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B. Les crimes de la lignée ou « Qui est Oreste ? »

2. Encore plus loin

Il faudra s’écarter de la tragédie eschyléenne, si l’idée est de remonter le chemin des crimes pour cerner au plus près une possible signification de l’acharnement des figures mythiques de la vengeance sur la maison des Atrides.

La genèse du mal ne sera pas trouvée par la voie d’une « mytho-genèse » et ne le sera pas par aucune autre voie ; c’est plutôt d’entendre la malédiction ancestrale, au sein du drame qui terrasse les Atrides et leur descendance, dont il s’agit.

214 A propos de l’incroyance des citoyens face aux prophéties de Cassandre, porteuse du fardeau du passé : au-delà du

mythe de Cassandre elle-même, ce rapport des citoyens - dans la tragédie - au savoir des dieux, trompeur depuis Hésiode, peut-il faire référence à la réponse de l’homme tragique au savoir « tout prêt » du mythe ?

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« Apollon est prophète, mais prophète de Zeus […] ». Vernant Jean-Pierre, Mythe et religion…, op. cit., p. 50.

216 « Vois, c’est Apollon lui-même qui me dépouille […] et tout cela pour rien : prêtresse errante, vagabonde,

mendiante, misérable, on m’appelait ainsi et je l’ai supporté – et maintenant que le prophète a épuisé sa prophétesse […] ». Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 150, vers 1269 - 1275.

217Ibid., p. 151, vers 1289 - 1291.

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94 C’est le chœur, dans l’Orestie, qui ébauche la trace à suivre quand il rappelle que la fatalité a un lien avec le nom des ancêtres, « Esprit qui t’abats sur la maison et sur le

couple des Tantalides […] »219.

Pélops est le fils de Tantale et l’arrière grand-père d’Oreste. Apollodore220, dans la

Bibliothèque, raconte qu’après avoir été tué et après avoir été servi aux dieux lors d’un

festin221, il a été ressuscité recevant, alors, les faveurs du dieu Poséidon.

Pélops était amoureux d’Hippodamie, dont le père, Œnomaos, défiait et tuait les prétendants. Avec l’aide de Myrtilos, le conducteur de char d’Œnomaos, Pélops réussit à vaincre le beau-père ; le roi mort, Pélops prend pour épouse Hippodamie. Mais Myrtilos essaye de violenter Hippodamie et est alors précipité par Pélops dans la mer. Myrtilos maudit la race de Pélopides.

S’il était le sauvé des dieux et le protégé de Poséidon, si après le meurtre de Myrtilos il avait été purifié et avait pu trôner sur le Péloponnèse, Pélops n’est pas pour autant épargné ; il lègue sur sa lignée le destin auquel l’exécration le chassait.

« Funeste course hippique de Pélops autrefois, que tu fus lamentable pour ce pays ! Depuis que Myrtilos fut dépêché au fond de la mer, arraché de son char d'or avec une violence fatale, la violence funeste n’a plus quitté cette maison.»222. Le chœur rappelle

dans la tragédie de Sophocle, Électre (415e siècle av. J. -C), la souillure où les descendants de Pélops s’inscrivent à leur naissance et qui signe la fatalité qui les atteint. L’arrière-arrière grand-père d’Oreste, Tantale, est mentionné par Homère dans l’Odyssée au travers d’Ulysse : « Je vis aussi Tantale en proie à ses tourments. Il était

dans un lac, débout, et l’eau montait lui toucher le menton ; mais, toujours assoiffé, il ne pouvait rien boire […] Des arbres à panache, au-dessus de sa tête, poiriers et grenadiers

219 Ibid., p.157, vers 1468 - 1469.

220 L’histoire de Pélops se base sur le récit trouvé dans La Bibliothèque d’Apollodore. Dans une traduction effectuée et

publiée par le Centre de Recherches d’Histoire Ancienne et par Institut Félix Gaffiot - à l'Université de Besançon. Les traducteurs et commentateurs, Jean-Claude Carrière et Bertrand Massonie, datent la composition de la Bibliothèque

aux alentours de l’an 200 après J. –C. Voir : Apollodore, La Bibliothèque, Annales littéraires de l'Université de

Besançon, 443 Paris, Diffusé par Les Belles Lettres, 1991. Par rapport au récit concernant Pélops, consulter en ligne, Apollodore : http://ugo. bratelli.free.fr/Apollodore/Epitome/EP-II-1_9.htm.

221 Dans les Métamorphoses, Ovide évoque brièvement la légende de Pélops lorsqu’il raconte l’histoire de sa sœur et

la colère de la déesse Latone. Il dit de Pélops, « A sa naissance, cette épaule était comme la droite, de même teinte et

faite de chair. Peu après, dit-on, ses membres, découpés par les mains paternelles, furent rassemblés par les dieux. Tous furent retrouvés, sauf la partie qui se trouvait entre la gorge et le haut du bras. Pour remplacer le morceau qui avait disparu, on plaça une pièce d'ivoire, et cela fait, Pélops redevint entier. ». Dans la Bibliothèque Classique Sélecta :

Ovide, Métamorphoses livre VI, vers 406 au 411. http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met00-Intro.html. Ovide, Les

Métamorphoses, Paris, éd. GF Flammarion, p. 166, 2001.

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[…] à peine le vieillard faisait-il un effort pour y porter la main : le vent les emportait jusqu’aux sombres nuées. »223.

L’accomplissement de la promesse, éveillée par la présence ou par la proximité de ces biens précieux - les fruits et l’eau - est à chaque tentative perdu224, éloigné, ne laissant pas de repos au sujet assoiffé. L’objet du désir se rapproche, l’objet du désir est un impossible.

À la table des dieux, Tantale225, fils de Zeus, est le convive ; mais l’accord tacite à l’égard des hôtes est rompu par lui ; tenté par les mets divins, il dérobe aux dieux l’ambroisie. Dans le récit de Pindare226, dans cette louange à Pélops le fils de Tantale, l’autre

souillure qui atteint Tantale est nommée et même si elle est placée du côté de la rumeur, elle n’est pas pourtant moins significative : « Alors des voisins, jaloux de ta

gloire, publièrent secrètement que tes membres, coupés en morceaux et jetés dans l'airain frémissant sur la flamme, avaient été dévorés par les convives. ».

Pindare présente le supplice de Tantale : « Si les habitants de l'Olympe honorèrent un

mortel de leur faveur, ce fut Tantale. Mais il ne put supporter tant de prospérité. Le dégoût et les soucis naquirent de l'abondance, et le père des dieux suspendit sur sa tête un énorme rocher. Sans cesse il s'efforce d'en détourner le poids menaçant. Vain espoir ! Tantale a perdu pour toujours sa joie et son bonheur. »227. Une figure qui rappelle

l’angoisse, ce poids menaçant qui n’est jamais consommé et qui cependant est toujours prêt.

À savoir que, par rapport à la dette et à l’ascendant des Érinyes sur les criminels et les parjures, il n’y a pas de coupure générationnelle. Hésiode avait déjà inscrit Zeus, lui- même, dans la dette dictée depuis que le sang avait fécondé Terre ; lorsque Rhéa, sœur

223Homère, L’Odyssée, en Homère, Iliade, Odyssée, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, p.710, vers 592 et note

3 correspondants à la page, 1955.

224 « Tantale, tu ne saisis pas la moindre goutte d'eau, et l'arbre au-dessus de toi se dérobe à toi […] » dit Ovide dans

Les Métamorphoses. Dans la Bibliothèque Classique Sélecta, Ovide, Métamorphoses…, op. cit., vers 458. Ovide, Les Métamorphoses..., op. cit., p. 123.

225Tantale sera revisité à partir d’une articulation avec la haine et la malédiction, cela va être possible du moment où

une des Érinyes, Mégère, fera son apparition dans la tragédie de Sénèque – Thyeste - imposant à Tantale la vue du drame de sa maison. Voir la partie « Par la trahison de Tantale ou la trahison, une figure de la haine ? ».

226Quatre livres, le recueil a été effectué à l’époque hellénistique par Aristophane, ont été conservés de ce poète

lyrique contemporain d’Eschyle (522 – 456 av. JC), Pindare (518 - 438 av. JC.). Les Olympiques, texte qui fournit ici la référence de Tantale, loue les vainqueurs des jeux panhelléniques. Sur le site L’Antiquité grecque et Latine du moyen

âge. Philippe Remacle. remacle.org/poètes/pindare/olympiques

227 Pindare, Olympiques, I, A Hiéron Syracusain, Vainqueur au célès. Edition en ligne sur le site de Philippe Remacle.

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96 et épouse de Cronos, met au monde Zeus, l’époux - craignant la puissance de ce dernier fils - le dévore, tel qu’il l’avait fait avec ses autres enfants.

Rhéa invoque les Érinyes du père castré (Ciel), pour faire alliance avec elle contre Cronos et pour se placer en tant que celle qui va donner voie libre à la justice dont un autre sera l’agent ; sans oublier que Cronos était le premier à avoir commis le forfait à l’égard du père et le premier aussi à craindre la puissance de ses propres enfants.

Hésiode raconte : Rhéa, « […] elle supplia alors ses parents, Terre (Gaia) et Ciel

(Ouranos) étoilé, de former avec elle un plan qui lui permît d’enfanter son fils en cachette et de faire payer la dette due aux Érinyes de son père et de tous les enfants dévorés par le grand Cronos aux pensés fourbes. »228.

Le fils, désigné par la mère comme l’instrument de la vengeance ou comme celui qui va donner continuité à la logique des actes de sang, est celui qui va occuper la place de maître des dieux. Zeus est le détenteur du pouvoir suprême et si chaque divinité exerce sa puissance dans un terrain défini, il est là, à proximité des ombres dans l’Hadès.

« Zeus, Zeus, qui du fond des enfers […] »229, s’exclama Oreste dans sa supplique.

Dans Mythe et religion en Grèce ancienne (1990), Jean-Pierre Vernant souligne ce trait singulier dont Zeus a été doté230 : il est la justice et son garant, il est l’ordre et la

séparation, dieu céleste et même, comme le dit cet auteur, sombre et souterrain, « […]

un Zeus d’en bas […] présent dans les profondeurs de la terre […] »231.

Une autre fonction est aussi attribuée à Zeus, elle est ainsi décrite par Jean-Pierre Vernant (1990) : « Le Ciel, la Terre – de l’un à l’autre, Zeus se fait trait d’union par la

pluie […], par les vents […], par la foudre […]. Entre le haut et le bas il assure la communication […] par les signes et les oracles […] »232.

Cette singularité du dieu grec fait penser à deux autres éléments, déjà nommés - l’un, une construction mythique, l’autre, une notion freudienne - ils dissent de ce qui ne se représente pas par soi-même. Les Muses, qui se présentent comme les représentants du monde inconnu des dieux, et la pulsion, depuis Freud, qui représente l’organe, ce qui ne parle pas.

228Hésiode, Théogonie…, op. cit., Poche, p. 51.

229 Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 180, vers 382. Voir aussi la note 77 des Choéphores par rapport à un Zeus invoqué

comme seigneur des enfers, p. 323 du même texte.

230 Vernant Jean-Pierre, Mythe et religion…, op. cit., p. 42-50, 1990. Voir du chapitre « Le monde des dieux » la partie

« Zeus, père et roi ».

231 Ibid., p. 48. 232 Ibid., p. 49.

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97 Et Jean-Pierre Vernant (1990) continue sa réflexion concernant le lien entre le divin Zeus et les mortels : « Apollon est prophète, mais prophète de Zeus ; il ne fait que donner une

voie au vouloir de l’Olympien, à ses décrets, afin qu’au nombril du monde résonne aux oreilles à qui saura l’entendre la parole du Roi et du Père »233 - une pensée, donc, pour

Cassandre.

Alors, non seulement il assure le lien mais il est ce lien, tout renvoi à lui en tant que maître siégeant toujours à la même place. Nonobstant, Zeus, le Père qui est loi, le maître mythique désigné par les grecs, avait aussi redouté d’être vaincu par un fils234 et avait avalé Métis (Prudence, sa première épouse) qui devait donner le jour à celui qui allait prendre le trône235. Il n’avale pas le fils (comme son propre père), il avale la mère, celle qui peut être à l’origine de la ruse qui va faire perdre le père, celle qui appelle les déesses de la vengeance.

« Et, tout seul, de son front, il donna le jour à Tritogénie aux yeux pers, éveilleuse terrible de tumulte, infatigable conductrice des armées, auguste déesse qui se plaît aux clameurs, aux guerres aux combats »236, dit Hésiode en Théogonie.

Le destin, lié aux vieilles divinités gardiennes du sang, est-il ainsi détourné par le dieu des cieux ? À savoir qu’elles, les Érinyes, ne lui étaient pas redevables ? Le dénouement n’est pas à trouver dans le mythe, c’est dans la tragédie d’Oreste qu’il faut aller le chercher. Aboutissement opéré par Athéna, la justice, la fille de son père237, qui dans la tragédie manœuvre pour subjuguer les divinités vengeresses238.

De la haine intestine du père originel, l’imprécation première, puis de la chute de Cronos, à la loi du père des dieux et des hommes239. Ciel, Cronos, Zeus, Tantale, Pélops,

Agamemnon, Oreste, voici des dieux, des Titans et des hommes dont le lignage se raccroche à la malédiction du père ; il peut être dit qu’Oreste est celui qui va jusqu’au crime dernier : le matricide.

Cependant une question s’impose. Comment définir ce lien certain, au-delà des liens de sang, ce pont unissant les Tantalides ? Quelle est cette construction destinée à relier des

233 Ibid., p. 50.

234 Le pouvoir de Zeus, qui risquait d’être mis en danger par un de ses fils, sera pris en compte au moment où la haine

du père sera abordée. Voir la partie « De la haine du père ».

235 Hésiode, Théogonie…, op. cit., Poche, p.93 et 94, vers 890 - 899. 236 Ibid., p. 97.

237 Voir aussi : c’est Zeus, lui-même qui l’avait mis au monde.

238 Si le rythme de l’écrit peut paraître assez lent, avant de s’orienter vers la dernière partie de la trilogie d’Eschyle (les

Euménides), il faudrait évoquer et dévoiler, sans relâche, ce à quoi l’intervention d’Athéna devait faire face.

Autrement dit, qu’est-ce que par leur poursuite était signifié par les Érinyes.

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98 générations lointaines, en deçà des valeurs imaginaires, du courage et de puissance, et des acquis ou des objets symboliques de pouvoir hérités et toujours au risque d’être perdus par un autre plus fort ?