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Le désenchantement Hollywood parle de l’Amérique

Le monde post-11 Septembre présente de nombreux changements politiques et sociaux ; et les représentations que les Américains s’en font se retrouvent dans les productions cinématographiques. Ainsi, la question identitaire devient le centre d’intérêts des réalisateurs et des producteurs, qui ont compris la nécessité de traiter les inquiétudes d’une partie de la population. Une introspection à laquelle s’ajoute le principe d’identification à autrui qui, dans le cinéma américain, donne à voir les dysfonctionnements et les maux de la société : port d’armes, guerres engagées, communautarisme, racisme, le rôle des médias.

Dès 2003, un film indépendant et sans financement important s’impose sur les écrans américains et internationaux. Elephant706 s’appuie sur la fusillade qui a eu lieu au lycée

Columbine en 1999. Le réalisateur Gus Van Sant fait résonner la violence du monde dans un film très esthétisé et poétique. Et alors même que c’est un film sur les points de vues707,

jamais il ne prend position ou ne dénonce : il est un « questionnement absolu »708.

« Le cinéaste questionne (…) la représentation de la violence, réitérant la tension entre raison et irrationnel qui caractérise la longue crise des sociétés modernes. (…) Elephant nous parle d’une société qui vit l’effondrement des valeurs philosophiques modernes (liberté, dialogue, tolérance, relation, etc.) au profit d’un monde en proie à l’entropie et à l’absence de sens, rythmé par des débordements, des irruptions de violence. La dimension sublime du film est fondée sur l’association simultanée, chez le spectateur, d’un sentiment de terreur et d’une beauté qui trouble la perception et la raison et engendre une fascination ou une peur intense. »709

 

À sa façon, Collision de Paul Haggis (2004)710 donne lui aussi à voir les maux de la

société sous un angle particulier. À travers différentes histoires qui s’entremêlent, le                                                                                                                

706 Palme d’Or à Cannes en 2003, prix de la mise en scène et de l’Éducation nationale 707 Chaque protagoniste est filmé séparément

708 BLUMENFELD S., « Elephant, la réalité brute selon Gus Van Sant », Le Monde, 22 octobre 2003

709 LAGUARDA A., « Elephant : misère de l’adolescence dans une modernité en crise », Décadrages, n°19,

2011, pp.21-29

710 Grand prix du Festival du cinéma américain de Deauville (2005), Oscars du meilleur scénario original,

réalisateur met au premier plan une réalité américaine : communautarisme, racisme, incommunicabilité entre les Hommes711 (ce qui fait penser à Babel d’Alejandro González

Iñárritu). Véritable « peinture au vitriol de la société américaine de l’après-11 Septembre »712 violente

et sectaire, la ghettoïsation ethnique est au cœur du film.

En 2008, Clint Eastwood reprend la même thématique dans Gran Torino, dont le scénariste est d’ailleurs Paul Haggis. Walt Kowalski, un vétéran de la guerre de Corée et récemment veuf, est aigris et raciste. Mais sa rencontre avec une famille hmong va bousculer ses opinions. Lorsque le jeune Thao tente de lui voler sa Ford Gran Torino de 1972 sous la pression d’un gang, Walt fait face à la bande, et devient malgré lui le héros du quartier. Sue, la sœur aînée de Thao est la première à aller vers lui, et lui apprend quelques éléments de l’histoire Hmong, notamment que leur immigration est due à leur engagement auprès des Américains pendant la guerre du Vietnam.

Le film est une réflexion sur les préjugés ; d’ailleurs, comment ne pas penser à Clint Eastwood lui-même ? Il filme ses opinions, ses prises de position, et les tourne en dérision. Il se filme en misanthrope qui finit sa vie en se sacrifiant pour Thao ; malade et se sachant condamné, le geste de Walt peut être interprété de deux façons : comme un moyen d’écourter ses jours tout en sauvant l’adolescent, ou comme une « rédemption christique »713.

Quel qu’en soit l’interprétation, c’est le « white savior complex » qui prend ici une nouvelle ampleur :

« Clint Eastwood’s (…) film pioneered a White Savior mythology that previously seemed impossible to render: a mythology whereby an old-school racist can simultaneously cling to his bigotry while also becoming the venerable protector of the people of color he insults. If that seems oxymoronic, absurd and altogether shameless, that’s because it is; but that didn’t stop Eastwood from trying to pull it off. »714

 

                                                                                                               

711 Comme en témoigne ce dialogue entre un armurier et un client Perse : « Yo, Osama, plan the Jihad on your

own time (…) » ; « Are you making insults at me? » ; « Am I making insults at you?? That’s the closest you can get in English? »

712 BAUDIN B., « Premier regard sur une Amérique blessée », Le Figaro, 7 novembre 2007

713 DOUIN J-L., « ‘’Gran Torino’’ : le grand œuvre crépusculaire de Clint Eastwood », Le Monde, 3 mars 2009 714 SIROTA D., « Oscar loves a white savior », salon.com, 21 février 2013

Mais dans ces années du début de la guerre en Irak, c’est l’Amérique blessée et trompée qui se retrouve sur les écrans. Ainsi, en 2005, Good Night, and Good Luck de George Clooney revient sur l’histoire d’Edward R. Murrow, journaliste engagé contre les lois du sénateur Joseph McCarthy. Tout comme dans l’immédiat après 11 Septembre, où le « patriotisme guerrier » était de rigueur, si quelqu’un n’affichait pas son amour de la patrie, il était considéré comme « anti-américain ».715 Dans le film, le journaliste Edward Murrow

prévient : pour M. McCarthy, si quelqu’un le critique c’est que ce dernier est communiste et donc « anti-américain ».

Dans le dossier de presse, George Clooney expliquait son choix de réaliser ce film aujourd’hui : « Comment faire la différence entre la pub, la propagande, la manipulation et l’information ? [...] On ne cherche plus le moyen de s’informer dans les médias, mais le moyen de conforter ce que nous croyons déjà. La situation est critique. » En écho avec l’Amérique de 2005 (Patriot Act, guerre en Irak, le rôle des médias) Edward R. Murrow prévient les téléspectateurs :

« This is no time for men who oppose Senator McCarthy’s methods to keep silent, or for those who approve. We can deny our heritage and our history but we cannot escape responsibility for the results. We proclaim ourselves, indeed as we are the defenders of freedom wherever it continues to exist in the world, but we cannot defend freedom abroad by deserting it at home. »

Le film ne cesse de faire des parallèles ; ce fut Murrow contre McCarthy, c’est aujourd’hui Clooney contre Bush. Il y a plus de 200 ans, l’auteur Britannique Samuel Johnson déclarait que le patriotisme était le dernier refuge d’un scélérat.716 McCarthy et

George W. Bush sont ici critiqués pour la censure au nom de leur notion de patriotisme ; le message du réalisateur est clair : « (…) we must be vigilant when the emperor has no clothes and wraps himself in the flag. »717

                                                                                                               

715 « L’état d’exception post-11-Septembre se nourrit du sentiment d’une double menace, intérieure et extérieure. Good

night, and good luck (…) y répond en s’emparant d’un épisode du maccarthysme pour mieux critiquer la politique de la

Maison Blanche. » DERFOUFI M., GENUITE J-M. & GÜREL C., « Superman et le 11-Septembre », Le Monde diplomatique, octobre 2006

716 « Patriotism is the last refuge of the scoundrel »

Lorsque Hollywood prend ses distances avec le pouvoir et veut le faire savoir, les films qu’il produit sont une arme efficace, même s’il demeure relativement consensuel.718

En effet, à l’exception de Syriana et dans une moindre mesure, Lord of War, Hollywood reste relativement lisse dans ses propos. Selon l’historien du cinéma Gilles Menegaldo, « Hollywood est historiquement démocrate et n’a jamais rallié le camp Bush. C’est l’opinion, le problème. Hollywood doit lui vendre ses films, donc ne pas la heurter. »719

En revanche, la figure de l’Autre et de l’ennemi ont changé. Celui-ci n’est plus une altérité radicale – comme le Soviétique avait pu être représenté. Désormais, son point de vue est un peu plus pris en compte, même si, fondamentalement, le « cinéma hollywoodien repos[e] sur la non-représentation de l’autre (…). »720Ainsi, à partir de 2007, Hollywood s’empare

de la guerre en Irak, débutée quatre ans plus tôt.

« En raison, peut-être, de leur ambition politique affirmée, ces films de guerre parlent plus des États-Unis que des conflits eux-mêmes. Tous renvoient l’image d’une Amérique désorientée, dans laquelle les héros font spectacle de leur impuissance. (…) Tout fonctionne comme si la guerre contre le terrorisme se résumait à une guerre de l’Amérique contre elle- même. »721

                                                                                                               

718 « Rarely (…) does Hollywood offer radical solutions for the pressing problems of American society. » GIGLIO E.,

Here’s Looking at You: Hollywood, Film & Politics, Peter Lang Publishing Inc., 4e édition, 2014

719 Cité dans TOULON B., GUYON M., BAUREZ T. & CHEZE T., « Irak : Hollywood contre Bush »,

L’Express, 5 novembre 2007

720 VERNIER J-M., « Cinéma et Amérique : une image effritée », Quaderni, n°50-51, Printemps 2003, p.205 721 AUBERT V., « Portrait d’une Amérique meurtrie », Le Figaro, 8 novembre 2007

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HAPITRE

IV – La guerre en Irak à l’écran.