• Aucun résultat trouvé

Davantage de la haine des fils

D. De la haine du père et de la haine des fils

2. Davantage de la haine des fils

Face à la haine du père, à l’identification aux propos haineux de la mère (dans l’Orestie, l’identification à la mère criminelle) et aussi comme un effet de leur propre haine (à l’égard d’un père florissant), la réponse des fils dans le mythe grec est de castrer le père. La féminisation du dieu, qui a dû d’abord être diabolisé par la mère, est nécessaire pour révoquer son pouvoir379.

À souligner, une fois de plus, que la haine des fils à l’égard du père n’apparait qu’à la condition de le supposer florissant ; un attribut accordé au père et qui dit bien de la place imaginaire où les fils l’avaient situé. Cet état prospère du père, vu par les fils, est suffisamment soulevé pour que leur haine existe et reste aux profondeurs avec eux en attendant la rencontre avec l’incitation de la mère. Ce père du mythe « jouit », il jouit de la mère, et il repousse ses enfants à un lieu hors-temps, hors-sens, le ventre maternel.

378 Lacan Jacques, Séminaire XX, Encore…, op. cit., 13 mars 1973 « Le savoir et la vérité », p. 91.

379 Dans Névrose diabolique au XVII siècle, Freud analyse le cas Haizmann sous l’angle de la féminisation du père,

comme étant la réponse du peintre à sa propre crainte à la castration. Il va considérer ce cas comme un cas d’hystérie. Le séminaire de Pierre Bruno sur Le discours hystérique (1994–1995), cité antérieurement, développe ce sujet sous l’angle des quatre discours développés par Lacan. Bruno Pierre, Le discours hystérique…, op. cit.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

140 Et le mythe, laissant entrevoir l’impossibilité à cerner un moment précis instaurant le désir chez les fils, écarte toute « mytho-genèse », ce paradoxe émerge lorsque, même avant leur « naissance », les fils avaient déjà été traversés par un « quelque chose » qui faisait que le « florissant » du père était retenu et haï.

La violence adressée au père vise ce qui pour les enfants fait de lui sa puissance : le castrer était de stopper sa jouissance et de tracer une frontière entre eux et la mère, pour ainsi devenir « pourquoi pas » à leur tour florissants. Mais, ils n’ont pas compté avec le mal, la ruine, que le père blessé fait porter à ses propres paroles.

Après l’assassinat, dans Totem et Tabou, Freud (1913) dit que le mort [le père originel]

est devenu encore plus fort que lorsqu’il était vivant 380; dans le mythe hésiodique, après

la castration, la haine du père s’est transformée en chasse éternelle par les Érinyes. Autrement dit, le père castré devient persécuteur et, par l’agir des Érinyes, la confrontation directe avec lui est repoussée.

Après le crime, les Érinyes montrent leur acharnement restant une figure extérieure qui poursuit le sujet. S’il est dit qu’il s’agit d’une figure extérieure, il a été signalé précédemment le rapport crime-sujet-Érinyes comme indissoluble.

Dans le psychisme, l’instance surmoïque naît lorsque le sujet incorpore le père. Faisant référence à l’article de Freud Deuil et Mélancolie, Lacan affirme (1960) : « Alors, si nous

incorporons le père pour être si méchants avec nous-mêmes, c’est peut-être que nous avons, à ce père, beaucoup de reproches à lui faire. »381.

Reproche qui vise la malédiction qui ne finit pas, reproche qui vise la mémoire des actes de sang - le temps de la traque -, reproche alors adressé au père parce qu’il avait signifié l’impossibilité de profiter de ce supposé jouir, tant convoité par le fils - le florissant du père -, rejoindre la mère libre du père par le crime, par l’acte mythique de séparation. Lacan poursuit, « Et la fonction du surmoi, à son dernier terme, dans sa perspective

dernière, est haine de Dieu, reproche à dieu d’avoir si mal fait les choses. »382.

Reproche, parce le père a introduit le chemin de la jouissance, le sans fin de l’encore, le sans fin de « tue, paye… ». Et parce que, malgré ça, humains, les fils n’échapperont pas à leur déclin, puis à leur destin de charognes.

380 « Le mort devenait plus puissant qu’il ne l’avait jamais été de son vivant ». Freud Sigmund, Totem et Tabou (1913),

Paris, éd. Petite bibliothèque Payot, p. 164, 1977. Cette question sera reprise ultérieurement dans la partie « Le meurtre du père, le surmoi et le désir de Tantale ».

381 Lacan Jacques, Séminaire VII, L’Éthique…, op. cit., 29 juin 1960, p. 354. 382 Ibid., p. 355.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

141 La rencontre d’Oreste avec les Érinyes pouvait être introduite par une phrase de Freud (1928) dans Dostoïevski et le parricide : « Un grand besoin de punition s'institue alors

dans le moi qui, pour une part, s'offre comme victime au destin, pour une autre part, trouve satisfaction dans le mauvais traitement infligé par le surmoi (conscience de culpabilité). »383.

Être victime, voilà ce qui n’est pas nouveau pour Oreste. Être victime d’un autre, de l’Autre, où le lien établi - Freud le signale au niveau du moi, le registre imaginaire - est tracé par une position non seulement de soumission mais de souffrance et de sacrifice. Ici, c’est d’être victime du destin dont il s’agit, le sujet est la proie (on n’est pas loin, bien sûr, des Érinyes) de ce qui fixe, de façon dite « irrévocable », le cours des événements concernant sa vie. Et par synonymie en relation au mot destin, il apparaît toujours le mot fatalité.

Une phrase ultérieure, dans le même texte de Freud (1928), articule le destin avec ce qui reste du père chez le sujet : « Le destin lui-même n’est en définitive qu’une projection

ultérieure du père »384.

C’est donc en lien avec la façon dont le sujet construit la réponse à la castration que son propre chemin est tracé ; point de destin sans ce parcours imaginaire où la représentation du père (le père florissant) est jouée et sans le parricide, l’introjection symbolique du père à partir de laquelle le sujet peut devenir sa propre victime.

La punition commence pour Oreste qui fuit les Érinyes maternelles, il se sait souillé, réclamant, jusque-là, un statut de non-coupable : « […] oui, j’ai tué ma mère, non sans

justice […] »385. Il faut dire que, si ce sont les Érinyes maternelles qui poursuivent Oreste,

le père demeure juste en apparence un absent. Par une figure fantasmagorique, par un rêve ou par un signe, le père ne se manifeste pas386, on sait cependant de sa présence

chez Oreste.

Le père est un « dire » chez Oreste qui lui parle du devoir à accomplir, de la faute et de la culpabilité. Ce « dire » dit aussi à Oreste de sa propre mortalité et cela non seulement dans le sens, déjà abordé, de la fin impliquée dans la poursuite des Érinyes du père, mais

383 Freud Sigmund, « Dostoïevski et le parricide » (1928), en Résultats, …, op. cit. tome II, p. 170. 384 Ibid.

385 Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 203, vers 1027.

386 La mère, au contraire, reste en tant que présence indépendante d’Oreste : le fantôme de Clytemnestre apparaît

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

142 aussi dans le sens où hors l’aliénation, hors l’état de dépendance - de complétude - référé à l’Autre maternel, Oreste est mortel, un être parlant.

À savoir que dans la tragédie l’acte du matricide - la séparation la plus radicale d’avec la mère - est proclamé comme répondant à une exigence paternelle, voire à une exigence provenant du père des dieux, Zeus, par la voix de son oracle « […] c’est moi qui t’ai

poussé à tuer ta mère. »387, dit Apollon. « C’est moi ton destin », dit alors Zeus.

Par cette voie, le reproche au père (reprenant le terme utilisé par Lacan) peut être aussi rattaché à ce lien « indissoluble » qui habite Oreste et qui, avec insistance, il tente de nier. Il s’agit de ce lien de filiation, fils-mère, qui est signifié par le père : Oreste est le fils du père et de la mère, ce n’est pas un autre qui commet le matricide.

Si Oreste est le fils du père qui sauve son nom, il est Oreste, le fils de Clytemnestre, toutefois Oreste ne renonce pas pour autant à sa position : « […] vivant et mort, tel est

le renom que je laisse. »388, Oreste, est-il l’un et l’autre ? Il peut se dire et se désigner

assassin, le « bras armé du père » dans le sens de la « justice »389, mais non pas matricide390.

Quelle est la signification de cet entêtement d’Oreste à nier le lien l’unissant à Clytemnestre, si ce n’est pas de maintenir intact le désir de la rejoindre occupant la place du père mort ou de l’amant ? Et la haine du fils à l’égard du père ne peut donc disparaître, malgré le fait qu’il soit hors de sa portée, le coryphée ne cours pas après le superflu pour le dire - c’est avant l’assassinat d’Égisthe et celui de Clytemnestre – « Telle

est la lutte où le divin Oreste, seul contre deux, va remplacer son père, et puisse-t-il en revenir vainqueur. ».

Dans le mythe, la haine se détourne contre les fils par la malédiction ; dans la tragédie, par la poursuite qui va dès lors s’engager ayant Oreste en tant que proie convoitée. Si Oreste n’interpelle pas ce que de son désir est impliqué et pousse à bout l’occultation de celui-ci, il ne peut pas faire de même avec la haine maternelle déchaînée qui devra trouver une autre résolution dans le texte.

387 Ibid., p. 211, vers 84.

388 Ibid., p. 203, vers 1044. Oreste était entré au palais comme un étranger puis, dans la machination, Oreste était un

mort pour Égisthe et la mère.

389 On peut complémenter cette observation avec une phrase de Michel Gastambide et Jean-Pierre Lebrun (2013),

dans Oreste, face cachée d’Œdipe ? (une clarification concernant ce texte est effectuée, comme nous l’avons annoncé, ultérieurement) : « […] il [Oreste] sera donc, par identification au serpent, le bras de la vengeance civile, de

la justice des hommes, de son père en même temps que celui des dieux […] ». Op.cit., p. 124.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

143 Laissant cette dernière précision en attente, il y a cependant un élément qui risque d’être mis de côté et sur lequel il faudra insister ; la jalousie qui commence avec la découverte d’un autre, d’une image qui s’impose et, plus que de menacer, annonce l’exclusion du sujet.

La haine du père s’adressant à l’être de ses fils, sans qu’il soit signalé de la part du père mythique (dans le texte d’Hésiode avant la castration de Ciel) l’existence d’un sentiment quelconque de crainte en relation à son pouvoir. En revanche, la haine des fils trouve un autre où se cristalliser, elle est destinée à tous ceux qui représentent un danger pour les gains obtenus : le rival.