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La rédaction : un exercice scolaire contesté

Au cours des deux dernières décennies, le modèle scolaire de la rédaction a fait l’objet d’une critique systématique et solidement argumentée30, indispensable par rapport à l’épistémologie de la discipline, comme le précise Y. Reuter :

« - toute « nouvelle » théorie ou pratique éclaire d’un jour nouveau les intérêts et les limites d’une pratique installée ;

- c’est en partie en fonction de l’analyse des dysfonctionnements d’une ancienne pratique que l’on est amené à élaborer de nouvelles propositions. » (1996/1999, p. 52).

C’est ainsi que l’on a assisté, parallèlement à une évaluation sans concession de la rédaction, à l’émergence d’un champ de recherches consacré à la nécessaire fondation d’une didactique de l’écriture, à l’intérieur de laquelle la réécriture pouvait prendre place. Quels sont alors les reproches adressés à la rédaction et au nom de quels principes de l’enseignement-apprentissage sont-ils régulièrement réaffirmés ?

30 Des analyses exhaustives sont proposées par : J.-F. Halté (1989, pp. 9-47) ; D. Bucheton (1995, pp. 32-40) ; A. Petitjean (1995, pp. 175-195) ; Y. Reuter (1996/1999, pp. 51-69).

En tout premier lieu, les commentaires soulignent que l’exercice de la rédaction ne fait pas l’objet d’un enseignement à proprement parler. Tout au plus s’agit-il d’un apprentissage dont « l’imprégnation et l’imitation sont les seules sources » (Halté, 1989a, p. 10) : imitation des auteurs de référence à partir de la lecture de textes dignes d’être élevés au rang de modèle mais sans que l’interaction lecture/écriture soit posée en termes d’étayage didactique ; inculcation d’une pensée qui distingue entre toutes une « langue littéraire » dont l’élève devrait se rapprocher grâce à une pratique répétitive. Plutôt que des aides réelles à l’écriture, ces références littéraires sont sources de blocages et entretiennent le motif du don d’écriture, réservé à des individus atypiques et spontanément originaux.

La promotion de la pédagogie du modèle a pour conséquence dommageable de ne pas prendre en considération l’ensemble ou du moins une partie des composantes de l’acte d’enseignement. Y. Reuter énumère trois points que nous reprenons parce qu’ils montrent bien que la formation à l’écriture dans le cadre de la rédaction est pensée en dehors de l’élève :

« - les représentations des apprenants ne sont pratiquement pas prises en compte et leurs difficultés sont très rarement analysées précisément ;

- les relations lecture-écriture, convoquées constamment dans la pratique de la rédaction et de son enseignement-apprentissage, sont peu formalisées ;

- la réécriture se trouve radicalement exclue des pratiques traditionnelles liées à la rédaction » (1996/2000, p. 19).

En outre, et en l’absence d’une théorie de l’écriture, la rédaction est soutenue par « l’idée

(…) que les exercices de grammaire (morphologie, syntaxe, sémantique) améliorent naturellement les compétences d’écriture » (Bucheton, 1995, p. 37), alors que les sciences

du langage font la démonstration de la primauté de la situation communicationnelle, de l’importance de la prise en compte des interactions entre les agents des discours et de l’intentionnalité des discours dans le fonctionnement des apprentissages langagiers. Articulée à un enseignement de la langue surtout attentive aux phénomènes phrastiques et morpho-syntaxiques et moins aux phénomènes de cohésion textuelle, plus attachée au traitement de l’énoncé qu’aux implications textuelles de l’énonciation et de la pragmatique, l’écriture est, de fait, peu appréhendée sous l’angle d’une activité globale, complexe et hétérogène. Son évaluation est alors marquée par :

« la prégnance de la « langue », confirmée aussi bien par les annotations des enseignants qui portent principalement sur cette dimension (au détriment des autres aspects du texte) que par l’auto-évaluation des enseignés qui estiment leurs progrès en rédaction par rapport à l’orthographe ou à la conjugaison » (Reuter, 1996/2000, p. 15).

La mise en texte répond à des critères matériels et organisationnels fixés par l’usage et délimitant le format de la rédaction. Les exigences portent notamment sur la disposition en paragraphes de phrases assemblées sans discontinuité et sans traitement distinctif de la mise en espace des mots dans la page.

La rédaction doit par ailleurs présenter une ouverture et une clôture, sans lesquelles le texte peut être jugé incomplet puisqu’il ne développe pas une séquence narrative homogène. Les premières comme les dernières lignes du texte assument cette fonction autonyme du discours, chargée de garantir la réception du texte comme un ensemble clos et cohérent31. Or ces principes d’élaboration qui tendent à faire de la rédaction un genre scolaire à part entière, ne se retrouvent pas à l’identique dans les textes-sources proposés en modèles. À l’élève de comprendre qu’imitation n’est pas reproduction et qu’une transposition s’impose pour que son écrit entre dans le moule de la rédaction. Le traitement normatif de la compositionalité a pour effet d’enfermer la rédaction dans un artefact scriptural marqué par des séquences figées du type introduction-développement-conclusion et transposable aux catégories textuelles ordinairement convoquées, qu’il s’agisse du récit, de la description ou de la lettre.

À propos des aspects pragmatiques de la rédaction, on assiste à une discordance préjudiciable à l’élève qui investit ses affects, son histoire, dans un projet que l’enseignant est souvent amené à évaluer à partir de critères formels et de règles de convenance scripturale. « Il s’agit, dit Y. Reuter, de s’adresser au professeur, en feignant de ne pas

lui écrire et/ou d’écrire à quelqu’un d’autre (explicitement désigné ou non), pour l’informer ou le distraire, tout en sachant que c’est bien à l’enseignant qu’on écrit dans le but principal d’être évalué. » (1996/2000, p. 16).

31 C’est ce que font généralement apparaître les études consacrées à l’analyse des annotations des productions d’élèves. Voir, par exemple, J.-B. Allardi et J.-M. Fournier, 2000, pp. 43-60.

La rédaction perpétue une représentation restreinte de l’écriture attachée à la reproduction d’un modèle littéraire de l’expression écrite, centrée sur la maîtrise d’une langue « correcte » et peu soucieuse des processus qui la constituent. Aussi n’est-il pas surprenant de relever dans les commentaires le constat d’un exercice scolaire qui non seulement se trouve sans réelle solution face à l’échec mais qui de plus tend à assécher l’intérêt des élèves pour toute autre forme de pratique scripturale.

Le nombre et la convergence des points de vue critiques sur l’enseignement traditionnel de l’écriture à l’école expriment bien la nécessité de se référer à une théorie de l’écriture, même si, dans ce domaine comme dans d’autres, on peut être tenté de penser, comme le suggère J.-F. Halté, qu’une « nouvelle configuration s’intrique sur le terrain à l’ancienne,

dont elle pervertit la cohérence sans parvenir à lui substituer la sienne » (1992/1998, p.

33), avec les effets négatifs que cela peut avoir sur l’efficacité des démarches didactiques.

1.2. L’approche psycho-cognitive des processus d’écriture

1.2.1. Le modèle de Hayes et Flower

La critique des modèles textualistes s’est trouvée renforcée par une attention plus grande aux modalisations de la production des textes. Notre objectif n’est pas d’établir une recension des travaux de la cognition mais de signaler le glissement qui s’opère dans la réflexion sur l’apprentissage de l’écriture. On s’intéresse en premier lieu aux opérations cognitivo-linguistiques mobilisées dans la production d’un écrit. Le modèle élaboré par J.-R. Hayes et L. Flower (1980) a, dans cette optique, exercé une grande influence, depuis sa publication32. La connaissance du processus d’écriture, décomposé en plusieurs composantes modulaires, va ainsi permettre, au-delà de la catégorisation des procédures, de « déterminer les origines des difficultés rencontrées par les scripteurs au cours de la

32 Voir aussi dans les publications françaises : C. Garcia-Debanc (1986) ; D.-G. Brassart, (1989) ; M. Fayol, (1997).

rédaction d’un texte et (d’) envisager les conditions d’amélioration des productions »

(Fayol et Heurley, 1995, p. 18).

La schématisation du processus d’écriture fait apparaître trois phases investies à des degrés divers par le scripteur, dans une successivité qui ne doit cependant pas faire oublier leur caractère récursif33. L’opération de planification conceptuelle concerne « le

contexte de la tâche34, qui intègre les traces graphiques (début d’un premier jet du texte, sans doute, mais aussi les diverses notes qui ne constituent pas à proprement parler le texte en fabrication) dès le moment où elles commencent à être produites » (Brassard,

1989, p. 82). Les activités de récupération concernent la connaissance du destinataire, du thème, des plans d’écriture que le scripteur a déjà rencontrés, l’expression des buts visés par la production, ainsi que l’organisation de sa composition. L’opération rédactionnelle proprement dite est, quant à elle, subdivisée en trois étapes : la planification, la mise en

texte, la révision.

La première des étapes rassemble les contenus et les organise de telle façon que la rédaction s’en trouve ensuite facilitée, grâce aux cadrages du plan. La mise en texte traite les questions relatives à la sélection des composants textuels, à leur distribution syntaxique et rhétorique et aux contraintes induites par les déterminations générique et discursive du texte. Il s’agit donc de donner une forme linguistique aux contenus de pensée, avec toutes les difficultés de linéarisation et de sémiotisation que cela implique. Enfin, l’opération de révision est une activité cognitive que tout scripteur, expert ou

33 J. R. Hayes, dans un article plus récent, propose une schématisation jugée clarifiée des différentes composantes cognitives et de leurs interactions (Hayes, 1995). Dans cette révision du modèle, une attention plus grande est par ailleurs accordée aux aspects qui caractérisent l’individu dans une phase de rédaction : les notions de motivation, de mémoire et d’affect apparaissent à présent comme des composantes plus déterminantes dans la production d’écrits.

34 Dans une perspective interactioniste de la production des discours, Jean-Paul Bronckart insiste sur la notion de « contexte ». La réalisation d’un texte empirique exige de la part de son auteur des prises de décision influencées par « le contexte de production (…) défini comme l’ensemble des paramètres

susceptibles d’exercer une influence sur la manière dont un texte est organisé. » Au chapitre de ces

paramètres, l’auteur distingue ceux relevant du monde physique (lieu, moment de la production, émetteur/récepteur) et ceux de l’espace socio-discursif, régis par des codes et des valeurs et qui nécessitent un plus long apprentissage : le lieu social dans lequel est produit le discours avec ses règles de fonctionnement de l’interaction, les formes de genres de discours auxquels est indexé un texte empirique, les positions sociales de l’émetteur et du récepteur, les aspects pragmatiques de la production. (J.-P. Bronckart, 1996, pp. 93-106).

novice, réalise dans le cours de la production, mais dont les manifestations graphiques varient considérablement. Elle peut se traduire par un retour sur le texte, destiné à effectuer les modifications dans le sens d’une mise en conformité du texte vis-à-vis des règles d’usage en matière de correction de la langue mais aussi au regard du projet scriptural initialement défini. La lecture critique est censée permettre le repérage des dysfonctionnements et être suivie d’interventions assurant une amélioration de la production. On est alors dans une gestion idéale des procédures que dément bien souvent l’observation des pratiques effectives des apprenants. Michel Fayol, rapportant l’état des études en psychologie cognitive, note la déception de la communauté des chercheurs et résume la situation en affirmant que « ce qui caractérise le retour sur le texte, c’est

d’abord sa rareté (…), ensuite son inefficacité, car même ceux qui reviennent en arrière et relisent leurs textes, n’améliorent pas en général leur rédaction suite à cette relecture »

(Fayol, 1996, p. 33). Outre le coût cognitif élevé de la révision, ceci peut s’expliquer par le fait qu’il est difficile pour un apprenti-scripteur de se décentrer, de devenir le lecteur critique de son propre texte, et de se figurer mentalement l’état visé de son écrit.

1.2.2. La délicate question de la révision

Est-ce à dire que le principe d’un retour sur le texte est nécessairement condamné à l’échec et donc sans profit pour les apprentissages de l’écrit ? Sans doute pas, d’autant que nous pensons que les stratégies de révision ne sont pas toutes équivalentes et que les objets visés par la révision conditionnent aussi l’efficacité d’un retour sur le texte. Si la révision est régie par des principes de normativité, il va de soi que cela requiert de la part du scripteur un certain niveau de compétence, une capacité à discriminer dans son écrit les éléments défaillants ou les manques notables au regard de son projet. Dans le cours de l’écriture, l’étendue de la révision et son efficience sont dépendantes du degré de maîtrise langagière et de la représentation plus ou moins adéquate et conforme que le scripteur se fait de la production à réaliser. L’opposition que la psychologie cognitive établit entre « expert » et « novice » résiderait alors dans cette habileté à activer ou non des stratégies de contrôle et de révision de la tâche. Ce qui fait que la réécriture peut ou non intervenir en relation avec la révision textuelle et qu’il n’y a pas d’implication directe entre l’une et l’autre des étapes. Cela signifie que l’élève peut réviser sa production sans en repérer les

dysfonctionnements ; il peut les percevoir sans toutefois disposer des compétences nécessaires pour les réduire ; enfin, il lui arrivera aussi d’effectuer une modification qui changera la nature du dysfonctionnement sans toutefois l’effacer.

Lorsque la révision est gérée de façon autonome par l’apprenant, en synchronie avec la mise en texte, la lecture critique éventuellement suivie d’une réécriture n’a sans doute qu’un effet relatif sur la qualité de la production. Mais, comme le note B. Schneuwly, la mise à disposition d’outils pour engager la révision apporterait une autre lecture. En effet,

« les données sont très souvent obtenues dans des situations où l’on demande aux élèves de réviser des textes sans leur donner d’outils pour le faire – donner des outils signifiant ici travailler des notions qu’ils peuvent s’approprier et qui leur servent d’outils pour faire le travail de révision – ce qui ne peut qu’aboutir à un constat d’incapacité. Inversement, il apparaît que des situations de révision, suivant un travail approfondi sur diverses notions essentielles pour la rédaction d’un genre, aboutissent à des révisions importantes et allant très souvent dans le bon sens » (Schneuwly, 1995, p. 87).

Un projet de révision en différé, portant sur la globalité du texte et justifiée par l’activation de nouveaux savoirs déclaratifs et/ou procéduraux, modifie sensiblement son impact. Cela s’explique en partie par le fait que les questions de la norme sont subsumées par une prise en compte de la signification du discours, laquelle nous apparaît bien plus mobilisatrice dans l’ordre d’une reconfiguration textuelle (Olson, 1994/1999). C’est aussi l’idée que défend Dominique Bucheton quand elle avance que l’exercice de la révision/réécriture ne se réduit pas à un réglage du texte dans la seule perspective de la norme langagière et que le plan de la signification importe tout autant, rendant de ce fait inopérant l’opposition entre scripteur expert et scripteur novice :

« L’étude attentive des divers états d’un même texte chez un novice dont on n’a pas corrigé le travail montre l’interdépendance étroite entre le développement de thèmes, leurs relations, l’inscription d’un point de vue, l’expression de valeurs, de significations explicites, symboliques ou implicitement dessinées et le maniement des outils linguistiques à un plus haut niveau de signification » (Bucheton, 1997, p. 118).

Autrement dit, la révision doit être corrélée à un ensemble de variables constitutives du dispositif d’élaboration du texte. Au stade actuel de notre réflexion et dans le cadre plus restreint de l’É.I. au lycée, nous ferons l’hypothèse que l’opération combinant lecture et révision accroît son potentiel d’efficacité si tout ou partie des conditions suivantes sont réunies :

- La possibilité d’un investissement du sujet-scripteur dans ce temps critique de la production, le plus souvent subi dans un enseignement traditionnel de l’écriture ; - L’engagement dans la révision visant une gestion globale du texte et provoquant

de ce fait une reconfiguration significative du texte ;

- La subordination de la révision à un enjeu de savoir ou de savoir-faire nouveau qui dès lors institue la révision comme le seuil d’un nouveau projet rédactionnel.

1.3. Contributions de la génétique textuelle à la didactique de