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1.4 La Grammaire cognitive .0 Remarques préliminaires.0 Remarques préliminaires

1.4.1 Psycholinguistique générale et linguistique cognitive

La psycholinguistique, se voulant une science précise, s'éloigne de la spéculation des philosophes d'antan pour qui le siège de toute activité langagière était l'esprit. Comme les processus mentaux ne se prêtaient pas alors à l'observation directe ou indirecte, et l'on ne pouvait pas dépendre de l'inférence, les premiers psychologues et psycholinguistes, dont Watson (1913), Pavlov (1927) ont concentré leurs enquêtes au comportement observable (behaviour ou behavior en anglais) : selon le behaviourisme, tout comportement est une réponse à un stimulus. Nous allons examiner cette prise de position sous peu. Mais par la suite, le progrès scientifique facilite l'observation du fonctionnement du cerveau lors des activités mentales (la cognition). Lors des années 50, le cognitivisme prend son essor. Ce courant admet le comportement comme important, mais les cognitivistes y ajoutent la cognition et la reconnaissent comme sous-tendant tout comportement humain, y compris le comportement langagier. Le chef de file du behaviourisme linguistique, c'est B. F. Skinner, fondateur de la théorie du conditionnement opérant. Dans son ouvrage Verbal

Behavior (1957), Skinner détaille sa théorie de comportement langagier chez l'individu.

Skinner (in ibid.) note que l'homme agit sur le monde et le modifie ; à son tour, il subit les conséquences de son comportement : certains processus régissent le comportement pour qu'il y ait un échange rentable avec l'environnement. L'homme ne diffère guère d'autres organismes à cet égard. Les comportements appropriés sont maintenus ou renforcés par les conséquences positives qui en découlent, et une modification inattendue entraîne un changement de comportement chez l'être, car les conséquences nouvelles appellent et renforcent des comportements nouveaux. Pour Skinner, le comportement n'est que mécanique, et son influence sur l'environnement s'atteint grâce à l'application des principes mécaniques et géométriques. Comme le comportement physique, le comportement langagier obéit à des principes physiques. Mais l'effet du comportement langagier sur le monde physique n'est pas directement observable ; par contre, l'homme agit sur ses semblables par ses paroles, ce qui est très difficile à repérer par les mêmes moyens comme marcher, écrire, etc., bien que les sons émis soient faciles à repérer et à décrire. Skinner lui-même avoue que l'interaction entre le locuteur et l'allocutaire est « complexe » : il n'existe aucun lien directe entre la demande d'un verre d'eau et l'ultime conséquence ; l'offre de ce verre (et nous ajouterons que la pragmatique complique encore plus cette relation entre action et conséquence : « j'ai soif » entraîne souvent l'offre d'un verre, par exemple). Il note que le comportement langagier ne dispose pas de pouvoir de modifier le monde physique : « Names do not break bones » (les noms ne peuvent pas

Skinner rejette la sémantique, affirmant que le postulat que les mots représentent les idées n'est pas fiable : les idées n'ont pas d'existence observable, ni le sens ni l'information non plus. Ils n'ont pas d'utilité dans l'étude et la description du comportement verbal ; la théorie se veut révolutionnaire : pour « mot » par exemple, Skinner propose « unité de comportement verbal » et qualifie le terme d' « opérant », synonyme de « réponse » et défini comme tout comportement ayant un effet sur l'environnement qui, à son tour, a un effet sur l'organisme émetteur de l'opérant. Le lien entre l'effet et l'opérant est une condition sine qua non pour le distinguer d'une réponse quelconque. L'ensemble d'opérants verbaux observés chez un individu constitue donc son répertoire verbal. Dans le répertoire d'un individu, certains opérants sont plus forts que d'autres, comme indiqués par la probabilité de leur occurrence. Cette probabilité est déterminée par l'émission de l'opérant comme réponse, surtout dans des situations inhabituelles, le niveau d'énergie dépensée dans l'émission de l'opérant, le temps déployé dans l'émission, la répétition de l'opérant par l'organisme, et la fréquence totale d'un opérant (et ses variants) dans une gamme de situations.

Le conditionnement opérant, le renforcement et l'extinction. Skinner (in ibid.) affirme que

l'opérant verbal se renforce chez l'enfant par le stimulus positif que le parent exhibe. Le parent définit un répertoire d'opérants chez l'enfant dès le commencement en renforçant plusieurs occurrences d'une réponse. Les comportements désirables, même imparfaits, doivent être renforcés pour que le conditionnement ait lieu. Donc, les comportements verbaux complexes se réalisent et se conditionnent par le renforcement progressif de chaque opérant réalisé comme partie du répertoire recherché chez l'enfant. Tout ce qui n'en fait pas partie n'est pas renforcé. Ce processus est connu chez Skinner comme « renforcement sélectif ». Il faut prendre en compte la reconnaissance que tout comportement verbal initial n'est que contingent : il est difficile, sinon impossible, de provoquer un enfant à produire un son recherché (Skinner, 1957 : 31) : on n'a qu'attendre jusqu'à ce que l'enfant affiche le comportement désiré. Skinner (in ibid.) souligne l'importance du stimulus antérieur au contrôle du comportement verbal chez l'enfant : « in the

presence of a given stimulus, a given response is characteristically followed by a given reinforcement. 19» Cette règle est décrite comme une contingence à trois étapes, propriété de l'environnement. Non seulement l'organisme acquiert le comportement renforcé, mais la probabilité que l'organisme répète ce comportement en présence du stimulus antérieur accroît. Ce processus est dénommé « discrimination de stimulus » (stimulus discrimination).

19. En présence d'un stimulus donné, une réponse donnée est suivie normalement d'un renforcement donné - notre traduction.

Concernant la motivation interne et l'émotion, Skinner en fait abstraction parce qu'elles sont peu fiables comme variables : « it is simpler to omit any reference to a « drive » and say that the

probability of the response ...can be changed through these operations »20.(cf. Walker, 1984) Les opérations auxquelles il fait référence sont des opérations privatives ou productives qui (dé)motivent des réponses verbales. Skinner distingue entre deux formes de comportement évasif :

avoidance, entraînée par la réduction de quelque condition qui précède un stimulus aversif, et escape, entraîné par la réduction du stimulus aversif proprement dit.

Nous avons présenté ici les idées fondamentales de la psycholinguistique skinnerienne. Ces fondements ont suscité des critiques, parfois acerbes, auprès de cognitivistes comme Chomsky (1958, 1967 ; 2007), et Piaget (1926, 1959) qui considèrent les processus internes intermédiaires comme importants pour l'acquisition et l'apprentissage des langues. Nous y reviendrons mais, à vrai dire, il faut reconnaître que le behaviourisme était valable comme méthode scientifique à l'époque où il s’est développé. Il n'existait pas alors ces moyens scientifiques permettant de vérifier et/ou contrôler les processus cérébraux associés aux processus psychiques qui sont après tout des formes de comportements aussi. D'ailleurs, le behaviourisme a contribué beaucoup au développement de la psycholinguistique au statut de science objective.

Mais les cognitivistes s'opposaient à ce qu'ils considéraient comme une approche trop mécanique à la question du comportement humain en particulier et du comportement mammalien en général. Par exemple, Chomsky note : « Nous ne sommes pas en mesure de prédire le comprtement

verbal en termes de l'environnement du locuteur, puisque nous ne savons pas quel sont les stimulus actuels » (1967:147 ; 1958 ; notre traduction) Il cite ensuite des expériences qui prouvent que des

mammifères (rats, singes) ne requièrent pas de renforcement externe pour apprendre à exécuter des tâches complexes. Mais Chomsky n'est pas seul à émettre cette idée que les animaux possèdent des pouvoirs de cognition : plusieurs études postérieures ont confirmé ce constat, dont Schuster et al. (2004), Hare, Call et Tomassello (2001), Hauser, Newport et Aslin (2001), Martin-Ordas, Schumacher et Call (2012). Chomsky admet que quelques-unes des découvertes skinneriennes sont véritables et admissibles, mais il juge que ces découvertes ne peuvent s'appliquer au comportement humain que de façon superficielle. Chomsky rejette l'étude de Skinner comme un échec.

20. Il s'avère plus facile d'éliminer toute référence à une « impulsion » et d'affirmer que la probabilité de la

Chomsky critique les définitions opératoires des termes-clés stimulus, réponse et

renforcement comme trop restreintes, arguant que si des définitions plus étendues étaient adoptées,

(par exemple, si tout événement physique touchant à l'organisme était considéré comme stimulus et si tout comportement devait être désigné comme une réponse) les conclusions de Skinner vis-à-vis du comportement opérant seraient illégitimes. Par contre, si l'on devrait se focaliser uniquement sur les comportements liés à un stimulus, les conclusions de Skinner ne signifieraient pas grand-chose, car une partie majeure de ce qu'exhibe l'organisme ne qualifierait pas comme comportement. En fait, comme le dit Chomsky, l'organisme, en l'occurrence, l'être humain, n'est pas obligé d'émettre une réponse spécifique à un stimulus donné. Par exemple, devant une peinture sublime, on peut s'exclamer, siffler, devenir momentanément muet ou méditer... bref, la liste de réponses est longue, et le silence et la méditation ne répondraient pas aux critères d'opérants d'après Skinner.

Concernant le contrôle du stimulus, Chomsky démontre que la notion est floue : toute réponse est contrôlée par un stimulus ; donc, si l'on voit une chaise rouge et l'on dit « chaise », c'est cette propriété de chaise qui sert de stimulus qui contrôle la réponse, à l'exclusion des autres propriétés comme rouge, métal, etc. Chomsky critique l'idée en soulignant le fait qu'elle fait perdre toute objectivité du stimulus parce que le contrôle ne se trouve plus dans le monde externe : il est renvoyé dans les processus psychiques de l'organisme. Cette interprétation mène Chomsky à établir des conclusions : on ne peut pas prédire le comportement verbal en termes des stimuli dans l'environnement du locuteur, puisque l'on ne peut pas déterminer le stimulus qui a provoqué un comportement verbal donné chez le locuteur avant que le comportement soit affiché. En fait, selon la théorie du conditionnement opérant, le comportement arrive avant le stimulus. D'ailleurs, sauf dans des conditions très artificielles, l'on ne peut pas contrôler la propriété spécifique d'un objet physique (et à plus forte raison, d'une situation) qui servira de stimulus. Il s'ensuit qu'aux yeux de Chomsky, les idées de Skinner vis-à-vis du langage humain, ne sont que fausses (Chomsky, 1958, 1967).

Ailleurs, ayant mis la loi de l'effet sous la loupe, Chomsky (in ibid.) décrit la loi comme tautologique : la définition que Skinner donne au concept renforcement est si large que le terme devient ambiguë : la soliloque et la pensée (classée comme parole sub-audible, Skinner, 1957:438) sont pour Skinner, des exemples de renforcement ; Skinner, (in ibid.:434) décrit penser comme « un

comportement couvert » c'est-à-dire que, quand l'on pense, l'on ne fait pas rien ; au contraire, l'on

agit. Ici, nous ne pouvons que partager l'opinion de Chomsky. D'après Skinner, la présence du renforcement assure le comportement verbal chez l'adulte. Mais nous connaissons les différences

entre l'enfant et l'adulte au niveau des difficultés face à l'apprentissage des langues. Chomsky affirme donc ne pas pouvoir évaluer la vérité des propos de Skinner sur le renforcement.

Le renforcement comme le conçoit Skinner en relation avec le langage humain a trop de latitude : il comprend des actions ou des situations externes à l'organisme et directement observables, et les états d'âme et les activités psychiques inobservables, à telle enseigne que c'est vraiment difficile d'accepter qu'il rejette toute référence aux mêmes processus mentaux et psychiques. (Le renforcement lui-même n'est que quelque chose d'hypothétique : peut-être que nous pourrons observer l'agent renforçant et l'organisme qui renforce, mais le lien entre les deux n'est jamais explicable en faisant abstraction des processus internes).

Le développement de la linguistique cognitive naît des réactions (Chomsky, 1968 ; Piaget, 1927 ; Vygotsky, 1962) contre le behaviourisme en psychologie et en linguistique (Smith, 2001). Les idées de Chomsky et celles de Shannon (1948) sur la théorie de l'information ont suscité et augmenté l'intérêt dans la cognition humaine et animale. Ces nouveaux développements ont reflété sur la psycholinguistique, qui prête plus d'attention aux aspects internes du langage humain, tels que l'attention, la mémoire et la cognition (Smith, in ibid. ; Kemmer, 2012). La linguistique cognitive connaît un véritable essor à partir de 1970, avec les travaux de Johnson-Laird (1980, 1983, 2001, 2010 etc), Fillmore (1968, 1972, 1975) Talmy (1988a, 1988b), Goldberg (2006), Langacker (1987, 1991), parmi bien d'autres. Les auteurs explorent des aspects différents des liens entre la cognition (la pensée) et les autres processus psychiques (attention, mémoire, rappel, etc.) d'un côté, et le langage humain d'un autre. En fait, le terme linguistique cognitive est un terme qui décrit plusieurs approches ayant pour bases les liens mentionnés ci-dessus. Gilles Fauconnier (2003) la conçoit comme une approche unique qui unit et met en jeu la cognition, les systèmes conceptuels, le langage et la construction du sens en général. Geeraerts et Cuyckens (2007) décrivent la linguistique cognitive comme un cadre flexible plutôt qu'une théorie monolithique du langage. Ce cadre inscrit le langage humain dans la gamme des compétences cognitives générales de l'être humain. Ainsi, le langage n'est plus vu comme une faculté à part entière. La linguistique cognitive s'inscrit dans le fonctionnalisme. Les approches diverses qui constituent cet ensemble théorique partagent, cependant, trois caractéristiques en commun, ce qui permet de les identifier comme partie du groupe : ces caractéristiques découlent du postulat que le langage humain sert à catégoriser les expériences accrues à partir de notre interaction avec le monde à travers les processus cognitifs. Ces caractéristiques sont : la primauté de la sémantique dans l'analyse linguistique, la nature encyclopédique/globalisante du sens en linguistique, et la nature

perspectivale du sens linguistique. La primauté de la sémantique découle du cognitivisme : la fonction du langage étant de catégoriser, le sens (qui permet de réaliser la catégorisation) est le premier phénomène linguistique. À notre entendement, tout autre phénomène est dérivé de ce phénomène. La nature encyclopédique du sens stipule qu'il n'existe pas de niveau structural de la sémantique à part celui de l'association des formes linguistiques à la connaissance du monde. En d'autres termes, le sens des formes linguistiques n'est séparé la référence des formes aux entités du monde. La nature perspectivale du sens postule que les liens entre les sens des formes linguistiques et le monde extérieur que les sens désignent ne sont pas objectifs : la fonction catégorielle du langage humain impose une structure au monde. Autrement dit, chaque langue interprète son univers selon les expériences et les besoins de ses locuteurs individuels et de sa culture. Cette idée a été examinée par Johnson-Laird (1987), Lakoff (1987) et Geeraerts (1993). Selon Geeraerts (2007), la position expérientialiste de la linguistique cognitive épouse l'optique que le raisonnement humain est déterminé par notre existence en tant qu'êtres physiques et organiques et par nos expériences collectives et individuelles. Le développement du raisonnement chez l'homme n'est ni uniquement dû à des caractéristiques innées ou organiques ni, au contraire, dû exclusivement à l'environnement externe. Plutôt, il naît d'un mariage entre les deux extrêmes.

Ce courant de la linguistique se démarquerait de la grammaire générative, qui se réclame aussi de la tradition cognitiviste par son approche : la grammaire générative a pour objet le langage humain : dans les mots de Lakoff (1991), « ….such things as meaning, communicative function and

general cognition cannot by definition enter into the rules of formal grammar »21 Donc, pour la grammaire générative, le langage est un système autonome et doit être étudié formellement, sans recours aux fonctions ni aux interprétations de ces formes. La linguistique cognitive prend le contre-pied de cette position, voyant dans le langage un moyen d'appréhender le monde (Domaradzki, 2007 ; Langacker, 1987). Aux termes de Geeraerts (in op. cit.), la linguistique cognitive se donne pour tâche de démontrer que les facteurs sémantiques et fonctionnels dont la grammaire générative fait abstraction sont nécessaires pour une description plus complète des phénomènes purement formels qu'étudie la grammaire générative. En plus, la linguistique cognitive cherche à ériger une théorie non-autonome de l’acquisition langagière. Cette théorie postule d'abord que les mécanismes et les contraintes qui accompagnent l'acquisition langagière ne sont pas spécifiques au langage : ils sont partagés avec d'autres aspects de la cognition ; qu'il y ait des contraintes gouvernant cet exercice, elles dépendent d'autres inputs en provenance des autres 21. De telles choses que la signification, la fonction communicative, et la cognition générale, ne peuvent pas,

processus cognitifs. En définitif, le courant théorique connue sous le terme linguistique cognitive se démarque de la linguistique behaviouriste en liant la cognition et d'autres processus psychiques et le langage ; il se démarque de la grammaire générative chomskyenne car cette dernière postule une autonomie des processus langagiers vis-à-vis des autres processus cognitifs (perception, attention, etc.) alors que la linguistique cognitive réclame l'appartenance du langage humain aux capacités cognitives générales. C'est dans ce courant théorique que s'insère la grammaire cognitive de Langacker. Dans la partie suivante, nous allons exposer la théorie de Langacker, surtout en relation avec le temps, l'aspect et la traduction. Cet exposé constituera notre cadre théorique principal pour toute cette entreprise.