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À propos de la colère, le réel et « Cobra Verde »

C. Le doute et le matricide

2. À propos de la colère, le réel et « Cobra Verde »

Werner Herzog, Cobra Verde317

Un retour vers la question de l’affect s’impose, cette fois-ci non pas du côté des Érinyes318 mais d’Oreste lui-même. C’est la direction à suivre étant non seulement ce qui, chez Oreste, est posé à l’extérieur mais ce qui a « à dire » sur la haine et sur la décharge possible par le crime.

En 1959, Lacan affirme « […] un affect fondamental comme la colère n'est pas autre

chose que cela : le réel qui arrive au moment où nous avons fait une fort belle trame symbolique, où tout va fort bien, l'ordre, la loi, notre mérite et notre bon vouloir. On s'aperçoit tout d'un coup que les chevilles ne rentrent pas dans les petits trous. C'est cela le règne de l'affect de la colère […] »319.

Le royaume de la colère est alors cette rencontre entre le réel et ce qui a « l’air de marcher ». Lorsque « tout va bien », et que l’on croit répondre à ce supposé qui est le désir de l’Autre, un intrus qui était déjà là renvoie au sujet que, en fait, rien ne va bien, que la faille est bien là, malgré lui, malgré les suppléances qu’il a pris soin de faire accorder.

317 Arrêt sur l’image. HERZOG Werner, Cobra Verde, long-métrage, 1987, Allemagne, 111 min. 318Voir la partie « Le temps de l’affect ».

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121 Cela ne veut pas dire que le sujet se robotise, ce n’est pas que, face à tout ce qui dérange l’organisation de « son monde », il va répondre de la même façon qu’un autre, « tous pareils », par la colère.

C’est le rapport particulier du sujet à l’ordre du langage qui va animer la réponse : « La

colère n’est pas seulement le résultat d’une difficulté avec l’ordinateur, l’automaton signifiant, elle implique un certain mode de rapport subjectif à la machine, supposant une certaine attente liée à une position subjective déterminée. »320, dit Marcus André

Vieira (1998) suite à une réflexion de Lacan dans le Séminaire X, sur L’angoisse321. Mais qu’est-ce que le réel auquel fait référence Lacan dans la citation antérieure ? Comment l’articuler à cette réponse spécifique du sujet où le débordement ne peut pas se ranger du côté de l’amour (même démesuré) mais du côté d’un regard haineux qui se veut meurtrier de l’autre ?

Le réel n’est pas la réalité quotidienne, les arrangements du sujet dans le social, dans sa vie de tous les jours, construite à la croisée de mirages et de leurres, de réflexions, de questionnements et de constructions symboliques ; le réel est la référence établie par Lacan pour désigner l’objet pur devenu impossible grâce à l’intervention du symbolique, mais échappant à la prise totale de celui-ci.

Le réel « […] se conçoit dans son extrême violence comme ce qui reste après qu’on a

dépouillé la réalité de son écorce trompeuse. »322. Cette remarque de Slavoj Zizek (2008)

conduit à penser à un sujet vidé, dévalisé de tout ce que, dans ce monde, il croyait y être pour lui. Qu’est-ce qui reste ? La chair non occupée, le rien.

Au risque de s’éloigner peut-être « un peu trop » de la tragédie grecque, c’est à l’aide d’une scène du film de Werner Herzog réalisé en 1988, Cobra Verde, que cette rencontre entre le réel et le monde « organisé » du sujet va être illustrée. Il faut, pour mieux s’emparer de ce moment correspondant à la toute dernière partie du film, que la synthèse de l’histoire, déroulée au XIXe siècle, puisse être entendue :

320 Vieira Marcus André, L’éthique de la passion…, op. cit., p. 204.

321 La phrase exacte de Lacan citée par M.A Vieira : « Quand au niveau de l’Autre, du signifiant, c’est-à-dire toujours

plus au moins de la foi et de la bonne foi, on ne joue pas le jeu. C’est ça qui suscite la colère ». Lacan Jacques,

Séminaire X, L’angoisse (1962-1963)…, op. cit., 14 novembre 1962.

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122 Un violon strident accompagne la voix, aussi discordante que l’image, du vieil homme qui chante le récit de Francisco Manoel da Silva323. « […] le plus pauvre entre les pauvres,

souverain des esclaves, qui est arrivé à être vice-roi, le plus solitaire des solitaires »324.

La caméra s’arrête sur ce qui peut correspondre au tombeau de la mère de Francisco Manoel da Silva, en même temps qu’une légende apparaît. Cette légende, dont la source est inconnue, va transmettre ce qui est du monde écroulé de Francisco Manuel : un monde de sécheresse, un monde mort où « Dieu dès sa perplexité fait semblant de

volonté ». Tel qu’une voix oraculaire le texte touche le destin, « "Ne pose pas tes yeux sur le bord de la mer salée, ne raisonnes pas, n’argumentes pas, ne pose pas la question du pourquoi "».

Francisco Manoel da Silva quitte le sertao325 brésilien, il devient un bandit sous le nom de « Cobra Verde ». Il est engagé par Octavio Coutinho, gros propriétaire de plantations de canne à sucre, pour surveiller ses esclaves noirs326.

La conquête est dépassée depuis le XVIe siècle et il s’agit ici d’une époque d’exploitation, d’une nouvelle ère industrielle, des objets pris et jetés. Propriété sur les corps tel que Coutinho avec ses esclaves ou « Cobra Verde » qui « engrosse » les trois filles du planteur. Leurré par Coutinho, Francisco Manuel da Silva est envoyé en Afrique avec l’hypothétique mission de réamorcer le trafic d'esclaves que le Roi du Dahomey a suspendu. Les rémunérations des ventes lui seront versées au Brésil.

Prisonnier du Roi du Dahomey, pour sa survie, Francisco Manoel da Silva s’engage dans un conflit pour le trône, il supporte le nouveau prétendant au pouvoir avec un objectif clair : l’emprise sur le commerce d’esclaves. De ce nouveau roi, mis au pouvoir par une armée illusoire d'Amazones - formée par « Cobra Verde » - un grain de folie est aussi deviné, il désigne Francisco Manoel da Silva comme vice-roi de Dahomey.

Tout ne va pas comme prévu, cela inclut le payement des « cargaisons ». Francisco Manoel da Silva exprime pour la première fois, dans une lettre à ses associés, sa fatigue

323 Tel qu’un détail anodin l’homme indique qu’il devra être payé pour débuter l’histoire.

324 Herzog Werner, Cobra Verde, 1987, Allemagne, d’après le livre de Bruce Chatwin, Le vice-roi de Ouidah, 1980. Les

références en italique concernant cette partie ont été traduites par l’auteur.

325 Terme qui définit au Nord-Est brésilien l’arrière-pays rural, il s’agit du Brésil aride. Se référer à l’article « Le

"Sertão" du "Nordeste" (Brésil). Essai de définition d’un "pays". ». Hamelin Louis-Edmond en Cahiers de géographie du

Québec. Edition en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/020091ar

326 Le thème de l’esclavage et de la propriété est au centre du film, « De l'esclavage qui est en train de disparaître, et

qui va être remplacé par l'exploitation des ouvriers, il ne reste plus que les images de faibles civils, noyés de religion et de superstitions et que l'on exploite, que l'on use comme de la chair à canons puis que l'on vend comme esclaves pour perpétuer la logique d'un système triangulaire en train de se maquiller de l'image respectable de la Révolution industrielle. […] ». Mercier Frédéric, Journaliste cinéma, en Cinema-take.com, édition en ligne du 17 janvier 2009.

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123 et sa solitude ; puis le roi Kankpe lui retire son soutien et parle de lui au passé comme si, à ses yeux, il avait cessé d’exister, comme s’il parlait d’un mort.

Le trouble annonciateur de la chute est encore plus profond lorsqu’un cortège d’enfants à la démarche pénible - due à diverses malformations physiques - introduit la suite des dialogues qui va informer « Cobra Verde » de la traitrise des siens : le commerce d’esclaves est abrogé par le Brésil, il devient un « hors-la-loi » et il a été diffamé et volé par ses associés. La place de « Cobra Verde » devient celle de l’exclu.

L’esclavage, un malentendu… non ! répond « Cobra Verde »327, un crime. Un être qui marche s’appuyant avec ses pieds et ses mains, et dont l’allure difforme laisse entrevoir un jeune homme, poursuit Francisco Manoel da Silva sur la plage. Scène fantasmagorique adressée à celui qui n’a jamais eu peur de mourir mais qui fuit, épouvanté, face à l’innommable.

Ne pose pas la question du pourquoi, il n’y pas de logique possible, pour le sujet, à

retrouver dans le lieu jadis rassurant lorsque tout est terrassé ; et ce n’est pas que le bandit regrette le crime, c’est que rien ne vient le soutenir.

Cette apparition inéluctable et effrayante qui le regarde est toujours là, quand Francisco Manoel da Silva ou « Cobra Verde » s’effondre dans sa tentative de pousser une chaloupe dans la mer, elle ne bougera pas, enfoncée dans le sable. Francisco Manoel da Silva ne peut pas voir la chimère de son geste, il ne peut pas apprivoiser le réel et il ne lui reste que l’acte désespéré et colérique, même s’il doit en être foudroyé.

Après cet écart, il faudrait mieux se centrer et revenir sur la tragédie d’Eschyle, tout en sachant maintenant que le réel n’est pas l’image émergeante du rien dans un décor inquiétant. C’est dans cette scène - qui n’a pas de sens et dont la parole est coupée - que c’est l’impossible qui apparaît.

Or, pour Oreste tout n’est pas perdu, bien au contraire, car il y a aussi la question du désir d’être roi à la mort du roi, mais Oreste se met suffisamment en retrait de ce que ceci implique.

327 Tout au long de l’histoire, Francisco Manuel découvre un changement qui concerne la place qu’il occupe, un regard

qui peut être assimilé à ce qui va être nommé par Lacan comme la réversion utilitariste, le déclin radical de la fonction

du maître - dit Lacan dans son séminaire L’Ethique de la psychanalyse- c’est une autre dimension du film qui pouvait

être approfondie : Cobra Verde, aussi « dupe » que le maître hégélien. « […] le coucou magnifique de l’évolution

historique, la vertu du progrès passant par les voies du vaincu, c’est-à-dire de l’esclave et de son travail. ». Lacan

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