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Les brouillons : une mise au jour du mouvement de l’écriture

L’approche génétique des textes littéraires, amorcée dans le courant des années soixante-dix, se propose d’analyser les processus de génération d’une production35, les traces d’une

35 Robert Pinget fait remarquer que la notion de « production » a été préférée à celle de « création », sous l’influence notamment de la nouvelle critique. Il avoue, pour sa part, ne pas adhérer totalement à l’évacuation du terme de « création ». Selon lui, un texte n’est pas qu’un « jeu réfléchi sur les relations

purement matérielles des signes entre eux » (1983, p. 96) et le résultat des influences intertextuelles.

L’exercice de la raison déductive ne suffit pas à circonscrire la portée d’une œuvre ; demeure une part d’irrationnel qui lui interdit « d’exclure idéalement de (ses) écrits la part tout à fait subjective qu’ils

mise en texte, associant hasard et nécessité. En ouverture d’un numéro de la revue

Langages consacré à la critique génétique, A. Grésillon et J.-L. Lebrave (1983) retiennent

plus précisément deux temps forts de cet élargissement du champ des études littéraires : une période de déstabilisation de la critique littéraire à la fin des années soixante et le constat au cours des années quatre-vingts d’un vacillement « des grands systèmes à

vocation universelle » relevant des sciences du langage.

La génétique textuelle s’intéresse à ce qui demeure ignoré du lecteur d’une œuvre publiée, à ce qui forme le vaste ensemble des matériaux de la fabrique du texte. L’intérêt porté « aux résidus de la création, à ce qui a été effectivement mis au rebut par l’artiste » (D. Ferrer, 1998, p. 13) ne s’explique pas par la prétention illusoire à forcer les énigmes de la création artistique, à accéder aux mécanismes mentaux mobilisés dans une activité d’écriture créatrice. Plus raisonnablement, A. Grésillon délimite le champ de la critique génétique en résumant ainsi ses trois fondements :

« Son objet : les manuscrits littéraires, en tant qu’ils portent la trace d’une dynamique, celle du texte en devenir. Sa méthode : la mise à nu du corps et du cours de l’écriture, assortie de la construction d’une série d’hypothèses sur les opérations scripturales. Sa visée : la littérature comme un faire, comme activité, comme mouvement » (1994, p. 7)

La notion du faire, introduisant une réévaluation de la clôture du texte telle qu’elle a pu être posée par les théories textualistes (Debray-Genette, 1979, pp. 17-47), devient déterminante dans la compréhension des procédures de la production littéraire. La reconnaissance d’un artisanat de l’écriture conduit le généticien à ouvrir l’exploration de la genèse d’une œuvre à l’ensemble des matériaux et documents périphériques qui informent directement ou non du travail de l’écrivain. C’est ainsi que la constitution d’un dossier de genèse s’étend souvent au-delà de la seule réunion et mise en ordre des brouillons ; les documents préparatoires, les carnets d’auteurs, la correspondance forment également une documentation précieuse dans le but d’enrichir la connaissance d’un projet littéraire36.

En se fondant sur les archives rassemblées dans un dossier de genèse, la critique génétique se démarque de la critique des sources. Elle ne vise pas simplement

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L’étude du dossier préparatoire d’une œuvre comme celle de L’Assommoir permet, par exemple, de cerner l’évolution des stratégies narratives, du discours idéologique de son auteur ou encore la manière dont un discours social s’agrège à un projet romanesque et est transformé par lui (Mitterand, 1979).

l’établissement des liens entre une œuvre et une production littéraire antérieure, l’histoire littéraire et socio-culturelle mais ambitionne plutôt de montrer comment se nouent et se résolvent les tensions à l’œuvre dans un projet d’invention littéraire, « entre la pulsion

documentaire et la pulsion scripturaire, entre le réel de l’histoire et l’imaginaire de l’écriture, en étudiant, matériaux en main, les différentes phases de citation, transformation, intégration ou rejet du discours autre. » (Grésillon, 1994, p. 173).

Sur le versant des « avant-textes37 », l’examen méthodique des manuscrits atteste que la production du texte est aussi le résultat d’un travail qui mérite, à plusieurs titres, une investigation attentive aux traces de l’aventure d’une écriture singulière38. Il va de soi que le manuscrit ne livre pas tous les secrets de l’origine d’une œuvre, ne porte pas en lui la mémoire de tous les chemins empruntés, au cours d’un processus par définition complexe et multidimensionnel de la production scripturale. Néanmoins, il peut donner à lire des signes de tous ordres, que le généticien classe, ordonne, relie afin d’éclairer ce qui demeure d’une énonciation in statu nascendi (A. Grésillon et J.-L. Lebrave, 1982, pp. 132-138). Corollairement à la notion du faire, s’impose donc l’idée d’une temporalité dans l’écriture, rarement compatible avec l’idée d’une progression linéaire et harmonieuse qui partirait d’un hypothétique germe fondateur, se déployant ensuite, intact, dans le cours de la scription, pour finalement trouver sa forme définitive et accomplie dans un état final indépassable. Le temps de l’énonciation, temps événementiel et profane de la genèse, est celui de l’accident, bien plus que celui de la fluidité. Il est ce Temps du réel dont parle R. Barthes, de la « Durée » « comme puissance de retard, de freinage, et donc de

modification, d’infidélité (au Projet), de versatilité » (2003, p. 336). Une temporalité

chaotique de la genèse, faite de fulgurances, d’arrêts, de détours, de reprises institue une dynamique toujours particulière, ouverte à la concurrence des possibles, attestée par la présence des variantes d’écriture. La génétique accorde une égale attention à ces dernières, les traite sur le mode de la différence et de la variation et tient de ce fait à distance une lecture téléologique de la production littéraire. Au contact de ces variantes,

37 J. Bellemin-Noël définit l’avant-texte comme « l’ensemble constitué par les brouillons, les manuscrits,

les épreuves, les « variantes », vu sous l’angle de ce qui précède matériellement un ouvrage, quand celui-ci est traité comme un texte, et qui peut faire système avec lui ». (1972, p. 15).

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Cette notion de travail est souvent revendiquée par les auteurs modernes et contemporains. Claude Simon parle ainsi de la fabrication de ses romans qui lui demandent beaucoup de labeur et conteste « le mythe du

génie, de l’expression, de l’inspiration », qui resurgit et s’expose aujourd’hui « sous un autre masque : celui

on peut restituer, en assumant les failles et les trous d’ombre, la genèse du texte, ce dernier ayant pu subir d’incessantes transformations qui ont défiguré le projet initial. Pierre-Marc de Biasi fait ainsi la soudure entre « processus » et « produit » en faisant valoir que « la critique génétique s’est donné pour objet cette dimension temporelle du

devenir-texte, en posant pour hypothèse que l’œuvre, dans sa perfection finale, reste l’effet de ses métamorphoses et contient la mémoire de sa propre genèse. » (2002).

Forte de ces hypothèses de recherche, la critique génétique déplace les centres de gravité de l’analyse littéraire jusqu’alors prépondérants39

: c’est le processus et moins le produit, l’énonciation et moins l’énoncé qui sont au cœur des préoccupations. Contrairement à la démarche philologique qui vise à établir, à partir des variantes, l’état estimé le plus vrai, le plus abouti ou le plus idéal du texte en fonction de la connaissance que l’on a de l’auteur et de ses écrits, la démarche génétique se focalise sur l’écriture en train de s’accomplir, sans faire du texte final celui par lequel tout état antérieur est évalué, comme le souligne avec force J. Bellemin-Noël : « Le paradoxe à ne jamais oublier, le voici : ce

qui a été écrit avant et qui n’avait a priori pas d’après, nous ne le connaissons qu’après, avec la tentation d’en faire un avant au sens de préalable, de cause, d’origine. » (1982, p.

163). L’égale importance accordée aux traces laissées par l’auteur dans le procès de l’écriture, le fait que le texte final puisse avoir été édité pour des raisons circonstancielles, psychologiques ou matérielles et non intrinsèquement littéraires, amènent à réviser la notion du texte clos, laquelle est plutôt « une hypothèse d’école qu’une évidence

scientifique » (Debray-Genette, 1982, p. 167). En outre, les jugements négatifs qui ont pu

être émis à l’encontre de l’instance d’énonciation qu’est l’auteur peuvent être discutés car, « en abordant l’écriture, la critique rencontre inéluctablement une instance écrivante

tendue entre le vécu et la forme et qui parcourt cet espace de tensions par le sillage de la plume » (Hay, 2002, p. 55). C’est bien alors la notion de « non-clôture » qui oriente les

investigations de la critique génétique et que Claire Doquet-Lacoste définit en trois temps :

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Au début du vingtième siècle, Antoine Albalat (1903/1991) entreprend l’examen des variantes d’écriture mais cela correspond à des motivations littéraires et idéologiques d’une toute autre nature. En confrontant des variantes sous la forme de fragments, sa préoccupation est bien plutôt d’étayer certaines conceptions normatives du bien-écrire, d’appliquer aux écrivains des jugements de valeur esthétiques et d’établir entre eux des hiérarchies.

« clôture spatiale, puisqu’un manuscrit n’est potentiellement jamais fini (…) ; non-clôture temporelle, puisque les traces de l’écriture ne sont pas toujours le fruit d’actes contigus (…) ; non-clôture constitutive enfin de l’objet d’étude, puisque le texte n’est en aucun cas envisagé pour lui-même mais en regard de son auteur, des conditions sociales et historiques de son écriture et du langage qui lui donne corps ». (2003, p. 68).

Parce que le processus de création d’une œuvre repose, pour une large part, sur l’invention des manières de dire, l’analyse des brouillons conduit aussi à une réévaluation de la notion de « style ». Elle introduit de l’instabilité et du mouvant là où le style est souvent assimilé aux invariants d’une œuvre, aux traits idiosyncrasiques d’un auteur, distingué pour ses manières singulières de dire. Dans la perspective d’une lecture du « métamorphique » (Herschberg Pierrot, 2005, pp. 134-137), issu de la tension d’un état textuel et sa transformation, il n’est plus question de rattacher le style à une conception d’une langue littéraire prétendument marquée par une poétique de l’écart qui la distinguerait d’une langue ordinaire dont l’état décrit comme neutre s’avère en fait impossible à définir (Adam, 1997 ; Schaeffer, 1997). En outre, par rapport à une tradition rhétorique de classification des faits de style ayant pour objet l’identification des marques singulières d’une œuvre ou d’un auteur, la génétique textuelle tend à décrire le style à l’instar de Max Jacob affirmant dans la préface du recueil Le cornet à dés : « Le style est

considéré ici comme la mise en œuvre des matériaux et comme la composition de l’ensemble, non comme la langue de l’écrivain » (1945/1967, p. 21). Nous touchons ici à

ce que A. Herschberg Pierrot regroupe sous le terme de « style de genèse », c'est-à-dire les techniques, les procédures de travail mais aussi plus largement « la manière d’être » qui inclut « l’espace et les rythmes de travail, ou les rituels qui accompagnent l’écriture » (2005, p. 80).

Dans cette mise en mouvement souvent chaotique de la génération du texte, la variante d’écriture est moins interprétée en terme d’évolution que de différence. La présence d’états successifs n’est pas la traduction d’une procédure d’élimination de l’erreur (Lebrave, 1983), mais plutôt l’expression d’un vouloir-dire qui s’élabore aussi dans l’acte de verbalisation. De même qu’il n’y a pas une permanence du style, il n’y a pas non plus l’imposition immédiate d’une forme accordée à son contenu. C’est à travers les tentatives répétées de reformulation, l’entreprise abandonnée d’une variation ou le prolongement imprévu d’une transformation parfois minime que se construit le texte. Les variations dans la langue sont indissolublement liées à la globalité du texte, à son architecture, à sa signification et c’est dans leurs rapports de contraste, de ressemblance et de convergence

que se découvre la singularité d’« une rythmique de la répétition et de la variation qui

organise le mouvement de (la) genèse. » (Herschberg Pierrot, 2005, p. 49).

En donnant accès aux « avant-textes », les nouveaux programmes de français au lycée ont marqué la volonté de faire évoluer la représentation que pouvait se faire un élève de seconde d’un texte littéraire. Le mode de production du texte littéraire est soumis à un ensemble d’opérations qui font de lui un objet fabriqué (Oriol-Boyer, 2003). La connaissance des mécanismes de fabrication littéraire analysés par la génétique textuelle

─ exemples de la différenciation entre écriture à programmes et écriture à processus, de l’examen des différentes campagnes d’écriture et de leurs propriétés, des modes de sélection et de traitement de la matière fictionnelle (de Biasi, 2000) ─ peut entrer dans un projet rédactionnel scolaire et accompagner l’élève dans la découverte d’une démarche d’écriture décomposée en différentes phases, au cours de laquelle la réécriture devrait avoir toute sa place40.

1.3.2. Des manifestations graphiques à la croisée des préoccupations