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La production d’un premier état

ET REECRITURE EN SEQUENCE

1 - Q UELLE REECRITURE AU LYCEE ?

2.2. Les interactions lecture/écriture

2.1.3. La production d’un premier état

La variante est élaborée en référence à un premier état d’écriture. Seuil du processus scriptural, celui-ci constitue un matériau de base et un objet de premier ordre à partir duquel la R.e.S. peut définir des orientations en terme d’objectifs de réécriture et de

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référence…

stratégies d’accompagnement pédagogique. Il livre des indications précieuses relatives au niveau moyen des performances rédactionnelles accomplies par un groupe-classe, à la manière dont est exploitée une consigne d’écriture et à la représentation que se font les scripteurs de l’objet à réaliser. Il informe en outre des savoirs et savoir-faire que les scripteurs ont à leur disposition au moment d’aborder une nouvelle problématique textuelle et, le cas échéant, du degré de pénétration dans les écrits premiers des connaissances qui auront pu être élaborées dans le temps des lectures.

Pour situer l’importance du premier état rédactionnel dans la R.e.S., nous retiendrons deux angles d’approche ordonnés comme suit. Nous procédons tout d’abord rapidement à une sélection de propriétés récurrentes de cet écrit permettant de mieux cerner les procédures cognitivo-langagières fréquemment déployées par les sujets scripteurs. Nous examinons ensuite la valeur de ce type d’écrit en référence à la notion de stéréotypie dont les caractéristiques, énoncées notamment dans l’ouvrage de référence de J.-L. Dufays (1994) nous sont apparues particulièrement pertinentes et transférables, dans le cadre d’une analyse de ces productions d’écrits.

Au plan des opérations scripturales mises en œuvre par le premier état, nous observons que l’activité rédactionnelle donne surtout la priorité à la sélection des idées, à l’invention, puis dans un ordre décroissant d’importance à la mise en mots et à la révision. Cette répartition hiérarchisée des tâches conforte à notre avis certaines observations de la psychologie cognitive, relayées entre autres par M. Fayol et que nous avons évoquées précédemment (cf. chap. V). Si la notion de surcharge cognitive peut fournir un premier élément d’explication à ce phénomène (Fayol, 1995, Fayol et Schneuwly, 1987), nous préférons toutefois mettre l’accent sur la présence de trois facteurs déterminants et souvent associés dans la réalisation de la tâche.

Le temps de l’élaboration de l’écrit est tout d’abord marqué par une surdétermination thématico-référentielle, c'est-à-dire par la persistance d’une idéologie de l’expression, critiquée par J. Ricardou (1978, 1989). Que la production d’un apprenti-scripteur, fût-il en classe de lycée, soit dominée moins par sa facture de réalisation que par des contenus idéels ou factuels, constitue une donnée d’évidence avec laquelle il importe de travailler, et que l’on aurait tort de chercher à désarmer. Cette propension à se centrer sur les données référentielles se combine avec ce que S. Maingain et J.-L. Dufays nomment

l’ « usage participatif », c'est-à-dire une approche de l’écriture en tant qu’elle sert l’ « expression des affects », une écriture dominée par des représentations spontanées. Les auteurs explicitent ce rapport à l’écriture en avançant que « le scripteur est agi tant par la

langue que par l’événement, il épanche son moi sans tenter de l’objectiver » (2001, p.

20).

Il s’ensuit de cette priorité donnée à l’écrit que les opérations consacrées à la formalisation et à la révision apparaissent tendanciellement minorées. La planification textuelle reproduit de près l’ordre d’apparition des idées ; le retour sur le texte accompagné le cas échéant de corrections de surface ou d’opérations d’effacement, d’ajout ou de substitution au niveau lexical ou intra-phrastique, n’attente pas à l’ordonnancement initial, posé dans un premier état du texte.

Le second aspect qui caractérise ces premiers états, et que nous examinons à présent, a la particularité de susciter des jugements d’opinion profondément hostiles à toute forme de création verbale dans l’enceinte du lycée. C’est ainsi que H. Mitterand, très critique à l’égard de la réforme de l’enseignement des lettres au lycée, affirme dans sa « radiographie des programmes » que la séparation des espaces était la première garantie d’un enseignement de qualité. Cela s’exprime dans ces termes : « Encore la plupart des

élèves les mieux formés et les plus talentueux comprendront-ils qu’il y a temps et lieu pour tout : au lycée pour la réflexion et la rédaction critiques, et hors des classes pour la libre création verbale » (Mitterand, 2005, p. 44). Ce jugement, visant à ostraciser ce que

chacun aura reconnu comme étant l’É.I., est soutenu par l’idée, discutable de notre point de vue, que l’É.I. n’est qu’une activité ludique, sans fondement autre que le plaisir d’écrire et ne débouchant sur aucun apprentissage sérieux :

« Il paraît que ces exercices amusent les classes, ou certaines classes. On peut toujours en effet « s’amuser » par exemple à gratifier Nana d’une fille, qui entrera dans la même carrière que sa maman… ou à « réécrire » le dénouement du Rouge et le Noir en épargnant à Julien Sorel la guillotine… Mais on trouvera deux cas de figure probables : la majorité des élèves ahanera sur un tissu de maladresses et de platitudes, et quelques élèves effectivement doués pour « l’invention » et « l’écriture » pourront s’offrir au bac une note magnifique sans s’être jamais préoccupés des « perspectives », ni des « objets » d’étude… » (ibid.).

Le constat d’une médiocrité incurable à laquelle échapperaient les nantis de la langue suffit à disqualifier toute pratique d’imitation, au prétexte qu’elle emporte avec elle la

dignité des œuvres littéraires dont elle s’inspire dans une idéologie d’égalisation des valeurs esthétiques et morales, que l’on entretient l’illusion mensongère d’une valeur littéraire du texte de l’élève, ou encore que le ludique investit l’espace du savoir dont la dissertation constituerait encore le rempart. Le reproche fait à l’É.I. d’accumuler, pour reprendre l’expression de H. Mitterand, « un tissu de maladresses et de platitudes », aux antipodes de ce que devrait être une création originale mérite justement qu’on s’y arrête. En effet, nous reconnaissons pour notre part, derrière le motif de la condamnation mais débarrassé cette fois d’une vaine stigmatisation, la notion de stéréotype.

Dans le prolongement des théories de la lecture et des travaux sur les notions de « stéréotypie » et du « cliché » de Ruth Amossy (1982, 1991), d’Anne Herschberg Pierrot (1979, 1980, 1988), de Laurent Jenny (1972), J.-L. Dufays développe une réflexion sur la réception du texte littéraire en partant de l’hypothèse que « lire, c’est avant tout

manipuler des stéréotypes » (1994, p. 14). Par cette prise de position, il prend à rebours

une opinion fortement ancrée dans les esprits se traduisant par l’idée que

« la reproduction de stéréotypes apparaît comme le péché mortel, le signe flagrant du manque d’inspiration ou de la paresse. (…) Si le bon écrivain est celui qui se garde de sacrifier aux formes conventionnelles, le bon lecteur est celui qui sait s’abstenir de projeter ses stéréotypes sur le texte et résister aux charmes envoûtants des représentations convenues. » (ibid., p. 8).

En déplaçant l’argument dans le champ de la production des textes en situation scolaire, nous pourrions dans une certaine mesure paraphraser la thèse de l’auteur en affirmant qu’écrire, c’est avant tout manipuler des stéréotypes et que « non contents d’être garants

de la stabilité du sens et de la lisibilité des textes, les stéréotypes (sont) les premiers outils de la (production) de sens. »(ibid., p. 12).

Ce transfert dans le champ de la didactique de l’écriture a d’ailleurs été opéré par l’auteur en collaboration avec Bernadette Kervyn (2003). Les auteurs exposent et analysent un dispositif permettant de travailler le stéréotype dans des productions écrites d’élèves des filières générale et technique de l’enseignement en Belgique. L’activité a été proposée à quatre classes appartenant à des niveaux de scolarité et à des catégories socio-culturelles différentes, « représentant les unes un milieu plutôt favorisé où le français constitue la

langue maternelle du plus grand nombre, et les autres, un milieu plus populaire où le français est plutôt une langue seconde pour la majorité des élèves » (2003, p. 209).

L’hypothèse de départ est que l’emploi des stéréotypes et la relation que le scripteur entretient avec ces mêmes stéréotypes constituent des indices d’une plus ou moins grande habileté rédactionnelle. Selon eux, la performance de l’écrit peut être améliorée dès lors que le scripteur a du stéréotype une utilisation plus consciente que spontanée. Il s’agit alors de créer les conditions pour que l’élève soit en mesure d’ « osciller entre les deux

postures » (ibid., p. 217) : d’une part, celle qui relève de « représentations spontanées »

(ibid.) et d’un exercice non distancié du langage et de ses codes ; d’autre part celle qui sollicite plutôt des « représentations interrogées » (ibid.) et un maniement de la langue plus réflexif. Nous ne sommes pas dans une stratégie d’évincement du stéréotype mais au contraire dans une perspective de son exhaussement pour en faire justement une force, un atout dans l’amélioration des productions écrites. Le stéréotype en soi ne détermine pas la valeur de la production, dans un sens ou dans l’autre, ce sont les modalités de son énonciation qui orientent favorablement ou non sa réception. Tout dépendrait en somme de la mise en situation discursive du stéréotype et des marques énonciatives qui signalent une conscience alertée de celui qui le produit.

Cette distinction de l’énonciateur placé dans une tension entre investissement scriptural naïf et investissement scriptural distancié débouche alors presque naturellement sur une caractérisation de l’écriture en fonction de ce rapport au stéréotype. L’apprentissage de ce statut ambivalent assurerait, toujours selon B. Kervyn et J.-L. Dufays, les conditions d’un « continuum entre l’écriture dite « ordinaire » (qui se signalerait par l’emploi innocent

des stéréotypes) et l’écriture « littéraire » (qui se définirait plutôt par la subversion des stéréotypes) » (ibid.).

Après la lecture des textes permettant de faire émerger la notion de stéréotype, d’en caractériser les différentes formes (lexicale, structurelle, idéologique), le dispositif didactique propose en outre des activités de production dont l’enjeu est de montrer l’ambivalence de la stéréotypie, entre son activation assumée dès qu’il s’agit de se conformer à des codes d’écriture et les atteintes subversives qu’elle peut subir, par exemple dans une réalisation parodique.

En dehors de l’intérêt que revêt la démarche progressive de conscientisation de certains fonctionnements dans l’ordre de l’écrit, nous retenons de l’examen auquel sont soumises les productions, un lien inattendu pour qui serait tenté de voir dans l’usage du stéréotype le signe d’une faible maîtrise de la communication écrite. Les auteurs relèvent ainsi que

« cet usage des clichés est particulièrement net chez les élèves qui font preuve d’aisance dans le maniement du récit et qui recourent spontanément à la description, ce qui tend à confirmer (l)’hypothèse selon laquelle l’usage du stéréotype est d’abord le signe d’un

apprentissage déjà intégré. À l’inverse, l’absence de clichés langagiers chez les élèves du

technique va de pair avec une écriture qui privilégie la parataxe et la simple succession d’actions. » (ibid., p. 210).

L’approche des activités rédactionnelles par la production de textes développant un ensemble hétérogène de stéréotypes, et doublée d’une situation réflexive au cours de laquelle les scripteurs commentent leurs choix d’écriture, évaluent leur degré d’originalité, s’apparente sensiblement à la démarche adoptée dans la R.e.S.. D’une part, en couplant ainsi production et métadiscours, elle multiplie et croise des informations qui rendent compte de la situation d’une classe vis-à-vis d’une notion problématisée, à l’ouverture d’un projet d’enseignement. La notion d’évaluation prédictive joue ici pleinement son rôle. D’autre part, du point de vue de l’implication du sujet-scripteur et de son adhésion au projet, on peut soutenir avec les auteurs que « ce travail développera

chez les élèves une meilleure appétence et une meilleure perception du sens des apprentissages dans la mesure où il amènera à traiter explicitement leur déjà-là à travers les stéréotypes qui en sont la part la plus visible, la plus partagée et la plus sujette à discussions » (ibid., p. 214).

Le stéréotype représente donc un outil à retenir dans une démarche de reconnaissance des compétences scripturales des élèves, à travers notamment l’observation et l’analyse de leurs productions. Qu’est-ce que la rédaction spontanée d’un premier état textuel, avant même que ne soit enclenché un processus d’acquisition de savoir et de savoir-faire, révèle de l’utilisation des stéréotypes textuel, générique, axiologique ? Peut-on dégager de ce recueil de données un socle commun de représentations qui font consensus au sein d’une communauté de scripteurs, autour d’un même objet d’écriture ?

Cependant, dans cette réalité hétérogène que recouvre le terme de stéréotype (Dufays, 1994, pp. 51-58), nous n’attachons pas la même importance à l’ensemble des phénomènes listés par J.-L. Dufays. Parce que la R.e.S. vise au premier chef une reconfiguration globale, nous privilégions ce que l’auteur nomme

« les schèmes séquentiels préconçus, qu’ils soient ponctuels (la scène de la rencontre dans une histoire d’amour), généraux (le récit courtois, le conte de fées) ou génériques (le schéma Exposition – Complication – Résolution dans le récit) » (ibid., p. 8, (ailleurs

distinction des) « codes d’elocutio (niveau linguistique et stylistique) » et « de dispositio (niveau actantiel et idéologique). » (ibid., p. 11).

Dans la prédominance actuelle du genre, et en accord avec notre choix de lui donner sa place et rien que sa place dans l’enseignement de la littérature au lycée, on sera donc attentif à ces « codes littéraires » que J.-L. Dufays répartit en « codes architextuels » et en « codes intertextuels », les premiers formant la galaxie des « stéréotypies, conventions

propres aux différents types, genres et sous-genres discursifs », les seconds désignant « les systèmes de références (qui) sont les textes particuliers que le lecteur connaît »

(1994, p. 67).

C’est au plan de la forme que nous nous intéressons, étant donné que nous estimons ce niveau de la production plus à même de faire l’objet de formalisations collectives de réécriture et d’une objectivation plus serrée des indices de stéréotypie. Cela ne signifie pas que nous nous en tenons à une procédure formelle de mise en travail de la stéréotypie, bien au contraire, et nous verrons avec la notion d’ « émergence », puis à travers l’étude des protocoles de la R.e.S., que les dimensions sémantiques, idéologiques et esthétiques du stéréotype peuvent aussi être affectées par la réécriture mais de façon incidente, collatérale, la révision de la structure entraînant avec elle des aménagements dans une amplitude plus ou moins élevée. Un des enjeux de la R.e.S. est donc de permettre à l’élève de prendre position par rapport à ces phénomènes de stéréotypie dont on aura pu dégager le caractère collectif, de développer un parcours singulier à partir de ce qui aura été reconnu comme communément partagé. Pour établir un parallèle, c’est aussi la mission que Christian Poslaniec assigne aux ateliers d’écriture : contrairement à l’écrivain qui joue du stéréotype pour le contrarier, le dépasser, le renouveler, l’apprenti-scripteur est mis en situation de maîtriser les stéréotypes, ce qui conduit à affirmer qu’ « un atelier

d’écriture est moins une séquence créative qu’une occasion d’apprentissage du texte littéraire » (2003-2004, p. 88).

Quand l’élève arrive au lycée, il a déjà rencontré et pratiqué de nombreuses formes textuelles ; il est ainsi capable de produire un bref récit, une description, un dialogue. Les genres littéraires de la lettre, du portrait ou encore de la fable ne lui sont pas non plus étrangers. L’élève dispose d’un capital de formes plus ou moins stabilisées, plus ou moins opératoires. Atout et entrave ; atout car les acquis peuvent constituer des points d’ancrage

dynamisants pour poursuivre plus avant la maîtrise d’une catégorie générique ; entrave si un étayage didactique n’intervient pas pour remettre en question ces premiers échafaudages notionnels. Car la variante n’a de sens que si l’élève perçoit clairement sa nécessité, s’il comprend qu’un retour sur son texte est une avancée dans la compréhension en acte d’une composante du discours littéraire.

Ceci doit être pris en considération. En effet, les acquisitions de nouvelles procédures d’écriture sont mieux assurées dans un projet à l’intérieur duquel l’expression des compétences du scripteur a été rendue possible. Il serait erroné de supposer que les acquisitions en écriture se font par empilement de notions, sans souci de créer le lien entre l’acquis et le nouveau. Il nous semble en revanche important de donner la possibilité au scripteur d’évaluer son propre cheminement dans un apprentissage à partir de ce qu’il est capable de produire, sans que nécessairement des savoirs nouveaux soient immédiatement l’objet d’un réinvestissement et fassent d’une certaine manière écran. Pour accéder à un nouveau palier de connaissance, il est nécessaire de quitter le précédent car apprendre, c’est aussi se déprendre de quelque chose pour conquérir un nouveau savoir.

Quand la réécriture intervient, cela s’effectue dans le sens d’une déstabilisation du connu, c'est-à-dire du matériau hétérogène qui constitue son écrit et qu’il est en mesure de mobiliser de manière spontanée. Elle met en contact un savoir scriptural avec de nouvelles composantes de l’écriture qui auront été construites au cours de la R.e.S.. Cet objectif n’est cependant pas le seul. Il advient aussi que de manière spiralaire, la réécriture permet l’émergence de compétences rédactionnelles en état de veille, que la réalisation du premier état n’a pas mobilisées. En ce sens, la réécriture peut être assimilée à une archéologie de l’écriture, à une re-découverte d’un savoir ignoré de l’élève et pourtant partiellement intégré.