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B. Les crimes de la lignée ou « Qui est Oreste ? »

3. De la malédiction

La malédiction est définie comme le résultat d’une action, d’un acte de parole : « Paroles par lesquelles on souhaite avec véhémence tout le mal possible à une

personne, une famille, une ville, un pays, etc., sans appeler la colère de Dieu mais le plus souvent en l'impliquant. »240.

Le vœu de malheur, un vœu funeste, un mal-dit est adressé à un autre ; encore faut-il que les paroles prononcées aient suffisamment de poids pour s’inscrire en ce qui fait la destinée de l’homme objet de la malédiction, cela met bien l’accent sur l’intensité des mots.

Il faut quand bien même dire qu’il manque quelque chose, car il faut aussi que cet autre se laisse pénétrer par les paroles ; non seulement qu’il les inclue dans son réseau référentiel, signifiant, mais encore, que ces paroles deviennent le réseau même auquel il accroche sa vie, en tant que maudit.

Dans la malédiction le « mal » est non seulement nommé mais souhaité, plus encore, il va prendre une solidité du moment où il apparaît comme étant la réponse à « ce que veut l’Autre ». Et, ce que le sujet lit du vouloir de l’Autre c’est le vœu de lui faire payer une dette acquisse, il se lit « lui-même » en tant que récipient de l’énonciation de ce désir qui le laisse fixé à un « sans sortie » de ruine. Le mal est dit, le « mot-dit ».

C’est la condition de la malédiction de s’imposer, elle se doit d’accomplir la supposée colère de l’Autre à l’égard du sujet ; un Autre qui, étant là par le fait de la subjectivation et auquel le sujet ne peut y échapper, a une consistance de par la malédiction elle- même. La malédiction prend un sens unique, inamovible sans substitution possible et, renvoyant au signifiant, elle prend un pouvoir effectif.

Où s’inscrit donc la malédiction pour que ce pouvoir, cette force, soit effectif ? Dans quel registre s’inscrit-elle pour que le sujet n’ait pas à l’interpréter ? Telle qu’une forme

240 Définition trouvée sur le site du Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales. Le CNRTL est un portail

lexical crée par le CNRS et le CNRTL, il intègre un ensemble de ressources linguistiques informatisées et d’outils de

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99 prise par l’injonction, elle va laisser dépourvu et capturé le sujet qui est, à partir de là, « objet désigné par la haine de l’Autre ».

Comment en déduire que la malédiction est une injonction ? Ces mots sont énoncés visant l’autre et ne sont pas, cependant, ni une injure, ni une insulte, ils sont un commandement sans recours possible, sans nuance, ce qui situe la malédiction dans le terrain de l’instance surmoïque et, par cette voie, dans la répétition.

Et, face à la malédiction le sujet ne se demande pas ce qu’elle veut dire, il n’y pas de métaphore dans la malédiction, il n’y a pas le soupçon « d’un dire autre derrière le dire » ou d’un sens caché ailleurs. Il y a ce qui peut être attribué à une colère de l’Autre qui renvoie le sujet à une place de fautif, de coupable.

Toujours est-il que la malédiction répond à une interpellation du sujet sur le désir énigmatique de l’Autre. Dans le livre Le Sacrifice au Dieu Obscur (1994), Armand Zaloszyc dit par rapport au sacrifice : « Aussi subsiste-t-il toujours cette même

interrogation : « Cet Autre, que me veut-il ? », question du désir d’un Autre obscur. »241.

De cet Autre obscur, dans le sacrifice, c’est un désir « opaque » qui est supposé et mis en exergue ; cela dans le sens d’un désir funeste aussi bien que d’un désir méconnu, indéfini voire, pourquoi pas, inconsistant ou nébuleux ; l’énigme de l’Autre accentuée, l’existence du désir, qui lui est attribué, est mise en doute. C’est-à-dire partant de son opacité, qui est le signe de ce désir, l’existence même va être mise en question.

« […] dans l’objet de nos désirs nous essayons, par le sacrifice que nous en faisons, de trouver le témoignage de la présence du désir de cet Autre, c’est-à-dire de son être de vivant. »242, clarifie Zaloszyc, dans le même texte, concernant le rapport entre l’objet

sacrificiel et le désir de l’Autre.

Le sacrifice se charge donc de certifier, de vérifier, l’existence du désir de l’Autre, « toucher du doigt ce désir inconnu ». Reste que, par le sacrifice, la dette se perdure car l’Autre, pour autant, est inexistant.

Zaloszyc (1994) indique que la structure du départ – l’interdiction de la jouissance, qui a comme conséquence un reste243, un impossible – « […] se transmet au mythe qui est,

selon une proposition de Lacan […], tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de

241 Zaloszyc Armand, Le Sacrifice au Dieu Obscur, TENEBRE ET PURETE DANS LA COMMUNAUTE, Nice, éd. Z’Editions,

p.10, 1994.

242 Ibid., p. 21.

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la structure. […] tentative n’est pas accomplissement, et qu’une tentative est toujours en défaut, d’une certaine façon, par rapport à ce qu’elle vise. Cette tentative trouverait-t- elle alors la promesse de sa réalisation effective, celle d’une intégration ? Non, et le sacrifice en est l’os, précisément. »244.

Ce virage par le sacrifice sert à montrer que, du côté de la malédiction, ce n’est pas exactement l’existence du désir de l’Autre qui est interpellée, car s’il y a malédiction c’est parce qu’il y a la supposition d’un désir qui la soutient. La malédiction vise le « que me veut-il ? », elle vise le supposé dire de l’Autre sur son désir. Et l’Autre prend une existence estimée par les contenus figés, qui sont retrouvés dans la malédiction.

Il faut partir alors du fait que la malédiction est un énoncé à l’intérieur duquel le sujet croit reconnaître ce point d’obscurité qui fait le désir de l’Autre ; c’est le lieu où ce désir « se précise » soit parce que l’Autre, la divinité par exemple, ne le libère pas de la malédiction, soit parce qu’elle est formulée par l’Autre lui-même.

Dans la malédiction, certes, il y a une position où un pouvoir est apparemment accordé aux paroles245, mais ce pouvoir pouvait rester simplement relatif ou modeste si l’être humain n’était pas déjà un être maudit. Une phrase de Freud dans L'Interprétation des

rêves (Die Traumdeutung, 1900) vient justement soulever la provenance de cette

malédiction au socle de l’humain : le destin d’Œdipe « […] aurait pu être le nôtre, parce

qu’à notre naissance l’oracle a prononcé contre nous cette même malédiction »246.

Créature fragile et insuffisante à elle-même, par la malédiction qui s’est abattue sur lui, le sujet ne cessera jamais d’espérer un « quelque chose d’autre », indéfinissable et toujours loin. En même temps, c’est sa malédiction qui l’humanise, c’est le support signifiant, l’accès dans le langage qui va l’impliquer dans une relation au monde à partir du désir, une relation dans l’éloignement de celui-ci, l’acceptation, le déni, la peur, la culpabilité...

Il ne reste alors au sujet que de « faire avec », avec la malédiction, et d’inventer des réponses, de construire une logique pour tenir dans ce monde qui lui rappelle la malédiction dont il a été la victime. À l’opacité du désir de l’Autre, le sujet ne peut y répondre que par une construction que le protège, le fantasme.

244 Ibid.

245 La pragmatique linguistique propose une lecture possible à partir des développements d’Austin, l’acte de langage

et la notion « acte illocutoire », où par l’effet de l’énonciation, qui a un lien avec des éléments psychologiques ou sociologiques en jeu au moment de l’énonciation, il y a une possibilité de création, de faire exister ce qui est énoncé ; c’est-à-dire un pouvoir de la parole de matérialiser le dit.

246Freud Sigmund, L'Interprétation des rêves (Die Traumdeutung), Paris, éd.PUF, « Le matériel et les sources du

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101 Antonio Quinet (1998) résume dans cette phrase la fonction octroyée par Lacan au fantasme : « Lacan utilise le tableau pour se référer au fantasme, qui est, pour le

névrosé, "l'œuvre d'art à l'usage interne du sujet". Le tableau du fantasme que le sujet met sur la fenêtre constitue les lunettes par lesquelles il voit la réalité. »247.

Toutefois, quel est alors le lien établi avec le fantasme lorsque, par l’acte d’être maudit, la malédiction - qui paradoxalement fait l’homme - est rappelée au sujet sans nuances ? Dans la mesure où la malédiction est énoncée, la souffrance proclamée éloigne non pas « les maux » mais la fin ultime, le mal absolu, la disparition du sujet. La malédiction accomplit alors une fonction liée à la voie du fantasme et offre une réponse à « que veut l’Autre », réponse qui éloigne le sujet « du bord de la falaise » comme une façon peut- être de complaire le désir et de le détourner.

Le maudit devient alors objet, il est « certain » de ne pas être exclu des « préoccupations » de l’Autre et d’en profiter d’une place auprès de lui, celle de l’objet haï : « Le meilleur moyen de consoler un malheureux est de l’assurer qu’une malédiction

certaine pèse sur lui. »248, écrivait Emil Cioran en 1979.

S’accrocher à une malédiction, c’est alors de ne pas consentir à être des êtres maudits, le contraire du héros, et de ne pas pouvoir se soustraire à l’ordre du monde. C’est par le fait de payer la dette que le sujet existe, il est maudit, plusieurs fois maudit, et donc animé dans son existence.