• Aucun résultat trouvé

B. Les crimes de la lignée ou « Qui est Oreste ? »

1. Les Atrides

Oreste est celui qui cache, sans succès, ses oreilles des cris insupportables des Érinyes, celui dont le regard, peint par Bouguereau, frôle l’horreur. Fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, frère de Électre et d’Iphigénie.

Le coryphée, dans l’Orestie d’Eschyle, nomme trois tempêtes liées à l’histoire d’Oreste :

« […] d’abord des enfants dévorés, les tristes malheurs de Thyeste, puis la peine royale que souffrit un guerrier égorgé dans son bain, lui le chef de l’armée achéenne. Maintenant voici la troisième – pour nous sauver ou pour nous perdre ? Où va donc s’accomplir, où va cesser et s’endormir enfin la furie de la ruine ? »200 .

198 Cassandre se décrit à quelques pas de l’accomplissement de son destin. Elle le connaît déjà, pitié ! Il ne lui reste

rien et tout cela pour rien. Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 150, vers. 1259-1274.

199 Ibid., p. 151, 152, vers 1306 et 1309. 200 Ibid., p. 204-205.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

90 Oreste est d’emblée celui qui fait appel au père le sachant mort, « De la pente de son

tombeau je lance un appel solennel à mon père : qu’il m’entende, qu’il m’écoute […] »201.

Le père ne répond pas, ni par un signe, ni par une présence ou une annonce fantasmagorique ; le père mort répond par un trône vide d’héritier pour l’occuper ; vide parce que, pour Oreste, la transmission n’a pas été effectuée et en conséquence la « prolongation » du roi ne trône donc pas, ce sont ses assassins qui y siègent à sa place. Agamemnon est le roi assassiné, le père d’Oreste qui, égaré dans sa position de seigneur des Atrides et voulant garder sa place de chef de troupes, sacrifie sa propre fille Iphigénie.

Le chœur cite Agamemnon, « Alors l’aîné de deux seigneurs prit la parole : « Lourd est le

sort de qui désobéit ; lourd est mon sort si je dois immoler ma fille, […] Pourrais-je déserter la flotte comme un traître à mes alliances ? Si le vent tombe avec le sacrifice, […] alors le désir furieux de cet acte, jusqu’au-delà de la fureur, sera permis – et puisse-t- il tourner à bien ». »202.

Et voici le crime du père : sacrifier l’enfant qui est décrit par lui-même comme le trésor

de sa demeure. Au seuil de sa décision, il fait le pari de garder la reconnaissance des

siens, malheur pour son foyer, lui, il garde le butin des atouts imaginaires accordés par la pensée de la loyauté et du pouvoir.

Agamemnon est chef et maître, tyran guidé par l’avidité et par la convoitise203. Or, il était déjà fautif comme son épouse l’indique bien, fautif d’être né, d’être un Atrides204.

C’est cependant le sacrifice d’Iphigénie, dans la tragédie d’Eschyle, le détonateur de la haine maternelle, qui fait que Clytemnestre205 occupe la place du fléau vengeur, la place de l’agent.

201 Ibid., p.167.

202 Ibid., p. 115, vers 205-208. Le changement de police correspond au texte originaire.

203 C’est Homère dans l’Iliade qui souligne ce trait d’Agamemnon lorsque, dans le conflit éclaté avec Achille, il

compromet le salut de ses troupes pour avoir ce qu’il considère de son dû. Voir l’échange entre Agamemnon et Achille dans le chapitre I de L’Iliade. Homère, Iliade, en Homère, Iliade…, op. cit., p. 96 et 97.

204 Le cadavre d’Agamemnon gît sous les coups meurtriers de Clytemnestre : « […] l’esprit divin trois fois repu de cette

race. C’est lui qui dans nos ventres nourrit notre désir de sang. Le mal ancien n’est pas fini, déjà coule une plaie nouvelle. ». Ou encore « Sous l’apparence de l’épouse de ce cadavre, c’est l’antique fléau vengeur d’Atrée, de l’hôte au festin monstrueux, qui a payé la dette due aux enfants en immolant cet homme. ». Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 158,

vers 1476-1480 et vers 1500-1503.

205 Dans le séminaire sur L’angoisse (1963), Lacan, faisant référence à la mère phallique, nomme Clytemnestre et « […]

le plus profond grief d’Électre à l’endroit de Clytemnestre […] qu’un jour elle l’a laissée, de ses bras, glisser ». Lacan

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

91 De la première tempête citée par le coryphée c’est Atrée, le grand père paternel d’Oreste, le protagoniste : le festin de Thyeste206. Histoire de rivalité entre frères, lutte

fratricide pour le trône et la femme convoitée.

Déjà Achille, dans l’Iliade, ne rappelait-il pas à Agamemnon la faute commise par ses ancêtres, lorsque dans sa colère il lui adresse « Roi mangeur de ton peuple »207 ?

Le voici le crime du grand-père. Aveuglé par l’ambition de s’emparer du trône de Mycènes, Thyeste séduit l’épouse d’Atrée, Aéropé208, et soustrait la toison d’or sur laquelle reposait la fortune de la souveraineté ; se rendant compte de la trahison et de l’adultère, Atrée chasse son frère du trône.

Mais la dette n’est pas blanchie, Atrée va se venger de son frère par un crime si affreux qu’il faut attendre Cassandre, la prophétesse, pour le dévoiler. C’est à elle, dans l’Orestie, que revient le récit de la calamité des Atrides :

« Palais haï des dieux, complice de tant de meurtres, tant de chaires dépecées, abattoir d’hommes au sol trempé de sang. » et « J’en crois ces témoignages, ces enfants qui sanglotent, qu’on égorge, leurs chairs rôties que dévore leur père. »209.

Dans un autre langage qui n’est plus celui du vertige prophétique, Cassandre210 annonce

les Érinyes qui montent la garde au palais et remonte encore plus loin dans la vision des

malheurs anciens :

« Sachez que jamais sous ce toit ne cesse de rôder un chœur à l’unisson de voix mauvaises dont chaque parole est sinistre, une joyeuse compagnie dont l’audace s’est abreuvée de sang humain, qui demeure dans la maison sans se laisser mettre à la porte – la troupe des Érinyes de la race : assises dans le palais, elles chantent le chant du premier crime originel, avant de cracher leur horreur sur une couche hostile au frère qui l’a foulée. »211.

L’allusion à la trahison de Thyeste - il n’y a que Cassandre dans ce récit qui va désigner l’adultère - donne un fil rouge à la poursuite des Érinyes. Cassandre ne peut pas, possédée par le dieu, passer sous silence la haine des frères et l’effroi qui va être

206 Le festin de Thyeste sera repris, dans la partie « De la rivalité - du festin de Thyeste », pour l’articuler à la rivalité, à

la haine et au désir. C’est à partir de la tragédie de Sénèque, Thyeste, qu’il sera abordé.

207Homère, Iliade, en Homère, Iliade…,op.cit., p. 99. 208Éropa, Aéropa ou Aéropé selon le traducteur. 209Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 143, vers 1090-1097.

210 Voir de l’introduction de Daniel Loayza la partie « Cassandre ou l’incomprise ». Ibid., p. 46-58. 211Ibid., p. 147, vers 1184-1193.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

92 engendré. Il est illusoire de faire taire le pacte rompu, la parole outragée et le sang versé, le nécessaire pour éveiller les Érinyes.

Or, il est aussi envisageable d’interpréter cette phrase dans le sens d’une volonté de Cassandre212 à souligner l’existence d’un crime encore plus ancien, lorsqu’elle dit le

crime originel, chanté par les Érinyes, avant que leur horreur ne soit pas dirigée vers la

génération des Atrides.

Toutefois il n’y a pas, ailleurs dans le texte, une autre référence effectuée par Cassandre à une faute antérieure ; son acuité perce toujours les couloirs de la maison dans ce qu’elle décrit comme le crime de la maison des Atrides : « Voyez, assis dans le palais, ces

enfants pareils aux formes des rêves, comme des fils égorgés par leurs proches, leurs bras chargés de chairs, leur propre viande – entrailles, viscères, ce fardeau de pitié qu’ils serrent dans leurs mains, leur propre père en a goûté. »213.

Le spectre des enfants hante sans avoir pour autant été nommé ; c’est le coryphée, sans toujours trop comprendre, qui reconnaît le festin de Thyeste - fait de chaires de ses fils - et qui se dit épouvanté par l’image évoquée par la prisonnière. Mais il y a de quoi ressentir le frisson, des enfants sacrifiés et assis dans le foyer, il peut être dit qu’ils attendent.

À partir du moment où Cassandre remonte la mémoire de la cité - autant que le dieu Apollon le lui permet - pour visionner la dette inscrite dans la lignée, le pont vers les prophéties peut alors être franchi.

Il est intéressant ce lien effectué par la prophétesse entre la suite logique, commandant les actes du passé, et la lecture d’un destin qui l’est, de cette façon, rattaché. Les Érinyes et les fantômes des fils de Thyeste étaient-là, guettant ce moment précis où les premières vont pouvoir être déchaînées.

Par ailleurs, il faut noter que cette structure donnée à l’action - la lecture du passé puis l’accès à la prophétie ou à l’agir - va bien au-delà des vers prononcés par Cassandre et englobe le récit tragique de l’Orestie d’Eschyle en son entier, ce cadre est présent dès le premier moment de la tragédie : c’est seulement après que le crime du père, Agamemnon, - le sacrifice d’Iphigénie - est rappelé par le chœur, dans le prologue, que le premier épisode de la tragédie peut s’entamer et que la mère fait son entrée ; comme s’il fallait donner une antériorité à l’infortune qui va suivre.

212Volonté toujours provenant d’un Autre, « connu » pour Cassandre. 213Eschyle, L’Orestie…, op. cit., p. 148, vers 1218 - 1222.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

93 Que le savoir sur l’origine des crimes de la maison des Atrides soit transmis par Cassandre, celle qui reçoit le savoir de l’Autre et qui n’est cependant jamais crue, a un lien possible avec cette impossibilité à saisir la faute première qui doit rester cachée pour celui qui ne pourra que s’éloigner et qui sera de plus en plus soumis à la répétition de gestes de malheur.

Et Cassandre ? Perdue dans la citation de l’Autre - dans la reproduction mot à mot de son vouloir214 -, elle arrive à la question des « origines » puis à l’égarement prophétique ; Cassandre est l’objet de celui qui était-là avant tous215.

Néanmoins, dans la tragédie, elle maudit le destin et les bras qui devront l’accomplir. Parce que rien ne soutient l’énigme de qui elle est. Les appellations qui lui ont été octroyées… errante, mendiante, affamée… restent vides car le dieu l’a dépouillée pour

rien216, elle marche droite vers l’accomplissement de sa mort. « Oui, j’irai, je vais en finir

et supporter la mort : en cette porte je salue mon accès aux Enfers. »217 . Cassandre était

la haïe du dieu et c’est elle qui pouvait alors reconnaître les Érinyes, « buveuses de sang »218.