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D. De la haine du père et de la haine des fils

1. De la haine du père

Cette haine qui existait même avant que le monde fût créé, qui est corrélative du rapport qu’il y a entre une certaine incidence de la loi comme telle et une certaine conception de das Ding comme étant le problème radical et pour dire le problème du mal – je pense qu’il ne vous échappe pas que c’est exactement ce à quoi Freud à affaire quand la question qu’il pose sur le Père le conduit à nous montrer en lui le tyran de la horde, celui contre lequel le crime primitif s’est dirigé, et à introduit par là même l’ordre,

360 Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 200, vers 925. 361 Ibid., p. 200, vers 926.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

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l’essence et le fondement de l’essence du domaine de la loi.362

Lacan, Séminaire VII, L’éthique de la

psychanalyse.

Non seulement, dans cette phrase, Lacan (1960) signale qu’examiner la question de la haine est nécessairement lié à l’interrogation centrale de Freud concernant le père - autrement dit qu’interroger le problème de la haine va de pair avec celui de la Loi - mais encore, il va signaler une relation de dépendance de la haine à la Loi en tant que garant de la Chose.

Une haine corrélative de l’impact de la Loi ? Une haine corrélative de ce qui assure le maintient de l’objet absolu dans sa condition de perdu à jamais ?

Pour examiner la relation de corrélation, il faudrait écarter l’idée de la causalité et retenir celle de l’implication et, pourquoi pas, celle de la simultanéité. La haine serait ainsi rattachée à l’existence du sujet par la voie du crime.

Cependant, lorsqu’il est dit par Lacan qu’une haine existait avant que le monde fût créé, y a-t-il une référence à une antériorité par rapport à la nomination-création du monde par la parole ?

Est-il question alors d’une haine « première » qui n’apparaît qu’avec le père du mythe ? Une haine dont le sujet parle, bien qu’il aille la placer ailleurs, avant lui ? Une haine « réglée, régulée ou plutôt refoulée » - comme l’a exposé Freud dans Totem et Tabou, par rapport au parricide - débouchant sur la question du mal, de l’Atè, voire aussi du chemin de la malédiction, ou de la souillure, qui tourmente l’humain et qui est à son origine ?

Une haine cependant corrélative à l’existence de la Loi car elle ne vient qu’avec le sujet, « c’est lui qui la-dit ».

Lorsque la ponctuation n’est pas marquée, et que le titre est uni à la phrase de Lacan, il peut être lu : « De la haine du père, cette haine qui existait même avant que le monde fut créé… ». Ce forçage résonne malgré tout quand, dans le mythe hésiodique, la haine

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134 du père était à l’origine de l’état indifférencié d’avec la mère, avant que le monde ne

soit créé par la séparation.

Dans les récits mythiques, c’est à la figure paternelle à qui l’on a fait porter une haine qui, selon le dialogue Oreste-Clytemnestre, est à redouter au-delà de tout. Est-ce la haine nommée par Hésiode dans Théogonie, le dieu Ciel haïssant l’être de leurs fils ? Ou celle qui apparait, de façon moins explicite, chez Homère dans l’Iliade - le père des dieux, Zeus, prenant parti à Troie ? La phrase citée de Lacan (1960) va donc être l’inspiratrice pour dénouer ce qui peut toucher à la haine du père mythique ainsi qu’à la réponse des fils.

« De tout ce que sur terre a souffle et mouvement, aucun être n’est plus misérable que l’homme. »363, Homère fait supporter à Zeus un regard sans pitié, dédaigneux, sur ces

êtres soumis aux maux de la mort et de la vieillesse364.

Ce qui rapproche les hommes des animaux est également le signe de leur être misérable ; Hésiode l’avait dit, d’une autre façon, lorsque, dans le prélude de Théogonie, il fait parler les Muses au nom de Zeus et qu’elles s’adressent au poète en lui rappelant la dépendance de l’homme à ces besoins physiologiques : [vous] qui n’êtes rien que

ventres365.

Restreignant l’humain à ces conditions, le fait d’être mortel et décadent, l’homme apparaît soumis à l’impossibilité du questionnement propre à l’aliénation. La haine du père imaginaire, celui qui répondait par le mythe, serait le reflet des questions de l’homme irrésolues et, à un moment, étouffées par l’infinitude de récits, le sans limite du langage.

Cette haine du père (Zeus, à l’égard des hommes, ou Ciel - castré - à l’égard des Titans), que l’on peut assimiler à la haine de l’être, cible donc la condition humaine d’être un être-parlant : l’humain est éloigné de la jouissance qui devient jouissance d’Un seul. Qui est ce père ? En tout cas « […], s’il n’était pas tué, rendrait pour tous la jouissance

vaine parce qu’elle ne serait possible que pour Un. »366, dit Pierre Bruno (2008) dans un

article paru dans la revue Psychanalyse. C’est le cas des enfants obligés de rester dans le

363 Homère, Iliade, en Homère Iliade…, op. cit., chant XVII, p. 401.

364 Zeus est saisi de pitié devant la douleur des chevaux d’Achille tué par Hector, « Pauvres bêtes ! pourquoi vous ai-je

donc données à Pélée – un mortel ! - vous que ne peut toucher la mort ni la vieillesse ? Est-ce pour qu’au milieu des malheureux humains vous enduriez des peines ? ». Ibid.

365 Voir la partie : « Les muses. « Ce sont elles qu’à Hésiode un jour apprirent un beau chant, […] » ». 366 Bruno Pierre, « Là, La, La », in Psychanalyse, No 13, septembre, France, éd. Erès, p.7, 2008.

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135 sein de Terre, c’est le cas d’Hésiode « obligé » de rester dans la citation de mythe en mythe.

Les grecs, la référence - pour le moment - est bien la Grèce antique, ont fait connaître aux dieux la haine367 ; ils l’ont introduite dans leur réponse à l’impossible, supposant l’existence de cet affect dans l’Autre, ce lieu qui est définit par Lacan en 1973, dans le

Séminaire XX, Encore, « […] comme le lieu où le signifiant se pose […] »368.

S’agirait-il d’une façon de donner corps à cet Autre et de ne pas s’impliquer dans l’interpellation de ce lieu supposé de savoir ? Car, s’il est le lieu de la haine, il est aussi celui de l’amour, il est l’Autre absolu et imaginé de la réponse au réel ; l’Autre est relevé dans son appartenance à un monde inapprochable, loin des humains et de leur fardeau de malheurs.

Et parmi ces fardeaux-là, il y a la question du désir, dont les dieux n’éprouvent pas la soif. Le père originel Ciel, ou celui de Totem et Tabou369, est supposé jouir de manière

totale - la jouissance que pour Un - et il n’est pas troublé par cette marge, cet écart entre le sujet et l’objet interdit, appelé désir.

Or, si l’on se réfère au mythe d’Hésiode, la jouissance du père est stoppée par l’effet de la castration (Ouranos blessé par Cronos). Retrouve-t-on dans le mythe une façon de signifier la non-existence d’un Autre jouisseur dans l’absolu, ou jouisseur que dans l’imaginaire de ceux qui le conçoivent ?

Comme le dit Pierre Bruno (2008) par rapport au père réel - l’agent de la castration -

« Mais ce père est-il pour autant jouisseur ? Absolument pas, sinon […] dans l’imagination de ceux et celles […] que la castration concerne. Concluons que, dans la structure, l’Autre jouisseur n’est jamais que barré, à lire : il n’y pas d’Autre de l’Autre »370.

L’Autre n’est qu’un supposé jouisseur. La jouissance - tant attendue - est un mirage placé chez cet Autre par ceux qui ont subi la castration. Est-ce une raison suffisante, de

367 Il restera en suspens la lecture effectuée par Aristote, nommée par Lacan, sur l’œuvre d’Empédocle

particulièrement la question de Dieu, l’Autre, comme « […] le plus ignorant de tous les êtres, de ne point connaître la

haine. ». Ceci concerne-t-il un changement de paradigme concernant le siècle de la tragédie ? Ou une affirmation de

l’orphisme ? Voir : Lacan Jacques, Séminaire XX, Encore…, op. cit., 13 mars 1973, « Le savoir et la vérité ».

368 Ibid., p. 88.

369 Pierre Bruno - dans l’article déjà cité et publié dans la revue Psychanalyse - précise cette condition « imaginaire »

de jouisseur du père de la horde, il fait remarquer le décalage par rapport au meurtre de Moïse et sa condition de désirant « […], si nous suivons Freud, le désir qui l’anime est celui de son souverain Akhenaton […] la victoire du

monothéisme. ». Bruno Pierre, « Là, La, La »…, op. cit., p. 6.

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136 la part des fils, pour le haïr ? Probablement, dans la mesure où celui qui détient la clé du désir, en fait il ne l’a jamais eue…

Pour poursuivre, il faut accentuer - car il avait déjà été sommairement annoncé - le décalage entre la haine du père originel et celle dont ses enfants ont fait l’épreuve ; dans les récits il y a un point de convergence : ils se retrouvent tous - tous ceux qui ont été mis au sommet du monde divin - à écarter sa progéniture.

Le texte hésiodique indique que le premier père (celui qui a été nommé comme tel dans le récit) impose l’aliénation à la mère « parce qu’il haïssait l’être de ses enfants », le suivant « c’est par la peur qu’il avait d’être vaincu par un de ses fils » qu’il les avale, et le dernier « c’est par les conseils de Terre et de Ciel, qu’il vivait la crainte d’être détrôné » et qu’il engloutit la mère371.

D’un père qui avait été excepté du désir (avant l’acte de castration), à un père, à des pères qui doivent garder par la violence leur gain de jouissance, toujours en danger par un autre, et dont leur désir semble assez précis « garder le pouvoir », mais le garder par l’insinuation de la mère et tel qu’elle l’avait indiqué372.

Deux éléments s’ensuivent de cette dernière affirmation, à commencer par le dernier : il est supposé chez la mère - derrière la position de persuasion - un désir, et la descendance du père originel est désirante, façon de dire sous l’ascendant du manque. À ne pas oublier que les Érinyes étaient déjà-là, amenant avec elles la répétition des actes haineux. « […] la structure est impensable sans le meurtre du père et sa répétition

symbolique. »373 signale Pierre Bruno (2008) comme étant la pièce centrale de Freud.

La persuasion, la séduction de la mère, est un élément essentiel sans lequel la structure est aussi impensable dans sa construction. Si bien que, par sa position, la mère va concourir tant pour garder les fils à une place près d’elle, tant pour attiser leur haine dans le rôle du rival ; cet enjeu va aussi réveiller l’agir du père, sous la forme de mise à l’écart de ce qui correspond à un danger pour le maintien de son objet de jouissance (dans le mythe, le pouvoir divin).

371 Correspondant à Ouranos voir la partie « Les premiers dieux, Terre (Gaia) et Ciel (Ouranos), Les Titans ».

Correspondant à Cronos voir la partie « Rhéa et Cronos. Naissance de Zeus ». Et correspondant à Zeus la partie « La descendance des Olympiens ». Hésiode, Théogonie…, op. cit., Poche, p. 19, p. 51 et p. 93.

372 Terre (Gaia) imagine la ruse : elle crée l’outil et excite le courage de Cronos, pour vaincre le père Ciel. Rhéa conçoit

un plan qui lui permet d’enfanter Zeus : faisant appel aux Érinyes, Cronos allait payer l’atteinte portée à son propre père. Et Zeus avale Métis : celle qui allait mettre au monde celui qui pouvait le remplacer - mettant terme la dynamique de la succession – par le conseil de Gaia et d’Ouranos castré.

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137 Dans l’article de Pierre Bruno (2008)374, il est indiqué que cette dynamique de la

séduction de l’Autre maternel est liée à la constitution du sujet de l’inconscient. Cela va

aider à clarifier la question antérieure concernant l’intervention de la mère, car la séduction maternelle joue un rôle à l’intérieur des moments structurants du sujet : l’entrée dans l’univers du langage, le symbolique - l’aliénation - puis l’entrée au monde du désir, l’être en manque – la séparation.

Dans les mythes, c’est la mère qui séduit et, occupant une place de savoir, elle va indiquer ou suggérer le chemin de la vengeance, de la haine et finalement de l’acte ; elle va « contraindre », façon de dire, le père (celui qui n’est plus le père jouisseur car castré) à intervenir, c’est la suite contingente si lui, « de son côté », veut garder ce qui est rattaché à son propre désir.

L’intervention du père a comme impact le début du parcours des fils en tant que maudits, cela va impliquer aussi de leur part un mouvement d’éloignement ou d’écartement de l’autre (voir ses propres enfants, voir également les humains). Est-ce cet agir des fils limité à une question autour de la puissance, la place du maître, où leur désir ne relèverait que d’un maintien de ce plus de jouir obtenu au prix de leur propre bannissement ?

Un autre mythe, qui avait déjà été évoqué, vient secourir la réflexion : « Et Zeus, le roi

des dieux, pour épouse d’abord prit Prudence (Métis), qui sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel. Mais au même moment où elle allait enfanter Athéna, […] Zeus l’engloutit […] pour que l’honneur royal n’appartient pas à un autre qu’à Zeus […] »375.

Le lien effectué entre un savoir supposé chez l’Autre, Métis, et la propre jouissance, a la coloration d’un danger : l’autre « sait » - la mère - et le produit de ce savoir (dans ce mythe le fils de Métis) est donc une menace. Quel est le produit du savoir si ce n’est pas un jouir différent que le sien ? Zeus intègre - « ingère » - ce savoir en lui et devient lui- même l’Autre du supposé savoir, ce qui va lui permettre de parler, voire d’énoncer l’humain.

« Le problème du maître est que sa position est telle, qu’il ne sait pas, que sa vérité, c’est justement d’être châtré – c’est-à-dire de tout bâtir sur la renonciation à la jouissance. »376, affirme Pierre Bruno (2008).

374 Pierre Bruno aborde plus exactement la question de l’assujettissent hystérique et un travail de cure dans la

clinique psychanalytique. Ibid.

375Hésiode, Théogonie…, op. cit., Poche, p. 93.

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138 En ce qui concerne Zeus, chez Homère, il y a un autre maillon qui peut, probablement, élucider ce point-ci, il avait déjà été annoncé : chez le maître des dieux, l’humain est méprisable parce que mortel. Zeus, supposé avoir un « savoir total », fait de la mort un inconnu, la divinité restreint la mort aux humains et méconnaît également le destin de décadence.

La jouissance ne peut pas être absolue, la putréfaction n’existe pas pour les divins. Dans cette position du maître tout ce qui vient parler, ou dire, de cet inévitable de la mort est de ce fait banni, étouffé par un rabaissement. C’est de là que la puissance des dieux est bâtie. Aucun être n’est plus misérable que l’homme, sous les propos de Zeus c’est le mépris en tant que réponse à la mort, mais aussi en tant que figure de la haine qui apparaît.

Ainsi, la condition de l’homme, de n’être qu’un mortel, implique, par opposition - dans l’imaginaire grec - une question autre : être immortel est placé ailleurs au royaume de l’impossible. Mais, il n’est pas assez avec la nomination de la distance - l’écart indépassable entre un monde et un autre. Pour que la distance soit effective, il faut additionner, sur cet intervalle entre la mortalité et l’immortalité, une charge d’affect, de haine.

Cette charge d’affect anime alors la nomination de l’impossibilité humaine à fuir dans l’absolu sa propre condition de mortalité. Elle anime donc des réponses à l’horreur, « l’homme n’est pas immortel, car indigne pour un Autre », c’est la construction faite par l’homme au moment où il se définit en tant qu’inspirateur de la pitié, et qu’il se situe en conséquence en tant qu’objet insignifiant pour un Autre, immortel celui-là. Par le mythe - cette boucle effectuée par l’homme à l’égard de l’effrayant - l’homme est mortel, il est « dit » mortel d’abord pour un Autre, c’est cet état qui est prononcé par le Dieu des dieux, et c’est en cela que consiste la peine377 humaine.

L’Autre hait le sujet, s’il fait de lui un mort. La séparation n’est qu’un produit de cette haine première à partir de laquelle le sujet commence ce détour pour s’arranger avec sa

377Ce n’est plus l’âge d’or, comme le dit Jean-Pierre Vernant, « […] l’homme non seulement est séparé des dieux,

mais il va avoir une naissance, une jeunesse, un âge adulte, une vieillesse et il va mourir. Avant ce n’était pas ainsi. […] Il va falloir aussi qu’il renonce à ce feu immortel qu’il avait auparavant, le feu de Zeus, et qu’il ait un feu d’une autre nature, technique, le feu que Prométhée, en le volant, lui amène sous forme d’une semence qu’il va falloir aussi conserver au chaud sous la cendre, sinon comme les hommes, elle va périr. C’est un feu qui, comme les hommes, a besoin d’être alimenté, un feu qui a faim, mortel, périssable, alors qu’il y avait auparavant ce feu immortel et qu’on n’avait pas besoin de nourrir. La foudre de Zeus n’a pas besoin qu’on lui donne à manger ». Cotinat D., Giraud F.,

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139 propre mortalité, ce réseau de signifiants que le sujet a trouvé et qui le distancent du réel.

Le poète « fait dire » à l’Autre non seulement de l’insupportable de la mort, mais de « ça » qui « ne lui atteigne pas », car, comme l’avait suggéré Pierre Bruno (2008), il ne sait pas de sa condition de castré, d’enfant maudit depuis l’origine du monde. Puis, c’est lui qui décréterait la condition de mortalité pour les humains.

C’est une haine, en fin de compte, destinée au surgissement du sujet dans l’éloignement de l’impossible, de la Chose. C’est la haine impliquée dans l’introduction de la Loi, qui reste donc pointant le mal qui fait l’humain et qui avance choisissant dans l’infinitude d’objets quelques uns où assurer sa continuité.

C’est le moment de rappeler une phrase de Lacan (1973) du séminaire Encore : « Nous

en sommes, sur ce sujet de la haine, si étouffés, que personne ne s’aperçoit qu’une haine, une haine solide, ça s’adresse à l’être, à l’être même de quelqu’un qui n’est pas forcement Dieu. »378.