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La revue de la littérature conduite dans ce premier chapitre nous amène ainsi à poser ce constat critique : les sociétés occidentales ont largement tenté de contrôler leur jeunesse au 19e siècle et au début du 20e. Pour elles, instruction et éducation ont formé un couple indissociable, et l’instruction publique et populaire en était chargée.

Si, synchroniquement, les soucis liés à l’avènement des démocraties représentatives persistent, la stabilité politique de chaque région et l’orientation de chaque régime, religieux ou républicain, semblent déterminer l’accent mis sur les contenus éducatifs et scolaires. Ainsi, les pays ayant conquis de haute lutte leur indépendance vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique et engagés dans une idéologie républicaine, quelle que soit leur tradition confessionnelle, ont à cœur de former des citoyens éclairés aux lumières morales et intellectuelles des gouvernements élus. La vigueur du souci républicain de l’éducation à la citoyenneté et à la liberté civique se vérifie sans conteste. Par contre, dans les pays à la majorité politique et confessionnelle stable, l’éducation laïque, éclairée et citoyenne de la jeunesse ne représente guère une priorité. L’éducation du cœur populaire, fidèle à l’idéologie majoritaire, est prisée : l’élévation morale chrétienne, dans ses plus strictes vertus de soumission et de modestie, est recherchée. Le Valais, très nettement, se situe dans cette seconde catégorie.

Pourtant, le rôle social et politique assigné à l’instituteur et à l’institutrice reste constamment lié au souci de contrôle social quels que soient les régimes gouvernementaux : les modalités et les rôles politiquement assignés, républicains ou confessionnels, qui ont présidé à la mise en place des Écoles normales, la formation dispensée et surtout l’éducation établie en vue de reproduction, sont remarquables de convergences.

Plusieurs questions récurrentes apparaissent dans les études menées dans le champ de l’instruction populaire et de la formation des enseignants dès le 19e siècle.

Ainsi, le rôle politique et social donné à l’école ainsi que les enjeux liés à son étatisation et à sa centralisation occupent une place privilégiée dans les analyses. Les luttes entre les pouvoirs temporel et ecclésiastique, combats entre l’Église et l’État liés à la question précédente, portent en elles les tensions immanentes au passage de la tradition à la modernité, à la citoyenneté républicaine, à la sécularisation-laïcisation de la société et à son industrialisation. Le rôle social et politique donné aux instituteurs dans la fidélité décrétée d’une partition donnée, et aux institutrices, femmes au destin congénitalement dévoué, impressionne par la redondance du propos que ce soit en France, au Québec, en Valais. Dans ce contexte, la mise en place des Écoles normales dans l’intérêt de l’État et leur fonctionnement autonome proposent une lecture pointue d’un volet d’histoire sociale, d’histoire populaire dont le devenir moral et patriotique est pensé, programmé, dirigé avec une grande maîtrise politique.

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UNE SOCIÉTÉ EN MOUVEMENT L’horizon littéraire des études afférentes aux enjeux sociopolitiques de la formation des enseignants ailleurs et ici permet d’affiner quelque peu notre problématique et de replacer nos analyses et hypothèses dans un large contexte diachronique qui devrait éclairer notre étude de cas :

Toutes nos interrogations ne renvoient qu’à une seule et même question : celle qui consiste à identifier ce qui fait vraiment problème pour l’acteur historique, à savoir son propre temps ! […] C’est la raison pour laquelle un sens, au présent, s’élabore par la constitution d’un passé, s’élabore dans cet écart ou différence (Nerhot, 1995, p. 88).

Analyse à la fois synchronique de champs politiques et scolaires, et diachronique, puisque portant quasiment sur deux siècles, ce travail de mise en sens de l’histoire de la formation valaisanne embrasse un large spectre d’intérêts politiques et idéologiques. La monographie valaisanne proposée ici devrait permettre de dégager les jeux et enjeux locaux spécifiques autour desquels débattent l’Église et l’État valaisans, à partir du rôle politique et social dévolu à l’école publique du Valais, du rôle social et politique attendu des instituteurs et des institutrices et enfin des répercussions de cette mission sur leur formation centralisée.

Comment les débats autour de cet objet ont-ils été menés ? Quelles situations politiques spécifiques ont servi de moteur dans les réformes entreprises dès la création des Écoles normales ? Quels acteurs, dans quels rôles entendus, ont accompagné l’évolution de la formation des enseignantes et des enseignants des écoles primaires valaisannes ? Dans ce contexte enfin, comment ont fonctionné les Écoles normales du Valais romand entre 1846 et 1994 ? Ces institutions, à la fois autonomes et soumises au monde politique qui les érige et les soutient du 19e siècle au 20e, sont faites pour reproduire. Mais comment évoluent-elles, indéniablement poussées par la dynamique qu’impose cet irréductible et inséparable couple formé par la tradition et la modernité ?

L'École normale est née d’un indéniable besoin politique de contrôle populaire à travers l’instruction publique. Deux instances en ont revendiqué la prééminence : l’Église, première initiatrice de l’instruction du peuple, et l’État, lorsqu’il ressent le besoin de contrôler les esprits des citoyens. Le Sonderbund laisse les cléricalistes sans voix; l’Etat radical parvient alors à prendre l’avantage, sans pour autant écarter l’Église des débats. La zone d’influence de chacun est déterminée dans le troisième quart du 19e siècle. Les Écoles normales peuvent dès lors accomplir leur mission sociale d’éducation bien entendue, dans la convergence des intérêts cantonaux conservateurs et catholiques.

Alors que ces conflits au plus haut niveau se sont tus, d’autres émergent : les élus régionaux du parlement réclament, à leur tour, leur part d’influence dans l’instruction et l’éducation des futurs instituteurs et institutrices qu’ils engageront pour assurer la direction de leurs classes. La modernité pénètre lentement le canton, accompagnée de nouveaux besoins en instruction. Ces progrès se heurtent aux desseins idéologiques du gouvernement central : le contrôle des Écoles normales devient dès lors l’objet sur lequel convergent les joutes politiques de plus en plus virulentes. Les députés réclament de plus en plus fort pour leurs instituteurs modernité et sciences pédagogiques, le gouvernement les veut loyaux et conformes à

son idéal conservateur. Les Écoles normales, érigées et soutenues par le gouvernement conservateur, pleinement en accord avec son idéal catholique, accomplissent leur mission en toute autonomie et convergence idéologique jusque dans les années 1960.

Le gouvernement ne peut plus nier la pertinence des revendications parlementaires qui dénoncent avec virulence les insuffisances de la formation en École normale et certaines dérives idéologiques. Il accepte de transformer le mode de recrutement des instituteurs sans céder encore sur la direction des Écoles normales, en leur accordant au contraire le symbole de leur gloire : un bâtiment somptueux.

Mais sitôt installées, ces dernières s’éloignent cependant irrésistiblement de leur mission première. Gagnées elles aussi par le pluralisme de la modernité, elles intègrent peu à peu les découvertes des sciences humaines à leur programme. Les incontestables apports de la psychologie et de la pédagogie transforment l’éducation normale et la rapprochent d’une véritable formation professionnelle détachée de l’idéologie chrétienne, portées désormais par un mandat d’instruction et non plus d’éducation.

Une École normale que porte une formation professionnelle scientifique est-elle encore une École normale ? Cette ouverture vers la pluralité et la science tant décriée des traditionnalistes, opérée dans l’espoir de survivre au milieu des turbulences de l’époque, suffit-elle à maintenir l’institution que fonda jadis une idéologie politique forte et univoque ? Les Écoles normales auront disparu du paysage valaisan comme du paysage suisse – sauf quelques écoles confessionnelles privées comme à Lucerne – et européen dès les premières années du 21e siècle. Nées d’un souci politique de gouvernement des esprits, peuvent-elles survivre à la pluralité politique des sociétés démocratiques telles que la fin du 20e siècle les définit? D’autre part, le monde politique va-t-il les laisser s’éloigner de son giron pour gagner l’autonomie académique des formations du tertiaire sans autre réaction?

Que notre rideau se lève à présent sur le Valais du début du 19e siècle, pays sensible aux courants politiques européens. Ses gouvernements affûtent leurs stratégies politiques. Ses élites catholiques construisent son identité et veulent l’affirmer conforme à leur idéologie, dussent-elles pour cela utiliser la force des armes ou le symbole de la damnation et diffuser, dans un but explicite de soumission morale à l’autorité victorieuse, l’instruction fondée par une éducation religieuse bien entendue jusqu’au verrou des plus profondes vallées.

Chapitre 2