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FOURNISSEUR D'OBJETS DE LUXE

6.3. LES RESTAURANTS GASTRONOMIQUES: LES

6.3.5. La psychanalyse et la nourriture

Manger ne va pas de soi. Cet acte s'est toujours accompagné de toute une série d'implications psychologiques, religieuses et magiques, physiologiques, esthétiques, politiques, économiques et sociales.

Bien que les théories psychanalytiques n'aient pas beaucoup à dire sur la grande cuisine, il existe néanmoins quelques réflexions sur la et le symbolisme nature de la nourriture (Chatelet, 1977/1998). Ainsi, elle évoque la similarité pour les enfants entre les jeux créatifs comme le coloriage et le modelage et la préparation des aliments, les deux premières activités perdant d'importance àcôté de la préparation des aliments comme des tartes ou des gâteaux. Le travail de transformations qui s'opère sur la nourriture en cuisine aurait, sur ceux qui l'exercent pendant l'enfance, un effet révélateur de créativité.

La psychanalyse touche aussi sur les aspects d'équilibre paradoxal en ce qui concerne le fait que la nourriture entre par une partie du corps, se transforme en traversant le corps, et sorte en forme de matière radicalement différente par l'autre bout, tout en dénotant le rôle symbolique que joue la table en séparant nettement ces deux parties du corps dans une partie acceptée et donc visible, et une autre, cachée et inacceptable.

Dans ce contexte, il convient d'évoquer Norbert Elias qui, dans son livre célèbre, La civilisation des mœurs (Elias, 1991), a analysé le rôle des manières de table dans la

construction de la société d'ancien régime : aux manières raffinées de la cour s'opposaient celles, rustres, de la ville et de la campagne. L'auteur se demande, pourquoi l'utilisation de la fourchette est devenue nécessaire, à tel point qu'il est considéré « barbare)} et peu «civilisé)} de prendre avec les doigts ce qui se trouve dans son assiette. Sa réponse à la question est que l'être humain moderne éprouve un sentiment de malaise quand il se salit des doigts, en surcroît quand il est aperçu en société avec des mains sales.

Ce que nous considérons comme une coutume naturelle parce que nous y sommes habitués et conditionnés depuis notre plus tendre enfance ne fut accepté et acclimaté que lentement et pémolement par la société. Cela s'applique à des objets en apparence peu importants comme la fourchette, aussi bien qu'à des comportements qui nous semblent aujourd'hui plus significatifs et plus essentiels. Comme Elias l'a décrit: «Rien dans les manières de table ne 'va de soi', rien ne peut être considéré comme un sentiment de gêne naturel. Ni la cuiller, ni la fourchette, ni la serviette n'ont été inventées un jour, comme un outil technique, avec une finalité précise et un mode d'emploi détaillé: leur fonction s'est précisée peu à peu à travers les âges (...). (Elias, 1991 :175).

Dans la thématique d'Elias, l'enfant ne naît pas« civilisé)} et les fonctions dites « naturelles)} dépendent d'une « sensibilité)} différente à tout ce qui touche le corps. La thèse de Norbert Elias développée dans La civilisation des mœurs (1991) montre très clairement que depuis le De civilitate morum puerilum (La civilisation des mœurs de l'enfant) d'Erasme, en 1532, a pris place un système qui vise à réprimer toutes les manifestations pulsionnelles publiques (<<animales)} : uriner, flatuler, avoir des contacts manuels avec la nourriture) du corps. L'ensemble de ces tendances est largement présent comme élément à transmettre dans les systèmes d'éducation. Il finit par aboutir à une intériorisation, au sens psychanalytique du terme de ces interdits. Dès lors, la mise en pratique de ceux-ci conduit à des sensations internes de malaise, de peur, de honte. Ces

concepts d'Elias sont ceux qui sont le plus souvent évoqués quand on parle du rôle de la psychanalyse dans la nourriture.

Après aVOIr présenté les aspects économiques, sociologiques, psychologiques et psychanalytiques de la nature luxueuse de restaurants gastronomiques et de la nourriture, il convient de jeter un coup d'œil à l'autre côté de l'équation. Il est en effet nécessaire de ne pas passer sous silence les pratiques de certains chefs qui, en utilisant la réputation d'excellence de leurs établissements, tirent des bénéfices financiers d'une commercialisation aux antipodes de leur métier et de leur raison d'être d'origine-créer une expérience de luxe et de rareté.

6.4. LA COMMERCIALISATION

DE LA GRANDE

CUISINE

Bourdieu, dans son étude sur le rôle social de la gastronomie dans la deuxième moitié du 19ème siècle, fait la distinction entre les arts qui sont près du pouvoir et ceux qui en sont éloignés. La gastronomie est, selon lui, tout comme l'opéra et la comédie, une forme d'art près du pouvoir, car elle doit s'adapter aux besoins des hommes puissants pour survivre financièrement (Bourdieu, 1993).

Les chefs des restaurants les plus exceptionnels ont clairement une chose en commun : tous sont des entrepreneurs couronnés de succès. Sans renoncer àleur empreinte forte sur la cuisine, ils jouent aussi le rôle de leaders et de managers à temps plein, gérant de «mini-empires}} dont les chiffres d'affaires peuvent atteindre entre 120-150 millions de Francs (Depagneux, 1999). Ils se diversifient souvent dans d'autres activités qui sont plus ou moins liées à leur métier de base : comme par exemple créer des plats surgelés vendus en supermarchés; consulter pour de grandes entreprises de l'industrie alimentaire-avec des honoraires qui peuvent se monter à 30.000 FF par jour; mettre leurs noms--et exiger des « droits d'auteur }}- sur presque tout, de la porcelaine, des verres, des serviettes et

tout autre chose en rapport avec « l'art de la table» ; ouvrir des restaurants français dans des pays étrangers. Certains d'entre eux possèdent des vignobles, qui produisent des vins sous leur nom propre, bien connu. Beaucoup d'entre eux ont d'ailleurs créé des affaires de famille sous la forme de holdings financières, des entreprises immobilières ou des S.A pour fàire face aux questions de taxation et d'héritage. Ils sont, chaque jour, autant en contact avec des avocats ou des comptables que du personnel de cuisine et des clients.

La «haute cuisine» est, avant tout, un processus qui consiste à préparer des matières premières de la meilleure qualité possible et de la façon la plus excellente possible. C'est un processus qui exige un travail réellement individuel, réalisé pour chaque client individuellement, sans considération pour l'optimisation des coûts. C'est l'antithèse de la production industrielle. La grande cuisine s'est toujours construite en fonction du pouvoir d'achat des classes sociales dominantes. Ce n'est pas moins vrai aujourd'hui. La seule différence entre les débuts de la cuisine gastronomique et aujourd'hui, c'est que dans le passé, c'étaient les chefs qui suivaient leurs clients partout où ils voyageaient en fonction des saisons, alors qu'aujourd'hui ce sont les clients des restaurants àtrois étoiles qui sont prêts à voyager de longues distances pour déguster la cuisine d'un grand chef.

Le célèbre établissement de Paul Bocuse à Collonges-au-Mont-d'Or, avec environ 2000 des repas par mois, a atteint en 1998 un chÏ:ffi'ed'affaires de 27 millions de francs et une marge bénéficiaire de 6 %, malgré des charges de personnel de l'ordre de 35 %, ce qui est typiques pour cette sorte d'établissement (Depagneux, 1999). Le restaurant de Paul Bocuse est malgré tout un cas exceptionnel. La grande cuisine, où le bénéfice financier ne dépasse quasiment jamais les trois pour cent du chÏ:ffi'e d'affaires, n'est pas une bonne façon de s'enrichir rapidement. La marge bénéficiaire d'un fast-food est nettement supérieure à celle d'un restaurant à trois étoiles (Gotze, 1999). Les chefs s'accordent tous sur ce point : vue la situation actuelle, un restaurant gastronomique est peu profitable. La marge bénéficiaire réalisée dans ces établissement a baissé sur les vingt dernières années de 10 % à 3 % (Huillard-Kaon, 2001). Pour citer un grand chef: «Je gagne plus d'argent en une journée de conseil pour une des grandes industries alimentaires que pendant des années avec mon restaurant àtrois étoiles» (Gotze, 1999).

C'était déjà la situation au temps d'Escoffier. Quand Charles Ritz a demandé à Escoffier, en 1890, de prendre en charge la cuisine de l'Hôtel Savoy à Londres, Escoffier était déjà connu comme ce que l'on appellerait aujourd'hui un consultant international des cuisines d'hôtel (Gotze, 1999 #959). Il fut aussi le premier à utiliser son nom pour des raisons publicitaires dans l'industrie gastronomique naissante (pour une recette de pickles mélangées). Il a également autorisé une usine de produits alimentaires à donner son nom à des produits fabriqués en série. Les chefs actuels qui signent des contrats de conseil lucratifs et donnent leurs noms à des produits industrialisés vendus en grandes surfaces, ne font ainsi que suivre une tradition commencée par le fondateur même de la grande cuisine. De ce point de we, les chefs peuvent être comparés aux grands couturiers qui gagnent de l'argent sur la vente d'accessoires et de parfums, et utilisent la haute couture en guise de publicité plutôt qu'en tant que source de revenus.

Les chefs sont tout à fait conscients du fait que leur plus grand capital est leur nom, reconnu partout en France et à l'étranger. Seuls les restaurants gastronomiques qui existent depuis plusieurs générations dans la même famille sont réellement profitables, avec des investissements initiaux remboursés et des opérations standardisées d'une façon qui nécessite peu d'investissement supplémentaire, hormis les matières premières. Les chefs qui ne se trouvent pas dans cette situation et qui doivent amortir des dépenses souvent considérables mais dont les noms sont bien connus sont souvent invités à parler à la télévision-pour des honoraires considérables. Ils écrivent des articles gastronomiques bien rémunérés par les journaux. La publicité les aide à vendre leurs livres de cuisine, souvent aux gens qui n'ont jamais mis les pieds dans leur restaurant.

Les chefs ouvrent aussi de petits restaurants et bistrots, souvent dans des grandes villes, comme Lyon et Paris. Ces établissements ont beaucoup de succès, attirant les clients sur la promesse qu'ils dégusteront la cuisine d'un chef célèbre pour une fraction du prix qu'ils dépenseraient au restaurant gastronomique. Le chef à trois étoiles Bernard Loiseau a été jusqu'à introduire son restaurant en Bourse--une initiative risquée, car la valeur de l'entreprise repose entièrement sur la présence et le succès d'une seule personne, le chef.

Loiseau a également autorisé des hommes d'affaires japonais àreproduire au Japon une copie exacte de son restaurant (Gotze, 1999). Outre le fait qu'il a obtenu une somme d'argent considérable pour ce privilège, il s'est assuré que chaque détail, jusqu'au plus infime, était réalisé selon ses exigences, afin que son nom et sa réputation ne souffrent pas de cet acte de commercialisation.

Paul Bocuse, avec son collègue Roger Vergé et le célèbre pâtissier Gaston Lenôtre dirigent un restaurant dans le l'Epcot Center àDisneyworld, en Floride, où plus de 3.000 repas sont vendus par jour. En même temps, Bocuse dirige également des restaurants sous son propre nom au Japon et en Australie. Il possède 16 magasins d'alimentation au Japon qui portent son nom et une école hôtelière qui, àce jour, a instruit des milliers d'étudiants dans la tradition française de la grande cuisine. George Blanc, à Vonnas, est un autre exemple extrême de la façon dont on peut commercialiser un nom réputé: il a monté une boutique de cuisine, qui vend un peu de tout, des torchons aux couteaux Laguiole, des livres de cuisine et des vestes des chefs brodés au nom de Georges Blanc ; il a également créé un magasin de vins et de plats cuisinés ; un bistrot sur la même place que le restaurant gastronomique ; des hôtels et des cafés; et a acquis un vignoble voisin produisant en grande quantité des Bourgognes blancs moyens de gamme. Un autre cuisinier célèbre, Joël Robuchon, après avoir quitté son restaurant trois étoiles àl'âge de 51 ans, a continué une carrière de consultant et publié de nombreux livres de cuisine à

grand succès.

Résultat de la forte pression financière qu'ils subissent, la commercialisation du nom et du talent des grands chefs induit une transformation de leur rôle traditionnel: beaucoup d'entre eux cessent de se mettre aux fourneaux et deviennent, à la place, les promoteurs de leur image. On peut, toutefois, se poser la question de savoir si cette commercialisation de leur nom n'aboutit pas à une sorte de «cannibalisation» de la valeur de leurs restaurants gastronomiques. Reste que les chefs sont tout à fait conscients qu'ils doivent, alors même qu'ils s'occupent d'autres choses pour gagner de l'argent, maintenir rigoureusement les standards exceptionnellement hauts de leurs restaurants.

Faute de maintenir ces standards, ils se priveraient rapidement de la possibilité de commercialiser leur nom dans un but lucratif.

Le cuisinier à trois étoiles Michel Guérard, qui a signé un contrat lucratif avec Nestlé (Gotze, 1999), reconnaît par exemple que les plats industriellement fabriqués ne peuvent en aucune façon rivaliser avec ce qu'il prépare dans son restaurant gastronomique, le Près d'Eugénie. Il souligne cependant l'influence que la préparation de ces plats industriels a sur sa créativité et le défi que cela lui pose, le forçant à réfléchir différemment de sa façon habituelle. Selon lui, les difficultés de la production en série sont une façon d'aiguiser son côté créateur et son esprit d'invention qui, à la fin, profiteront à la grande cuisine de son restaurant gastronomique.

6.5. RESUME

Dans le chapitre précédent, nous avons présenté les rapports des restaurants gastronomiques et du luxe, ainsi que les pratiques commerciales que poursuivent certains chefs pour accroître leur rentabilité.

Dans le chapitre suivant, nous présenterons les propositions de recherche sur les pratiques exercées par les chefs des restaurants gastronomiques.

CHAPITRE 7