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L’éducation des enfants du peuple est une priorité que la situation politique tendue rend pressante. Le Conseil d’État, « persuadé que l’amélioration des écoles primaires ne saurait être réalisée sans le concours des deux pouvoirs »68, s’adresse à l’Évêque de Sion. Une commission mixte est nommée « chargée de visiter tous nos établissements d’éducation. La Commission avait reçu, en outre, l’expresse mission de s’enquérir de la quotité et de la nature des fonds employés à l’entretien des écoles communales ». Le projet de former des régents dignes de leur mission politico-sociale est repris.

En septembre 1844, le Conseil d’État négocie la venue des Frères de Sainte Marie, Congrégation française, avec un Supérieur établi à Fribourg (Prot. GC, 1001/25, 1844, pp. 38-39). Car cette école ne sera confiée

qu’à des hommes qui joignent à une longue expérience de l’enseignement un profond dévouement au bien, qui, tout en gravant dans le cœur de l’élève l’amour de la foi que nous léguèrent nos pères, sachent répondre à l’incommensurable besoin de notre époque, se placer entre le passé et l’avenir pour comprendre le présent et fournir ainsi pour notre jeunesse toutes les garanties qui nous lui devons (lettre du Conseiller d’État chargé du DI, Fr. de Kalbermatten, à M. Enderlin, Directeur du pensionnat Ste Marie à Fribourg. In Recueil Höin (1945), p. 6 , AMAS, 3J1).

Une demande est faite pour que trois ou quatre professeurs soient annuellement détachés de son établissement fribourgeois pour une durée de quatre mois environ. Mais les Marianistes posent eux aussi des exigences. Ainsi, ils refusent de se déplacer pour quelques mois par année seulement. De plus, une règle congréganiste ordinaire leur interdit de former tout établissement « qui ne réunirait pas trois membres au moins ». Enfin, ils souhaitent que s’établisse une école primaire d’application « où les jeunes maîtres de l’école normale iraient voir enseigner et enseigneraient eux-mêmes sous les yeux de leurs directeurs ».

Le Conseil d’État accède à la première des exigences. Afin de permettre aux Frères de s’installer à l’année, il envisage de s’entendre avec une bourgeoisie du canton « qui voulût confier aux Frères leur école primaire. Au moyen d’une convention passée avec l’État, elle verrait l’École normale surgir dans son sein sous la direction des Frères de Sainte Marie ». Le Grand Conseil autorise cette transaction sous réserve d’exiger une participation financière de la commune hôte aux frais de l’école primaire ainsi établie. L’administration de la ville de Sion est immédiatement sollicitée et engagée « à utiliser dans ses propres cours d’instruction primaire la présence de ces précieux instituteurs » (Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP – E, Instruction primaire). Le partage des responsabilités communales et cantonales quant au financement des Marianistes de l’École normale

68 D’après le récit inséré au Prot. GC, 1001/24, 1844, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP.

et des écoles primaires est éclairci dans la convention passée le 30 août 1845 entre l’État et la Ville de Sion (Prot. GC, 1001/28, mai 1846, annexe litt. H, convention entre l’État du Valais et l’administration de la Ville de Sion).

Ni la durée des Écoles normales, ni celle de leur calendrier ne sont objets de négociation. La complémentarité appelée par les Frères de Marie entre les classes d’application (école primaire) et les aspirants de l’École normale est impossible, puisque le cours de l’École normale aura lieu en été, dans les locaux laissés vacants par les classes de l’école primaire dont les cours se tiennent en hiver,« du premier novembre au 10 juin » (Prot. GC, 1001/28, mai 1846, annexe litt. H, convention entre l’État du Valais et l’administration de la Ville de Sion, art. 2).

Le gouvernement conservateur se félicite du contrat passé entre l’État et les Frères de Sainte Marie et de la saine éducation dont la jeunesse valaisanne va bénéficier pour le plus grand bien politique et économique du pays :

Ceux-ci s’engagent à se vouer à l’instruction de notre jeunesse avec tout le zèle qui les caractérise, à lui inculquer, avec des connaissances positives, un attachement inviolable à la sainte foi de nos pères, un profond respect pour les ministres de la Religion et les Pouvoirs constitués de l’État : seuls moyens d’assurer le repos et la prospérité de la patrie (Prot. GC, 1001/28, mai 1846, RG CE pour l’année 1845, litt. H, DI, IP).

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DUCATION RELIGIEUSE ET DÉMOCRATIE

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Ù IL EST AFFIRMÉ QUE L

INSTRUCTION RELÈVE DE L

ÉDUCATION RELIGIEUSE Avec l’institution de l’École normale sous la houlette des « Frères de Sainte Marie, établis à Fribourg, lesquels offrent toutes les garanties que le pays puisse désirer »(Prot. GC, 1001/24, 1844, p. 71), la politique s’est alliée à la religion, et la religion s’est alliée à la politique. Les garanties que les Frères de Marie sont à même d’offrir au pays entrent exactement dans les vues du gouvernement théocratique de 1844. Mais la situation du pays ne s’apaise guère en 1845 : l’état martial est décrété

« au vu des circonstances graves où se trouve la patrie ».69 L’armement général du pays est proclamé afin de défendre la « souveraineté cantonale et de ses institutions politiques et religieuses ». 70 Libéraux et radicaux contre conservateurs poursuivent leur lutte pour le contrôle de l’État, les armes à la main. Et les cléricalistes du Haut se targuent de l’appui populaire pour condamner les révolutionnaires de Bas et se féliciter des options éducatives prises par leur gouvernement :

Vous vous rappelez les sévices exercés sur ceux des membres du Grand Conseil dont l’indépendance s’élevait comme une barrière contre l’envahissement de nos libertés, l’opprobre dont on jonchait l’existence et le caractère de notre vénérable clergé, le brigandage et l’exaction qui secouaient leurs torches dans la partie occidentale du canton et dont les excès s’étendaient au point de menacer déjà le centre du pays […]. La première partie de l’année 1844 fut marquée par le dégoûtant spectacle d’un peuple en tourmente dont quelques fractions

69 Prot. GC, 1001/26, 1845, sess. extr. de févr. 1845, annexe litt F.

70 Recueil des lois, décrets et arrêtés du canton du Valais de 1839 à 1844, tome VII, pp. 64-66.

déchiraient et la grande majorité défendait nos institutions […] (Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP, p. 4).

Les politiciens ont des idéaux, ils s’en réclament. En ces temps incertains, contrôler la pensée est un objectif politique majeur, une nécessité vitale pour le gouvernement incertain de son assise, un soin qui occupe toute l’attention de la magistrature. Le Conseil d’État ne cache pas son credo politique : l’instruction est religieuse, point de discussion à ce sujet. La démocratie passe par l’instruction et donc par la religion. Il nous est difficile de rendre avec les mots d’aujourd’hui l’esprit d’alors : laissons les acteurs gouvernementaux d’alors expliquer eux-mêmes le rôle politique assigné à l’instruction publique. Tous les éléments justifiant une éducation centralisée s’y trouvent : le rôle que l’Église est appelée à y tenir conjointement avec l’État, le rôle politique et social dévolu à l’école, et l’importance d’une formation bien dirigée pour les enseignants.

[L’instruction] est la source vive à laquelle [le peuple] puise les enseignements qui le conduisent et l’éclairent dans la voie de la vertu morale et civique. C’est par la culture de son intelligence qu’il met entre lui et les hordes sauvages la distance immense qui sépare les populations chrétiennes et civilisées des habitants primitifs du nouveau monde […].

Si l’instruction présente cet avantage commun à tous les peuples qui habitent la terre, elle n’est chez aucun d’eux aussi indispensable que dans les pays qui obéissent à un gouvernement démocratique.

Ici, la souveraineté réside dans les masses, celles-ci créent elles-mêmes par leur adoption ou leur répulsion les institutions sociales et les lois qui doivent les régir, elles élisent les magistrats qu’elles chargent de veiller en leur nom sur leur exécution. Quelle ne doit pas être alors la sagesse d’un peuple pour qu’il ne se laisse pas entraîner alors à l’abus d’un pouvoir aussi illimité ; quelle ne doit pas être l’étendue de son intelligence pour qu’il ne tourne pas contre sa propre existence l’instrument de bonheur comme de malheur qui repose en ses mains.

Or, cette sagesse, où la trouve-t-il ? Dans les principes religieux qui lui furent inculqués dès sa jeunesse, dans le dépôt sacré de la foi de ses pères, dans la culture successive de son intelligence, en un mot dans son éducation intellectuelle et morale (Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP – E, Instruction primaire).

L’argument est clair et entre en cohérence avec les lois édictées en ces années de guerre civile et de « commotions successives qui [troublent] à chaque instant le repos public ». Telle est la mission de normalisation sociale vers laquelle tendent « les efforts du pouvoir exécutif […] constamment dirigés vers l’état anormal sous lequel gémit le pays » (Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP – E, Instruction primaire). Et pour s’appuyer sur les bienfaits de la religion, aucun dispositif n’est assez rigoureux. Toute faille est colmatée. Ainsi, la loi sur l’Instruction publique de 1844, œuvre du présent régime, semble manquer de rigueur religieuse sitôt adoptée. En effet, cette loi accorde à l’évêque et aux curés le droit d’intervention dans l’administration des écoles, mais ne les rend pas automatiquement membres des conseils d’école nommés par les conseils de commune. Le Conseil d’État y remédie afin de s’assurer définitivement du dévouement catholique absolu des écoles :

Ce principe repose sur cette vérité immuable et qu’on ne saurait trop inculquer : l’instruction est un fléau plus qu’un bienfait si elle ne s’allie dès le principe et le plus intimement avec les enseignements de la Religion, avec la crainte de Dieu, première et dernière sauvegarde des États ; elle devient une arme dangereuse qui

éclate tôt ou tard, dans la main de l’impie (Prot. GC, 1001/28, 1846, annexe litt G, article additionnel à la loi sur l’IP).

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RÈRES DE

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ARIE OFFRENT TOUTES LES GARANTIES REQUISES Dans ce contexte, les garanties morales offertes par les Frères de Marie et leurs méthodes sont rassurantes. Ainsi, le souvenir des luttes contre l’enseignement mutuel est encore présent : le règlement des écoles primaires du 18 septembre 1845 consacre son septième chapitre à une réglementation à ce sujet.71 Les Marianistes sont priés par le Conseiller d’État de dévoiler leur mode d’enseignement.

Explicitement, le Supérieur fribourgeois de la congrégation rejette le mode mutuel. Il assure lui préférer un mode mixte. Que le gouvernement valaisan se rassure : les règles de la Congrégation sont compatibles avec les lois valaisannes puisque

« conformes aux lois et aux règlements universitaires de France, et approuvées par une ordonnance royale et de plus par le Saint-Siège » (lettre de Enderlin au Conseiller d’État chargé du DI du canton du Valais, 3.10. 1844. In Recueil Höin (1945), p. 17, AMAS, 3J1). Le souci est légitime puisque l’École normale doit répondre à de stricts critères éducatifs. Les maîtres formés diffuseront la bonne nouvelle et transmettront à leur tour les connaissances reçues :

Ces écoles doivent ressembler aux grands réservoirs d’eau d’où s’échappent par mille petits canaux celles qui vont fertiliser nos campagnes, elles doivent devenir plus que jamais pour le Valais le flambeau sacré qui communique la lumière à tous les autres sans jamais perdre de la science (Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP – E, Instruction primaire).

Les Frères de Marie, engagés qu’ils sont par contrat « à se vouer à l’instruction de notre jeunesse avec tout le zèle qui les caractérise »72, paraissent « suscités par la Providence pour répondre tout particulièrement aux besoins de notre époque »73. Les objectifs politiques de christianisation du peuple, poursuivis par le gouvernement théocratique, et la vocation enseignante qui pousse les Frères de Marie à développer leur œuvre catholique, sont parfaitement concordants. Tout semble réuni pour que le travail des religieux satisfasse entièrement les élites politiques conservatrices du canton. Enthousiaste, le Conseil d’État se vante d’avoir obtenu leur collaboration :

« on se les dispute de toute part sur le sol de la France » (Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP – E, Instruction primaire).

Les Marianistes, eux, sont plus circonspects quant au rayonnement réel de leur œuvre, du moins en France où ils sont malmenés par l’opposition républicaine et laïque. La création des Écoles normales d’État menace leur œuvre : « L’effort de Guizot, nouveau ministre de l’Instruction publique, pour organiser un système complet d’Écoles normales (il en créa 47 en 1833 et il y en aura 74 en 1837) [assène] le coup final aux espoirs du Fondateur » (Hoffer, 1957, p. 83). Dans ce contexte, l’offre valaisanne est certainement une aubaine pour cette congrégation toujours à la recherche de nouveaux champs d’application de sa vocation.

Heureux de se les concilier, le parlement valaisan s’apprête à voter une dépense supplémentaire justifiée par l’ouverture de l’École normale. « Pareille

71 Recueil des lois, décrets et arrêtés du canton du Valais de 1839 à 1844, tome VII, pp. 96-114.

72 Prot. GC, 1001/28, 1846, annexe litt. H, gestion du CE, DI, IP.

73 Prot. GC, 1001/26, 1845, annexe litt D, gestion du CE, DI, IP – E , Instruction primaire.

entreprise ne peut être couronnée de succès sans appeler la caisse de l’État à des sacrifices considérables : aussi en vous proposant, pour la réussite de cette grande œuvre de l’avancement religieux et intellectuel de notre jeunesse, la somme de 3270 francs, nous ne croyons pas avoir dépassé les limites de la plus stricte économie » (Prot. GC, 1001/27, sept. 1845, annexe litt. O, budget, dépenses).

Mais si la loi de 1844 établit des « Écoles normales destinées à former des régents et des maîtresses d’école » (art. 1er), l’article 22 ne parle déjà plus que des régents ou des élèves. En outre, aucun contact ne semble pris au sujet de la formation des institutrices. Aucun poste dans aucun budget n’est prévu à ce sujet : la priorité est dans l’instruction et la formation des jeunes gens. Les jeunes filles voient leur rôle social en matière d’éducation encore dénié. Elles devront attendre la reconnaissance de son utilité publique pour qu’une école destinée à leur formation soit ouverte .

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AS DE DÉPENSE SUPERFLUE POUR L

INSTRUCTION DU PEUPLE Le budget de l’Instruction publique pour 1846 porte sur 16'470 francs, répartis ainsi : 13’000 francs pour les collèges, 2'970 francs pour l’École normale et l’instruction primaire, 500 francs pour les gratifications aux élèves de l’école normale et 500 francs d’avance pour l’achat des livres pour l’école primaire. Les trois collèges, lieux de formation d’une petite élite, sont sans conteste favorisés par rapport à l’instruction primaire à laquelle le peuple est obligatoirement soumis. Mais l’État refuse de supporter davantage les frais de cette disposition législative. La loi sur l’Instruction publique et la venue des Frères de Marie suffisent. Un règlement sur les écoles primaires est encore édicté en 1845. Le Conseil d’État, fort satisfait de son travail, demande aux députés d’apprécier cette première législation centrale en la matière.74

Farquet (1949 pp. 24-26) abonde dans ce sens et paraphrase dans sa thèse ce passage du rapport de gestion. L’historien cautionne le principe appelé traditionnel de collaboration entre les deux pouvoirs : « les relations entre les deux pouvoirs, pendant cette courte période, furent toujours empreintes de la plus franche cordialité ». C’est exactement l’avis émis par le Conseil d’État ultraconservateur de 1846 :

S’il a été donné à nos persévérants efforts de placer enfin l’instruction primaire sur la voie du progrès sans l’exposer aux écueils contre lesquels vinrent échouer tous ceux qui avaient la même tâche à remplir, nous nous plaisons à la constance et efficace coopération avec laquelle Sa Grandeur Monseigneur l’Évêque de Sion a secondé nos efforts (Prot. GC, 1001/28, 1846, annexe litt. H, gestion du CE, DI, IP).

La prise en compte du contexte politique de l’époque et le train de mesures répressives accompagnant le maintien au pouvoir des conservateurs théocrates rend notre analyse plus critique. La coopération entre les pouvoirs fut sans aucun doute efficace. Les réalisations légales quantitativement impressionnantes en témoignent.

Dans ce sens, une franche cordialité a dû accompagner leur érection : lorsque les intérêts sont à ce point concomitants et se servent mutuellement dans une interdépendance étroite, leur conjonction permet de gouverner sans avoir à partager trop exactement. Ces victoires au sommet laissent les élites civiles et religieuses

74 Prot. GC, 1001/28, 1846, annexe litt. H, gestion du CE, DI, IP.

victorieuses éprouver un sentiment jubilatoire bien compréhensible. Le peuple, que ces jeux politiques autour du pouvoir ne concernent que de loin, bien qu’il en soit l’objet essentiel, ne peut qu’approuver et se soumettre.

CONCLUSION