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Le paradigme clinique : une approche différente

Dimensions Personnelles de Leadership

8.1. METHODES DE RECHERCHE QUALITATIVES DANS LA RECHERCHE ORGANISATIONNELLE

8.1.3. Le paradigme clinique : une approche différente

Un autre avantage de la recherche qualitative par rapport à la recherche quantitative touche au phénomène de la rationalité humaine et de ses limites. Dans cet esprit, une des méthodes les plus significatives de recherche vient de Cyert & March (1963), March & Simon (1958) et Simon (1945) et a été confirmé plus tard par Allison (1971) avec son analyse de la Crise de Missiles Cubaine. Leur travail souligne les limites cognitives de la rationalité dans le processus décisionnel, étant donné l'accès limité des managers aux informations et leurs capacités, également limitées, de traitement. Ces chercheurs ont noté que de nombreuses décisions reposaient, en fin de compte, sur des questions de jugement et non des faits, les managers étant influencés par les coalitions constanunent

changeantes dans l'organisation. Ils différencient ainsi l'homme économique, rationnel, de l'homme psychologique, irrationnel, et ajoutent ensuite un troisième personnage plus réaliste: l'homme administratif, d'une rationalité limité (<< boundedly rational »). Cette dernière personnalité, sachant qu'il ou elle est incapable d'atteindre à la perfection dans

son processus décisionnel. s'efforce de trouver la solution la plus appropriée, aUSSI rapidement que possible et dans le contexte limité qui prévaut : autrement dit, il ou elle fait ce que les chercheurs appellent un « satisfice », une création langagière à mi-chemin entre «donner satisfaction» et « sacrifier ».

Avec l'apparition de cette théorie et son développement dans les domaines de la psychologie et la sociologique organisationnelle, le mythe de l'être humain en tant qu'acteur raisonnable est devenu caduc. De même, la recherche quantitative, qui suppose constantes la plupart des variables tout en mesurant un simple construit, s'est révélée moins suffisante pour expliquer les variations du comportement des individus en état de flux constant et qui sont continuellement sous l'influence d'une myriade de fà.cteurs non- mesurables. Cette incompatibilité perçue par les chercheurs entre les méthodes de recherche existantes et les vrais êtres humains les a incités à développer une nouvelle approche de recherche plus à même de tenir compte de la complexité inhérente du comportement humain.

Le paradigme clinique a été développé en réaction aux limitations de la théorie de l'acteur rationnel. Tandis que les sciences de gestion parlent de choix raisonnables, un certain nombre de travaux supposent que les leaders organisationnels ne sont pas forcément rationnels (Amado, 1995; Bawn, 1987; Hirscbhorn, 1990; Jaques, 1974; Kets de Vries &

Miller, 1987; Kets de Vries, 1980; Zaleznik, 1989; Zalezoik & Kets de Vries, 1975; Zaleznik, Kets de Vries, &Howard, 1977). Ces chercheurs ont souligné l'importance des facteurs « irrationnels» de motivation des principaux responsables et qui peuvent avoir des conséquences non négligeables dans le processus de management. Ils ont émis l'hypothèse selon laquelle un grand nombre de modèles de gestion se sont avérés des échecs pour ne pas avoir pris en compte ces forces irrationnelles.

L'approche clinique traite le sujet de l'irrationalité organisationnelle à travers le paradigme clinique, un modèle psycho-dynamique de comportement qui se concentre, au niveau individuel de l'analyse, sur les processus organisationnels sous-jacents. Les modèles cliniques utilisés dans cette théorie se fondent sur un ensemble de travaux qui

soutient que les individus, aussi bien dans un contexte intra-organisationnel qu'extra- organisationne~ ne sont pas toujours rationnels, logiques, sensibles et fiables. Les chercheurs qui utilisent le paradigme clinique ont constaté, lors de leur recherche au sein des organisations, que les processus défensifs individuels jouent souvent un rôle important dans la vie organisationnelle et peuvent s'enraciner profondément dans la structure sociale de l'organisation, influençant le leadership, la stratégie, le fonctionnement de groupe, la structure et la culture de l'organisation. Cette recherche a montré que de nombreux phénomènes au sein des organisations trouvent leur origine dans le psychisme des cadres supérieurs, dans la façon dont ils représentent leurs conflits, leurs désirs, leurs fantaisies et leurs structures défensives. La psychanalyse, en tant que «science de l'irrationnel », a ainsi ouvert la voie à un nouveau mode de compréhension du fonctionnement organisationnel.

L'application de concepts psychanalytiques en dehors du contexte purement clinique a vu le jour avec Freud (1929) dans ses écrits sur les questions sociales, mettant en doute la nature de la religion, de la civilisation et de la guerre. Freud a aussi contnbué à l'étude du comportement de groupe en soulignant la nature particulière des processus d'identification qui interviennent entre un leader et ses subordonnés. Depuis Freud, la connaissance clinique s'est développée de façon significative, contnbuant à l'avancement de psychanalyse. L'application des concepts psychanalytiques aux sciences sociales et organisationnelles s'est répandue. Le fondement de cette approche est la mise en exergue du rôle de la motivation inconsciente dans l'action humaine et le processus décisionnel.

La psychanalyse, en tant que science interprétative, tente de comprendre le passé de l'individu et d'examiner son histoire personnelle pour trouver des indices concernant son comportement actuel. Certains modèles psychanalytiques ont été utilisés par des chercheurs en organisation pour traiter des questions de carrière, de stress individuel et organisationne~ de culture d'entreprise, de leadership, d'esprit d'entreprise ou d'organisations entrepreneuriales et familiales. Les conceptualisations psychanalytiques ont également fourni une clef à la compréhension du comportement de groupe (Amado&

à l'intervention, ont amené les chercheurs vers une interprétation différente. Les processus défensifs individuels sont aujourd'hui reconnus comme étant intégré dans la structure sociale de l'organisation, influençant ainsi sa stratégie (Jaques, 1965; Kets de Vries, 1980; Menzies, 1960; Pettigrew, 1973). Des processus psychologiques comme l'agression, le contrôle et la dépendance, l'envie, la honte et la culpabilité sont maintenant réinterprétés en connexion avec des concepts tels que l'ambition et le désire d'atteindre un but(<<goal-directed behavior »).

Ce type de recherche a également apporté la preuve qu'une approche différente de la méthode quantitative, mesurant des variables simples, est utile pour une meilleure compréhension des causes sous-jacentes au comportement individuel. L'utilisation de concepts psychanalytiques dans la recherche organisationnelle est en ce sens un enrichissement, car elle n'exclut pas d'autres méthodes compatibles de recherche, mais leur fournit un outil complémentaire.

Par exemple, Geertz (1973), un anthropologue, a affinné continuellement le besoin d'une recherche profonde des structures sous-jacentes qui vont au-delà de «l'évident et du superficiel ». Geertz plaide pour la distinction entre ce qu'il appelle «la description mince» et «la description épaisse ». La première approche recouvre les études traditionnelles qui se concentrent sur l'observable et sur des effets causals simples. La description «épaisse» est d'avantage interprétative, dénotant un processus itératif d'analyse qui recherche la signification de base des événements. Elle est à la recherche d'un thème qui peut expliquer un ensemble de faits.

La description «épaisse », pour reprendre les mots de Geertz (1973 :20), consiste à « estimer les significations, évaluer les estimations et tirer des conclusions explicatives des meilleures estimations. » Cette approche s'appuie sur l'étude de « textes », de groupe d'éléments corrélés, sur tous types de données contenant des messages et des thèmes qui peuvent être systématisés. Elle exige l'analyse «d'une multitude de structures conceptuelles complexes, beaucoup d'entre elles étant superposées ou entrelacées, de

façon étrange, irrégulière et vague et que nous devons continuer d'une façon ou d'une autre pour ensuite pouvoir les répliquer» (Geertz, 1973 : 10).

En décodant ces «textes », les chercheurs étudient l'interrelation entre des unités factuelles, cognitives et affectives qui sont construites à partir d'expériences. Ils agissent en traducteur et cryptographe, transformant des niveaux différents de compréhension. Ces « textes organisationnels» peuvent être interprétés par l'analyse d'artefacts organisationnels : les déclarations du management, les publications intra-et extra- organisationnels et le comportement observable des membres de l'organisation (Kets de Vries et Miller, 1984). « Le texte» implicite dans une décision stratégique, dans le choix d'un style interpersonnel particulier ou dans le type de structure organisationnelle contient les objets essentiels de la vie d'une organisation. La capacité à mener une analyse sur un niveau plus profond et à comprendre «les intentions cachées» des membres de l'organisation peut aider les chercheurs et les managers à identifier les suppositions cruciales qui influencent la vie organisationnelle.

C'est sont donc le paradigme clinique qui constitue la base théorique de cette thèse. Dans le paragraphe suivant nous présenterons les règles qui ont été employées pour interpréter les données selon ce paradigme clinique.

8.1.3.1. Les règles d'interprétation dans le paradigme clinique

Le paradigme clinique, comme méthode de recherche, implique de rechercher un ou des thèmes centraux dans des processus apparemment non structurés. Les chercheurs (Geertz, 1973; Geertz, 1983; Levi-Strauss, 1955; Levi-Strauss, 1969) ont proposé qu'une grande partie de la complexité superficielle peut être expliquée par un thème d'organisation sous- jacent. C'est au chercheur clinique de trouver les éléments qui sont logiquement centraux et qui, de plus, ont une signification émotionnelle profonde, souvent inconsciente, (Freud,

Ceci se fait d'habitude à travers une sorte d'analyse « historique ». La connaissance des acteurs individuels, de leur passé et de leurs modes actuels d'interaction, peut éclairer leurs aspirations, buts, craintes et comportement. Les conjectures initiales sont évaluées par rapport à la réalité telle qu'elle est perçue par d'autres. Des prédictions informelles sont proposées, basées sur les éléments de compréhension initiaux, ceux-ci étant ensuite comparés à ce qui se passe en réalité, ou sont évalué pour déterminer s'ils peuvent expliquer d'autres parties « du texte» (Kets de Vries et Miller, 1984). L'interprétation est un processus dynamique, itératif et interactif: qui apporte de nouvelles conjectures expérimentales ou de nouvelles explications. Celles-ci sont vérifiées par rapport à d'autres aspects de la situation ou par rapport à des événements ultérieurs. L'importance du dialogue, de la reformulation, de l'analyse historique, de l'explication expérimentale et de la modification sont l'essence de la recherche clinique.

La recherche sur un mode clinique propose quelques règles expérimentales pour l'interprétation du «texte». La première est la règle d'unité thématique. En lisant un « texte» le chercheur essaye de façonner les différentes observations en une unité connectée, cohésive, en cherchant des facteurs communs parmi les thèmes divers. Kets de Vries et Miller (1984, 1986) et (Miller et al, 1982) ont mis en évidence à quel point certains thèmes communs sont à la base des inadéquations structurelles et stratégiques dans les organisations défaillantes.

La deuxième règle dans la recherche clinique est le «pattern matching», c'est à dire l'appariement des formes, la recherche de parallèles structuraux, de cohésion entre les événements actuels et les incidents antérieurs, révélant une structure répétitive dans l'histoire d'un individu ou d'une organisation (Geertz, 1973). L'appariement des formes est basé sur la tendance qu'ont les individusàinterpréter de manière erronée leurs actions présentes avec les termes du passé, àrevivre le passé àtravers leurs actions présentes, en réagissant face aux individus et aux situations comme si ces derniers étaient des figures ou des incidents du passé (Greenson, 1967). L'appariement de formes est donc basée sur la faculté qu'ont les individusà s'empêtrer dans « des déplacements de temps». Au lieu de vivre le passé comme un souvenir, le présent est interprété dans les termes du passé et

le passé est revécu dans les actions du présent (Greenson, 1967). C'est ce qui s'appelle « un transfert» en psychanalyse.

Troisièmement, l'interprétation est guidée selon la règle d'urgence psychologique (Freud, 1920; Lacan, 1978; Luborsky, 1984; Luborsky, Crits-Cristoph, Mintz,&Auerbach, 1988; Luborsky & Crits-Cristophe, 1998), c'est-à-dire la supposition que quelque part dans le texte il est possible d'identifier les besoins ou les problèmes les plus urgents des individus. Il s'agit alors de prêter attention à la persistance, à l'enthousiasme et à la régularité des émotions entourant les décisions, les interactions et les déclarations des individus.

Finalement, il y a la règle de la fonction multiple. Selon l'urgence psychologique de la question, une partie du « texte» peut avoir plus qu'une signification et peut être vue sous des angles différents. Parfois, des résistances organisationnelles et des processus défensifs se manifestent. D'autres fois, les éléments clés de la dynamique peuvent être corrélés avec la façon dont les membres d'une organisation gèrent l'agression ou les liens affectueux. Pour encore compliquer la problématique, ces questions peuvent jouer un rôle simultané au niveau individuel, de groupe et organisationnel (Geertz, 1973, 1983; Zalemik et Kets de Vries, 1984). Il est donc nécessaire de rechercher la significationà

différents mveaux et de déterminer les racines, aussi bien individuelles qu'organisationnelles, ainsi que les conséquences des actions et des décisions.

En somme, l'interprétation est au centre de la recherche clinique organisationnelle. Les chercheurs sont inévitablement impliqués dans un dialogue continuel avec les acteurs dans l'organisation. Ils cherchent des thèmes et des configurations de base dans «un texte» et trouvent de la signification dans ce qui semble, à première vue, aléatoire ou insignifiant. Ils ont tendance à se concentrer sur la persistance, l'enthousiasme et la régularité des émotions entourant les décisions, les interactions et les déclarations. Ceci est effectué à différents niveaux-individuel, interpersonnel, au niveau du groupe et de l'organisation elle-même (Geertz, 1973, 1983; Kets de Vries et Miller, 1987). Les règles de l'unité thématique, de l'appariement de formes, de l'urgence psychologique et des

fonctions multiples sont cruciales dans la recherche de la continuité et des rapports significatifs. Elles mettent au jour les modèles qui ensuite peuvent être tissés dans une

Gestalt unifiée- révélant une matrice de thèmes interconnectés, qui aident à comprendre la dynamique des organisations.

Dans le cadre de cette thèse, l'analyse est intégrée avec un corps existant de littérature sur le leadership, l'entrepreneurship, la créativité, la conception organisationnelle, la culture et la stratégie, le tout appréhendé sous un angle clinique. L'application des règles du paradigme clinique à la littérature traditionnelle de gestion nous aidera à définir les modèles qui constituent la Gestalt, laquelle aide à expliquer la psychodynamique dans les organisations étudiées.

Une mise en garde est nécessaire lorsque nous parlons du paradigme clinique comme la méthodologie de référence de cette thèse. Kets de Vries et Schein, dans leur discussion sur le diagnostic et l'intervention organisationnelle (Kets de Vries, 2000a; Kets de Vries, 2000b; Kets de Vries & Schein, 2000) parlent de la difficulté à différencier entre la collecte de données et le diagnostic lui-même, dans la mesure où l'observation et l'intervention sont des processus parallèles et simultanés. Selon ces chercheurs, au moment où une personne entre dans le système organisationnel, elle devient «contaminée ». Or, tous deux, considèrent le processus de collecte de données concluantes comme une intervention, insistant que les organisations et ses membres ne peuvent pas rester inchangées par la présence de chercheurs.

L'approche clinique de l'analyse organisationnelle peut impliquer aussi bien un diagnostic qu'une intervention. Le diagnostic consisteà définir la question au centre de la recherche, puis à mener les observations et les entretiens et, basé sur ces données, à développer un ensemble psychodynamique de propositions et à écrire un diagnostic à

partir de ce qui a été trouvé. L'intervention suppose de partager ce diagnostic avec les membres de l'organisation et ensuite de développer de nouvelles interventions en collaboration avec eux. La différence entre l'intervention et la recherche est déterminée en partie par la personne qui introduit la question. C'est ce que font le chercheur, avec sa

question de recherche, et le clinicien qui s'implique dans une organisation. A cette différence que le chercheur travaille de son propre gré, tandis que le clinicien s'immerge profondément dans un domaine défini par le client.

Même si le paradigme clinique se sert d'approches, de techniques et de vocabulaire qui sont plus souvent employés en psychologie et en psychanalyse que dans les réflexions portant sur la gestion et le management, l'approche clinique appliquée à une organisation-comme l'ont exprimé Zalezoik & Kets de Vries (1975}-ne doit pas être confondue avec une psychothérapie. Pour que ce soit le cas, les données obtenues par une telle étude sont insuffisantes et le chercheur n'est pas en contact suffisamment proche pour lui permettre d'interpréter les éléments inconscients dans l'organisation étudiée. Un chercheur n'a pas accès aux niveaux les plus profonds d'un membre de l'organisation à moins qu'il ou elle ne puisse établir une relation intime avec le client, où que le client estime qu'il est assez à l'aise avec le chercheur pour lui communiquer les informations nécessaires. Étant donné la nature de cette thèse, le travail mené est strictement diagnostique, employant les concepts du paradigme clinique, sans constituer pour autant une intervention dans les organisations étudiées.