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Un aparté pour le « duende »

D. Les Érinyes

III. L’Orestie, de l’Agamemnon aux Choéphores : le crime

2. Un aparté pour le « duende »

« Pinturas negras. Saturno devorando

a un hijo »193. Francisco de Goya (1746-1828).

191Idem., p. 18.

192 « Un aparté pour le « duende » » s’est inspiré de la conférence du poète Federico Garcia Lorca : Jeu et théorie du

duende. Elle avait été prononcée à la Havane, Cuba, en 1930.

193 Saturne dévorant un de ses fils ou Saturne dévorant son enfant, exposée au Musée du Prado à Madrid, est une des

Peintures noires de Francisco de Goya, peinte entre 1819 et 1823 directement sur les murs de sa maison (Quinta del Sordo).

De la haine : Entre le mythe et la tragédie, figures d’aujourd’hui.

87 Il est possible de faire un mariage trop rapide entre le daimôn et les Érinyes, puis par extension le surmoi ; invoquer le « duende » espagnol, une des appellations prises par le

daimôn, peut aider à l’éviter.

Le « duende », si cher à Federico Garcia Lorca, « […] le duende remonte par-dedans,

depuis la plante des pieds. ». Il est une question de sang, « […] de très vieille culture et, tout à la fois, de création en acte. ».

Le « duende » prend ordinairement une connotation de ludique, de plaisir, de joie, mais ce serait beaucoup trop doux, beaucoup trop mou pour le « duende » ; le « duende » exige la capitulation totale dans la douleur, la souffrance, la mort :

«[…] le duende ne vient pas s’il ne voit pas de possibilité de mort, s’il n’est pas sûr qu’elle va rôder autour de la maison […] », ou «[…] mais le duende vous blesse, et c’est dans la guérison de cette blessure qui ne se ferme jamais que se trouve ce qu’il y a d’insolite, d’inventé dans l’œuvre de l’homme. », ou « […] le duende se charge de faire souffrir, par le biais du drame sur des formes vivantes, et il prépare des échelles pour que l’on s’évade de la réalité environnante. ».

Et lorsque le « duende » prend possession, « On sait seulement qu’il brûle le sang […],

qu’il épuise, qu’il rejette toute la géométrie apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation, qu’il entraine Goya, dans l’utilisation des gris, des argents et des roses de la meilleure peinture anglaise à peindre avec ses genoux et avec ses poings dans d’horribles noirs de bitume […] »194.

Le « duende », tel qu’il est ressenti par Garcia Lorca, invite à remémorer la pente du désir, la fatalité, l’abandon. Avec le « duende », le sujet s’y perd vers la mort et, optant par une sorte de renoncement, les canons écrits ne gèrent plus la main qui tient le pinceau195. À l’arrivée du « duende » le moi desserre le corps et quelque chose d’autre

en prend possession196. Le chemin emprunté, également si c’est le dernier, arrête d’être

toujours le même.

194 Garcia Lorca Federico, Jeu et théorie du Duende, éd. Allia, p.23, 2008. Toutes les références antérieures,

concernant « le duende », renvoient au même texte : p.15, 47, 49, 53, 2008.

195 Personne n’avait commandé à Goya cet ensemble de peintures, dites « Noires » (1819 – 1823), auquel F. Garcia

Lorca fait référence. En espagnol « Pinturas negras », dans lesquelles Goya fait disparaitre tout effet héroïque ou sublime, j’ai l’impression de découvrir la figure démoniaque dans sa sensualité mortifère, un quotidien dans une atmosphère de cruauté et de jouissance. Voir : Goya, « Pinturas negras » Musée du Prado, Madrid, Espagne.

196 Dans l’article « Abord du réel : regarder les peintures noires de Francisco Goya en lisant Yves Bonnefoy », Pascale

Macary (2007) dit : « Les pinturas negras défont le plan de la représentation factice, la transperce pour nous amener

vers l’infini du non-sens […] il [Goya] va au non-sens, au sans amarre, il murmure avec les rives du sans retour. Aussi, ses peintures de mur sont, non pas difficiles, mais impossibles à comprendre, parce que leur projet n’est pas de

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88 Ce n’est pas le cas lorsque les Érinyes sont-là, lieu des vengeances et lieu alors de la répétition. De leur côté agit donc l’impératif du monde des dieux : payer la faute souillure, s’acquitter d’une dette dont le surmoi est le gardien, bien entendu gardien pour qu’elle reste ; c’est ici où s’insère Oreste, dans un montage divin nourrit par les actes de sang, par un destin dont il n’est pas le maître, dont il méconnaît non pas l’injonction « tue », mais cette injonction première d’où la puissance qui le poursuit prend forme.

Le surmoi a pour Freud une fonction dans la « culturisation », dans la possibilité d’une vie ensemble. De cette charge symbolique, dont l’enfant va être endossé - léguée de génération en génération et qui va façonner la place qu’il occupera dans le social - c’est le surmoi qui parle en son nom. Sans oublier l’intemporel « jouis » du surmoi, signalé par Lacan, éloigné de tout renoncement nécessaire au parcours du « duende ».

Un homme est arraché du moulage des hommes par l’effet du « duende » et cela a un rapport avec ce trait d’union, souligné par Garcia Lorca, entre le « duende » et les bagages culturels d’un peuple ; c’est parce qu’il y a ce patrimoine culturel que la rupture peut exister et que l’homme, habité par le « duende », est aussi créateur. C’est parce que « le duende » se promène dans la chaîne signifiante qu’il peut s’arrêter et laisser alors son empreinte. Et l’homme n’est plus importuné, pour entrer dans la danse, par ses « petites légèretés pesantes » des prêts narcissiques consolatrices éphémères de la douleur.

Le « duende » se définit en conséquence non pas dans une relation d’opposition à la répétition mais comme une limite possible, une expérience de construction à partir de la souffrance inévitable d’être sujet197, tandis que la figure mythique des Érinyes est là pour éveiller et répéter l’horreur et la fuite face à l’indicible.

Ce n’est pas un lien de parenté entre les Érinyes et le « duende », ce qui a été trouvé ce sont deux versants différents de rapprochement à l’inéluctable : par le supplice et à la fin le cadavre, et par la traversée de la douleur humaine qui, menant toujours à la mort, fait exister le désir.

représenter le monde mais de faire poindre le réel insensé via une figuration d’effroi.». Macary Pascale, « Abord du

réel : regarder les peintures noires de Francisco Goya en lisant Yves Bonnefoy », Séminaire Rennes : « Qu’est-ce

qu’une cure analytique ? La subversion du sujet et son intraitable. », 13 juin 2007.

http://www.apjl.org/spip.php?page=archivesPages&id_article=188

197 « Pour en revenir aux œuvres noires, quant à moi, je préfère faire de cette crise qu’a traversée Goya, crise dans le

sens de changement subjectif, le paradigme de la création vraie. », exprime Pascale Macary dans l’article, déjà cité,

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89 Il est préférable de s’éloigner maintenant du « duende » et de rester sur le sentier ouvert par l’entité grecque, sur le passage des Érinyes tracé par le sang, là où le sujet reste renfermé dans la répétition de l’assassinat dont, à terme, c’est lui l’agent et la victime, la proie choisie par le traqueur.