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A. Qui peut parler de la sorte ?

2. Le châtiment et le crime

La condamnation et le supplice recouvrent Tantale au-delà de son séjour au Tartare.

Que le châtiment du crime soit un crime plus grand435. Cette précision, provenant de

Mégère, est à prendre en considération.

C’est l’éclairage apporté par Lacan concernant le lien du désir à la Loi, dans le Séminaire

VII, qui peut probablement élucider ce que Mégère signale comme étant la relation

entre la sanction et le crime.

Lacan (1953) propose une lecture de ce que Saint-Paul écrit, dans L’Épitre aux

Romains436, par rapport à la Loi et le péché ; Lacan met la Chose à la place du péché et

dit : « Est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois je n’ai eu connaissance de la

Chose que par la Loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de la convoiter si la Loi n’avait pas dit – Tu ne la convoiteras pas. […] Et pour moi, le commandement qui devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car la Chose trouvant l’occasion m’a séduit grâce au commandement, et par lui m’a fait désir de mort. ». Et « Le rapport dialectique du désir et de la Loi fait notre désir ne flamber que dans un rapport à la Loi, par où il devient désir de mort. »437.

Il est énoncé par Mégère que le châtiment donne consistance au crime et qu’il n’y a pas d’échappatoire, car la sanction serait à l’origine du crime qui, sanctionné sans arrêt, n’aurait pas de limites.

Mégère utilise la forme subjonctive438, par cette voie l’accent est mis sur ce qui peut arriver, du moment où c’est inscrit dans et par le discours de Mégère. Entre « le commandement » et le « souhait », c’est la nomination de ce qui va se perpétuer, d’un destin mais en tant que destin de destruction, de souffrance.

435 Voir la traduction de M.E Greslou. Sénèque, « Thyeste », Tragédies…, op. cit. Bibliothèque Nationale de France. 436 « Que la Loi est péché ? Certes non ! Seulement je n’ai connu le péché que par la Loi. Et, de fait, j’aurais ignoré la

convoitise, si la Loi n’avait pas dit : Tu ne convoiteras pas ! Mais, saisissant l’occasion, le péché par le moyen du précepte produisit en moi toute espèce de convoitise : car sans la Loi le péché n’est qu’un mort ». Bible, La, Saint Paul,

Épitre aux Romains, Le Nouveau Testament, Chapitre 7, verset 7-8, traduction en français sous la direction de l'École biblique de Jérusalem, Paris, éd. Cerf, p.1634, 1973.

437 Lacan Jacques, Séminaire VII, L’Éthique…, op. cit., 23 décembre 1953, p. 101.

438Les diverses traductions portées à la connaissance de l’auteur reprennent aussi la forme subjonctive : Sénèque,

« Thyeste », Tragédies, Paris, éd. CLF Panckoucke, tome I, Acte premier, Source BNF. Sénèque, Tragédies, « Thyeste », Paris, éd. Les belles lettres, p.90, 91, 1967. Sénèque, Tragédies, « Thyeste », Paris, éd. Les belles lettres, Classiques en poche, acte I, p.393, 395, 2011

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159 Pourtant, il ne s’agit pas du même crime, reconstitué ou copié - où chaque copie est par définition définitive et a une fin en soi. Non, Mégère dit qu’il s’agit d’un crime plus

grand, et si la référence est toujours la sanction, le crime ne sera jamais le même.

Mais, que va-t-il donc se reconduire ? Ombre funeste va est le constant non réductible qui ronge de l’intérieur et qui plane sur chaque descendant de Tantale : l’Atè ou la fatalité, une trace de ce qui n’a pas été consommé et qui est de ce fait ineffaçable, « […]

un premier nom de la répétition. »439, dit Francisco Pereña, dans El hombre sin

argumento (2002).

Cette trace est de l’ordre de l’impossible, dans un article sur la répétition chez Freud et Lacan, Evelyne Hurtado (2008) saisit ce qui est la condition de la répétition : « Si elle [la

répétition] est fondée sur un retour de la jouissance, c’est qu’il y a, dans le fait même que ça répète, quelque chose qui est perdu. »440.

Tantale avait eu à faire avec la Loi qui, de sa trace, lui avait fait vivre le manque :

Toutefois je n’ai eu connaissance de la Chose que par la Loi441, dit Lacan (1953) dans la

citation antérieure. Le fait de désirer l’immortalité divine signalait, chez Tantale, l’humain qu’il était ; puis voulant détourner la loi, il n’aurait eu que la confirmation de l’impossible.

Comment avait été transmise cette perte chez les Tantalides ? Comment s’était traduite cette tentative de duper l’ordre, non seulement pour le bousculer mais pour s’approprier d’une jouissance méconnue et nonobstant supposée, cette révolte qui va conduire leur maison vers la mort ? Comment la haine de Tantale, dans sa tentative de réduire les dieux à un état de barbarie, avait « percutée » les générations à venir ? Convoitant la jouissance éternelle des dieux, Tantale perd la place privilégiée dont il profitait ; il est dépossédé du mirage qui le permettait d’être parmi les dieux, « sans en être lui-même un », et de rester écarté des humains, les autres, « tout en restant, lui- même, un ». C’est par cette perte signifiée, que la malédiction apparaît en tant qu’inévitable en deçà de tout leurre.

L’Atè est alors annoncée par Mégère, encore plus, la calamité est décortiquée et retracée en détail, Mégère la fait vivre à Tantale en lui décrivant les lieux par où elle va passer et en introduisant les figures qui vont la parer.

439 « […] un premier nombre de la repetición ». Pereña Francisco, El hombre…, op. cit., p. 152. Traduction personnelle. 440 Hurtado Evelyne, « La répétition de Freud à Lacan », « Répéter : destin du sujet et voie du désir », 2008. Consulté

en ligne le 31/05/2012. http://www.champlacanienfrance.net/IMG/pdf/hurtado_M44.pdf

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160 Les vers de Mégère commencent par la malédiction. Elle inscrit la descendance de Tantale dans ce noyau de malheur qui, par l’effet de l’énonciation, devient l’héritage et le destin. Il ne faut pas omettre que Mégère annonce ce que le texte va décrire par la suite, elle s’énonce, elle-même, en tant que maître de l’écrit, cet écrit dont elle fait partie. Elle fait savoir à Tantale, peut-être aussi au spectateur, que c’est un Autre qui tire les ficelles.

Puis, Mégère appelle la colère, la fureur aveuglante qui occupe la place de la parole et des pactes, et qui va, dès son apparition, dégager l’accès au bain de sang. Cependant, Mégère invite une colère qui s’amplifie, qui reste coincée dans un seul sens, voire figée dans sa poussée de destruction de l’autre.

Étrange condition que celle de la colère sollicitée par Mégère, lorsque l’on sait que la réponse colérique ne peut être qu’éphémère. Ce n’est donc pas, seulement, par l’évocation de la malédiction et par la convocation de la fureur, que Mégère réussit à enlever les leviers qui pouvaient empêcher la répétition de l’acte criminel.

La « cristallisation » de la colère n’existe que dans la mesure où la haine est l’ossature, elle commence à trouver la voie libre lorsque, dans la relation à l’autre, la honte et la

repentance disparaissent.

« C’est que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet haï a des nouvelles perfections », cette phrase de

Stendhal442 - citée dans l’introduction à l’œuvre collective La haine, histoire et

actualité443 - peut s’articuler à ce moment précis où Mégère rappelle que, pour les

Atrides, tout revient à la souillure et à la dette ; l’objet haï ne s’essouffle pas, il se nourrit de chaque geste. Par Mégère, les conditions « optimales » pour le massacre sont créées, ce n’est qu’une question de temps.

442 La phrase de Stendhal est à retrouver dans son œuvre autobiographique, Les manuscrits de vie de Henry Brulard

écrite en 1835-1836 et publié en 1890.

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