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C. Le doute et le matricide

3. Le matricide

À la place de la colère, Oreste œuvre pour que sa réalité soit protégée par un artifice, voire deux : le premier artifice, Oreste se prépare pour le crime par la ruse, où calculer est nécessaire pour éloigner le débordement de l’affect, « L’affaire est simple. »328. Le deuxième artifice - face à la mère - pouvait, d’emblée, faire penser à une « fiction » construite par Oreste : « Je suis un étranger […] ». Il est un étranger chargé d’une mission, transmettre la mort d’Oreste à ses parents. Oreste n’est pas lui et lui est un mort329 ?

Si Oreste est mort, si le crime n’est pas commis par le fils, ce n’est pas, en conséquence, un matricide. Oreste essaierait-il par cette voie de détourner son propre destin même si l’acte s’accomplit ? La ruse, aura-t-elle, alors, un double sens, duper la mère et se duper lui-même et avec lui l’ordre de Zeus invoqué sans réponse ?

En même temps, Oreste se présente à la mère identifié à un signifiant : « être un étranger », celui qui « ne fait pas partie » 330, signifiant auquel Oreste s’identifie et qui

introduit, simultanément, le registre de l’inclusion autant que celui de l’exclusion, dévoilant alors du rapport complexe, mortifié, du sujet au signifiant qui prend la forme du doute chez Oreste.

Pour autant, deux furent les assassins d’Agamemnon et il faut d’abord qu’Oreste tue Égisthe, l’amant de la mère331. Une particularité assez subtile est soulignée par le coryphée et par le chœur dans leur description du meurtre d’Égisthe ; ils introduisent

328 Oreste conspire pour entrer au palais, pour dissimuler ses projets de meurtre d’Égisthe, dans cette partie le

matricide n’est pas nommé. Eschyle, L’Orestie…,op. cit., p. 187, vers 554 - 584 , 2001. Voir aussi la note 105 correspondant aux Choéphores, p. 329.

329 Ibid., p. 190 et 191.

330 Carlos Ramos et Lucie Mahé (2013), dans l’article « …Ahi donde las cosas del amor estan excluidas, o el movimento

cruzado de la exclusion y el vinculo » (« …Là où les choses de l’amour sont exclues, ou le mouvement croisé de l’exclusion et du lien »), indiquent : « L’exclusion qui se présente en Grèce, une exclusion qui inclue ». Les auteurs font référence à cette division entre la Zōē (ce qui définit « le fait de vivre ») et le Bios (qui vient signifier la façon comme l’on vit), la polis reléguait la vie, et celui qui portait l’altérité (l’étranger, les femmes) à une sphère où le danger pouvait rester sans débordement, où ce « débordement » pouvait faire partie du cadre de la cité. Mahé Lucie, Ramos Carlos, « …Ahi donde las cosas del amor estan excluidas, o el movimento cruzado de la exclusion y el vinculo », en

Desde el Jardín de Freud. No 13, Bogotá DC, janvier-décembre 2013, p.358. Traduction personnelle. Se référer aussi au

texte de Giorgio Agamben : Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue (1997).

331 Égisthe n’est pas tout simplement l’amant de Clytemnestre. Il est le fils de Thyeste, frère d’Atrée, ce dernier père

d’Agamemnon. Thyeste avait consulté l’oracle pour se venger d’Atrée (voir la partie « De la rivalité – du festin de Thyeste »). « […] la réponse lui commanda d’avoir un fils de sa propre fille […] », dit Apollodore. C’est donc de l’inceste, d’une confusion de places, qu’Égisthe est né et qu’il va être chargé de la haine du père pour arriver au crime et ainsi accomplir la vengeance. Texte en ligne http://ugo.bratelli.free.fr/Apollodore/Epitome/EP-II-10_16.htm. Consulté le 03/02/2012.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

125 l’acte sanglant d’Oreste dans le registre de la lutte ou du combat332, la vengeance

devient un rapport de concurrence, où ce sont des rivaux qui s’affrontent et non pas la victime en position de bourreau ou vice-versa.

Le chœur et le coryphée reconnaissent les rivaux et leur rapport fratricide depuis Atrée et Thyeste. La concurrence suppose un but visé, un objet de désir commun, qui ne peut pas appartenir à deux mais à un seul. L’amour de la mère est occupé de façon exclusive par Égisthe, Oreste en est dépossédé, négligé au profit d’un autre et il ne manquera pas de le lui rappeler.

Il ne s’agit donc pas que d’un acte de vengeance à l’égard de l’assassin du père, mais d’un acte inséré dans un versant spéculaire, c’est par l’image de la perte de l’objet - en faveur d’un autre - que s’installe, chez Oreste, une blessure. C’est un manque qui va se tourner en haine, haine jalouse, reprenant le paradigme lacanien de l’exemple de Saint Augustin333. De cette confrontation, c’est Oreste qui gagne, le concurrent est mort.

Si l’on évoquait une histoire où le héros doit se débarrasser des rivaux pour arriver au pouvoir et avoir la belle, Oreste s’en serait bien sorti, le premier roi est mort et l’usurpateur est déjà assassiné, la voie serait libre pour Oreste, qui est « un autre » - le lien de la filiation avait été nié par lui - et qui peut donc prendre la femme et le trône. C’est le serviteur qui annonce à la reine Clytemnestre la mort de son maître Égisthe,

« […] les morts tuent le vivant. » 334. Elle s’apprête à faire face à l’assassin. À savoir que,

dès l’entrée en scène d’Oreste, son intention de la tuer est exprimée suite à la manifestation de Clytemnestre de son amour pour Égisthe.

Cet ordre dans les phrases est essentiel et il faut donc en tenir compte : « Tu l’aimes ?

Eh bien, tu seras couchée dans sa tombe. Voilà un mort que tu ne pourras pas trahir »335,

dit Oreste.

Concernant le mort « aimé » il n’y a pas d’équivoque possible, il n’y a qu’un, Égisthe. Concernant le mort « trahi » – ou haï – il n’y a pas la même clarté. Certes, il y a le père assassiné, mais lorsque l’on se rappelle qu’Oreste avait aussi annoncé à la mère sa

332Le chœur : « Quelle est l’issue de leur combat dans le palais ? ». Le coryphée : « […] puisque leur lutte a rendu leur

verdict. ». Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 197, vers 871 et 874. Voir aussi la note 150 correspondant aux Choéphores

par rapport à l’utilisation du terme lutte et des termes du domaine sportif.

333 Voir du séminaire XX de Lacan, Encore, la séance du 20 mars 1973.

334Dans la note 153 des Choéphores, le traducteur de la pièce, Daniel Loayza, indique que cette phrase du serviteur

peut être aussi entendue en grec comme « le vivant tue les morts » ; cependant le fait qu’Oreste s’était octroyé le statut d’un mort, le lie directement à l’action décrite dans « les morts tuent le vivant ». Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 339, note 153. Pour la phrase du serviteur p.197, vers 886, du même texte.

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126 propre mort, la question peut tout de suite être posée : l’autre mort, celui qui avait été trahi, est-ce le père ou Oreste ? La traîtrise maternelle - aimer un autre, l’amant - est signalée par Oreste comme lui étant ainsi adressée ?

La phrase, entendue alors comme un reproche, soulève l’ambigüité - en même temps, elle permet d’entrevoir l’identification d’Oreste au père - car ils, le fils et le père, sont tous deux morts et trahis, et il ne reste que l’étranger, qui avait frappé à la porte du palais pour annoncer la mort d’Oreste.

Et à la mère de répondre, « Arrête, mon enfant, mon fils – respecte ce sein sur lequel tu

t’es si souvent endormi quand tes lèvres suçaient mon lait nourricier. »336 ; Clytemnestre

ramène ce lien archaïque et unique où il n’y avait que le fils et le sein maternel, ce premier lien à partir duquel les rapports au monde vont se construire et où l’autre n’existait pas. Dans Malaise dans la civilisation (1929), Freud fait référence à ce corps maternel : « […] cette toute première demeure dont la nostalgie persiste probablement

toujours, où l’on était en sécurité et où l’on se sentait si bien. »337.

Oreste est troublé, lui rappeler cette place - d’être l’objet exclusif du désir de la mère, objet de soins dépendant de l’Autre - n’est pas sans conséquences. « […] Comment puis-

je tuer ma mère ? » ; il doute, il oscille une fois de plus entre détruire l’Autre maternel

ou le maintenir à une place qui supporte son propre désir de devenir son objet.

Oreste en appelle à la haine jalouse : « […] je veux t’égorger sur son corps. Vivant tu

l’avais préféré à mon père : meurs et dors avec lui, puisque tu l’aimes et que tu hais celui que tu devais aimer »338. Il hait la mère non seulement parce qu’elle l’avait dépouillé de

son amour, mais parce que sa position relevait de la haine qu’elle lui réservait. C’est ainsi que la mère choisissant le rival semble signer son arrêt de mort.

Or, d’un rapport fusionnel, Clytemnestre va introduire la proposition d’un autre lien :

« Je t’ai nourri, je veux vieillir à ton côté ». Oreste éveillé répond « Tu veux vivre avec moi, après avoir tué mon père ? »339.

Clytemnestre, comme son aïeule Pandore - « La femme en sa féminité se nomme

Pandora […] »340, dit Nicole Loraux dans son livre Les expériences de Tirésias (1977-

336 Ibid., p.198, vers 896, 897 et 898. 337 Freud Sigmund, Malaise…, op. cit., p. 39.

338 Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 198, vers 904 - 907. 339 Ibid., vers 908 et 909.

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127 1985)341 -, est aussi parée par Peithô, la divinité. C’est alors le chemin qu’elle emprunte

pour qu’Oreste ne lui ôte pas sa vie. Mais, Peithô ou Persuasion n’est pas seulement séduction par le discours trompeur ou mensonger342, elle est également séduction par l’érotisme et la sexualité343.

L’érotisme dans la proposition de la mère est entendu par Oreste plus clairement qu’elle ne l’avait exprimé, dans la phrase d’Oreste, le « […] après avoir [tué le père] » prend une connotation de « à la place de ». Suite à la mort du rival Oreste est invité à rester avec la mère, lui, il l’a peut-être bien entendu : vieillir près de l’autre rappelle un couple, où la vieillesse et la mort arrivent à côté du partenaire.

Clytemnestre veut ainsi tenter Oreste avec ce qu’il y a de plus fort, de plus impensable, d’avoir en tant que partenaire la mère puisque le père n’est plus là, la mère s’était chargée de lui.

Oreste n’abandonnant pas la tâche, la mère glisse vers l’intimidation « […] ne crains-tu

pas d’être maudit par une mère ? ». Oreste dit de quoi il s’agit dans le ciment du crime

et c’est le refus maternel qui est à l’origine de sa haine ; la faute de la mère, son infamie, est d’avoir cédé - à un autre - ce qu’il considérait comme sa place, d’avoir mis l’existence d’un autre en dessus de la sienne.

Oreste se heurte au rejet de la mère, ce n’est pas en vain qu’abandonné, chassé, vendu,

jeté… haï soient les termes dans la tragédie avec lesquels il décrit l’attitude de la mère à

son égard. Il devinait que l’amour maternel ne lui était pas destiné, que cet amour-haine de la mère était la structure même de son existence, origine dont il ne pouvait donc pas s’en séparer.

La position de Clytemnestre est bien complexe : elle plaint la mort de son amant, elle met en cause le père - « […] parle aussi des fautes de ton père. »344- et, « pleine de

341 Nicole Loraux a rassemblé treize articles rédigés entre 1977 et 1985, ces écrits sont regroupés autour d’un seul

axe : la question de la place du féminin dans le monde grec.

342 Avec Athéna et Aphrodite, c’est le dieu Hermès qui, à la création de Pandore, va la doter des paroles, paroles

trompeuses selon Hésiode. Hésiode, Théogonie…, op. cit., Poche, p. 63, 65 et 67. Voir les notes de bas de page

correspondantes. Voir aussi d’Hésiode Les travaux et les jours.

343 Dans un article en ligne publié en 2003, Amy C. Smith indique que le nom Peithô, Þ πειθώ , dérive du verbe

πείθειν, persuader. « [Peithô] est principalement la personnification de la persuasion érotique, mais aussi est venu à

représenter la persuasion rhétorique, et elle est impliquée comme une divinité civique dans ces deux aspects. ». Smith

Amy C., « L'art athénien politique Ve et IVe siècles avant notre ère : Images de personnifications politiques » in CW

Blackwell, ed, Demos: Classique démocratie athénienne (A. et R. Mahoney Scaife) EDD, www.stoa.org édition du 18 Janvier 2003.

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128 sollicitude », renvoie à Oreste une place où il est toujours l’enfant aimé et dépendant. Elle ouvre pour Oreste la place, tant niée par lui-même, d’être le rival du père.

Faire douter Oreste, lui rappeler qu’il s’agit bien là d’un matricide, Clytemnestre essaie une dernière fois « Tu veux vraiment tuer ta mère, mon fils ? ». De la haine détournée contre soi, Oreste, par un mouvement, va la placer contre la mère elle-même « Ce n’est

pas moi, tu te seras tuée toi-même »345, comme s’il le fallait pour tuer la mère prendre

sa place ou, plutôt, comme s’il fallait être occupé par elle pour que son bras accomplisse la besogne.

La haine de l’Autre semble faire de lui un assassin, haine primordiale sans échappatoire. C’est la haine du père (qui résonne sous la forme de la culpabilité, les Érinyes du père) et la haine de la mère (retrouvée, aussi, sous la forme de l’identification au mal : « il est

serpent enfanté et nourri par elle-même » avait dit Clytemnestre, « elle est vipère » avait

dit auparavant Oreste) qui sont retrouvées dans la logique du crime.

C’est ici où Oreste va être piégé, « Prend garde à la furie des chiennes de ta mère. » l’avait-elle déjà averti. En tout cas Oreste ne doutait plus, il accomplit le matricide, même si la responsabilité de l’acte semble ne pas le concerner, plus encore - par la suite - ce sera la culpabilité qui y prendra la place.