agressif envers ceux qu’elle considère comme ses ennemis et/ou comme des terroristes potentiels. Ici, la paranoïa poussée à l’extrême dramatise le propos et a pour effet d’« annuler » cette peur quotidienne. Comme si, à trop vouloir protéger son pays et se défendre, un certain ridicule remplaçait les névroses. Malgré ces clichés, Wenders porte un regard bienveillant sur le personnage de Paul, qui devient même touchant à travers les yeux de sa nièce, qui le perçoit comme un être malheureux et seul.432 Bien que diamétralement

opposés, les personnages peuvent être complémentaires dans leur différence. Ainsi, Lana est connectée, informée et ouverte, alors que Paul – qui se croit très informé – est tout le contraire. Si le film aborde également la question patriotisme, il parle « de patriotisme fourvoyé par la paranoïa », explique-t-il encore. À ce propos, il souligne l’importance du drapeau américain dans l’Amérique post-11 Septembre, qui est à la fois le symbole du patriotisme autant qu’une blessure.

Ce que le réalisateur a réussi à saisir, ce sont les repères désormais nébuleux de l’Amérique. Land of Plenty (Terre d’abondance) est vidée d’un trop-plein. D’un trop-plein paranoïaque, ultra-sécuritaire et névrosé ; à la fois craintive et va-t-en-guerre, l’Amérique de 2003 a des accents schizophréniques.

Land of Plenty et La 25e Heure semblent être les films qui ont le mieux réussi à capter

l’atmosphère post-11 Septembre. Peut-être parce que s’ils sont loin d’Hollywood, loin des grosses productions, ils enregistrent une ambiance, un sentiment. Le portrait d’une Amérique paumée. Spike Lee choisit de filmer New York et ses habitants balafrés, tandis que Wim Wenders s’intéresse au rapport à l’Autre dans une Amérique comateuse. À travers des histoires (fiction), ils réalisent une fresque à la fois intimiste et globale d’un pays

                                                                                                               

432 « Les Américains, on les connaît par le cinéma. Mais quand on vit aux États-Unis, quand on y voyage, les Américains y

sont d’une tout autre espèce. [Surtout quand on s’éloigne des grandes villes] on y découvre que les Américains sont perdus. Oubliés, perdus dans le temps. Mal informés. Étrangement impuissants. Et étrangement non connectés. Déconnectés. Et mon film parle principalement de cette perte de connexion avec le reste du monde. Les Américains se sont habitués à être le centre (…). Parfois, [les Américains] me font presque pitié. Ils sont coupés de tout. Ils n’ont aucune idée de la façon dont le monde les perçoit, des sentiments qu’ils inspirent. Quand certains d’entre eux voyagent (…), ils sont souvent choqués par ce qu’on pense d’eux. Mon film est un film sur les Américains. Un film plein de compassion pour [eux] et pour la situation singulière qui est la leur au XXIe siècle. Pour leur état… d’égarement. » Propos tenus par le réalisateur. Suppléments

hagard.433 Si ces deux films parlent de l’Amérique post-11 Septembre, ils contournent

pourtant l’événement qui reste hors-champ434, pour filmer l’à-côté.

Section II. Le film collectif 11’09’’01 - September 11. Les cas de