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Les Muses « Ce sont elles qu’à Hésiode un jour apprirent un beau chant, […] »

chant, […] »

« Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de la terre, qui n’êtes rien que ventres ! Nous savons conter des mensonges tout pareils aux

102 Séparation observable aussi dans le monde rituel où l’homme grec n’ingère pas le divin, mais établit un partage

différencié entre ce qu’il mange et ce qu’il offre aux dieux. Voir : Vernant Jean-Pierre, Mythe et religion…, op. cit., chapitre « Des hommes aux dieux : le sacrifice ». Voir aussi Homère, L’Iliade, lorsqu’Ulysse participe à la restitution de Chryséis et, dans le sacrifice, mortels et divinités, chacun en a sa part. Homère, L’Iliade, op. cit., chant I.

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

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réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités. » 104

Hésiode, Théogonie.

Les Muses chantent l’ordre établi105, elles chantent Zeus, le père qui structure, qui

définit les places pour tout un chacun, pour les divinités célestes siégeant à l’Olympe, pour les dieux chthoniens aux enfers et pour les hommes, ceux qui portent les maux, sur la terre.

Elles s’adressent à ceux qui causent la honte et qui sont alors abjects, les opprobres, car ils ne sont rien que ventres. Par leur exclusion, d’un monde qui se dit alors au-delà des besoins physiologiques, ils sont intégrés au monde des abjects. C’est un état de « hors- humanité », chez eux qui ne suivent alors que leurs instincts, celui qui est signalé par les Muses ? Peuvent-ils entendre ce que les Muses animent ?

Si dans le poème, ces pâtres gîtés aux champs sont réduits à subir les exigences organiques, les Muses énoncent aussi l’ordre et, par l’artifice, elles l’insufflent et Hésiode l’écrit.

Ce mythe avant les mythes raconte comment ces filles de Zeus inspirent à Hésiode des

accents divins106. Parmi les divinités, ce sont elles qui font offrande aux humains de la

poésie et du chant107, ce qui est du registre de la parole108. Elles font quand même un avertissement, il se peut que leur chant réponde aux mensonges, tout pareils aux

réalités, ou à la vérité. En rapprochant le mensonge et la réalité, le registre de la

tromperie apparaît.

De la structure de la parole, Lacan dit dans son Séminaire III sur les psychoses : le sujet

reçoit son message de l’Autre sous une forme inversée. Ce que le sujet dit va rendre

compte de cette relation fondamentale à une feinte, pour utiliser le mot de Lacan109.

C’est peut-être à cause de cela et de son désir de s’approprier un savoir (« Salut, enfants

104 Ibid., p. 33, vers 26-30. 105 Ibid., p. 34, vers 70-76. 106 Ibid., p. 33, vers 32-33. 107 Ibid., p. 35, vers 94-96.

108 La lecture effectuée par Marie-Jean Sauret (mai 2014), lors d’un échange pour la construction de ce travail de

thèse, vient enrichir la réflexion : « Les Muses posent la poésie à l’endroit d’où se divisent le hors-humain et l’humain, le divin et le profane, la poésie au point d’insémination du langage ? Le mythe traiterait de ce point d’insémination : qu’y a-t-il avant le mythe (le langage) et comment vient-il au sujet (aux humains) ? Il est étonnant que [pour Hésiode], ce soit la poésie qui vienne là ! »

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de Zeus, donnez-moi un chant ravissant. Glorifiez la race des immortels toujours vivant […]. Contez-moi ces choses ô Muses de l’Olympe, en commençant par le début, et de tout cela, dites-moi ce qui fut en premier »110) que Hésiode reste coincé, l’Autre parle dans la

tromperie, il parle de lui-même en tant qu’Autre aussi manquant.

Et quand les Muses « […] disent ce qui est, ce qui sera, ce qui fut, […] »111, il s’agit d’un

savoir - qu’elles transmettent112 - intemporel, évoqué pour ceux qui sont méprisés ; en

même temps ils, les pâtres, sont au fondement du leurre des Muses, sans eux, sans Hésiode, pas de poésie.

Dire leurre, dans son assertion de dispositif - c’est-à-dire dans le sens d’un appât ou d’un artifice destiné à capturer quelque chose - implique de revoir la fonction des Muses créée par Hésiode : détourner l’homme des souffrances, non pas parce qu’elles, les souffrances, arrêtent d’exister mais parce que « […] de ses chagrins il [l’homme] ne se

souvient plus ; le don des déesses l’en a tôt détourné. »113.

Au déplaisir de l’homme, à sa souffrance, à ses conflits, les Muses répondent par l’apaisement trouvé dans un ailleurs où tout est disposé, « Un homme porte-t-il le deuil

dans son cœur novice au souci et son âme se sèche-t-elle dans le chagrin ? Qu’un chanteur, servant des Muses, célèbre les hauts faits des hommes d’autre fois ou les dieux bienheureux habitant l’Olympe : vite, il oublie ses déplaisirs, de ses chagrins il ne se souvient plus […] »114.

Voilà la tromperie, les Muses engagent un bâillonnement du sujet, où il resterait en se promenant dans les récits, de mythe en mythe, dans un réseau interminable. Hésiode se soumet au savoir mythique où les questions n’ont pas de place, il y a uniquement la citation de cet enchaînement des narrations.

Les Muses font référence à la vérité, elles promettent à Hésiode l’oubli tandis que leur matrice est un temps où justement l’oubli n’existe pas et dont les Muses ne peuvent, en conséquence, que rendre compte. Les Muses insufflent une promesse d’oubli, de jouissance interminable, la place dont elles parlent est celle de la promesse et la réalisation est posée dans l’infini.

110 Hésiode, Théogonie…, op. cit., p. 35 et 36, vers 104-115. 111 Ibid., p. 33, vers 38-39.

112 « Dites-moi maintenant, Muses qui sur l’Olympe avez votre demeure (présentes en tout lieu, car vous êtes déesses,

vous savez toutes choses ; nous, nous ne savons rien, sinon par ouï-dire) […] », c’est de cette façon que Homère, dans

l’Iliade, situe les Muses du côté d’un savoir voilé, loin des humains. Homère, L’Iliade, en Homère, Iliade…, op. cit., chant II, p. 123, vers 484-487.

113 Hésiode, Théogonie, Paris, éd. Les Belles lettres, Poche, Théogonie, p. 13, 2008. 114 Hésiode, Théogonie…, op. cit., p. 35, vers 97-102.

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62 Dans un rappel à Freud, Marie-Jean Sauret (1995) insiste sur l’impossible de l’homme à répondre, de façon définitive, à ce qui est hors langage, hors sens, le réel, il insiste aussi sur la nécessité de traiter ce réel avec du langage, l’impossible de ne pas cesser de répondre115. Le mythe vient à cette place-là, même si le réel ne peut pas être recouvert entièrement, surtout que les paroles enveloppantes des Muses vont porter et avouer cet impossible rapprochement à ce qui n’est pas tout à fait dit.

Par les Muses, l’homme Hésiode peut dès lors accéder à un pouvoir. Quelle est cette possibilité offerte à Hésiode par ces puissances sacrées ? À son tour Hésiode reconnu va alors reconnaître ; il va entourer de mots et faire des liens autour de l’impossible. Il va écrire de l’introduction de la différence ou de l’écart comme la condition nécessaire du monde divin.

C’est l’entrée de l’humain dans le monde du signifiant, éclaircie par Lacan en 1957 : « […] le pouvoir de manier le signifiant ou d’être manié par lui, de s’inclure dans un

signifiant, et, d’autre part, le pouvoir d’incarner l’instance de ce signifiant dans une série d’interventions qui ne se présentent pas à l’origine comme des actions gratuites […] d’accomplir la pure et simple introduction de l’instrument signifiant dans la chaîne des choses naturelles »116.

Tout en recevant ce pouvoir signifiant, Hésiode ne manque pas de noter ce lieu mystérieux d’où il tire son origine, l’incertain désir des Muses à son égard, lorsqu’elles lui rappellent que leurs dires dépendent de leur « bon vouloir », d’un lieu inconnu, l’Autre, lieu aussi de la parole.