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CONCLUSION L’ ÉDUCATION ET L ’ INSTRUCTION DU PEUPLE , ENJEUX POLITIQUES

La formation des instituteurs valaisans peut s’ouvrir dès l’installation des Frères de Marie à Sion. Elle prend racine dans le terreau – pour user d’une métaphore jardinière ainsi qu’il était fréquent au 19e siècle (Hameline, 1986;

Hameline & Charbonnel, 1982) – politique et social mouvementé du Valais entre 1798 et 1845. Pendant ces cinq décennies, l’équilibre relatif des forces en présence ne permet à aucune des tendances de l’emporter de manière décisive. Les gouvernements successifs tentent avec force de développer « un système d’éducation qui s’impose[rait] aux individus avec une force généralement irrésistible » (Durkheim, 1922/1993, p. 45). Les enfants du pays doivent être éduqués et instruits selon une orientation préalablement définie par l’idéologie en place. L’histoire des débuts de l’instruction publique centralisée en Valais est un exemple explicite des raisons qui dirigent cet intérêt conjoncturel du monde politique pour l’instruction du petit peuple : « Lorsqu’on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d’éducation, on s’aperçoit qu’ils dépendent de la religion, de l’organisation politique, du degré de développement des sciences, de l’état de l’industrie, etc. » (Durkheim 1922/1993, pp. 45-46). Le système d’éducation valaisan, dès les débuts de son développement, s’appuie bien sur une conception catholique de l’éducation et de l’instruction.

Les luttes de pouvoir entre libéraux et conservateurs, tous catholiques, ont concerné le contrôle politique du pays. L’analyse des débats à propos des lois sur l’Instruction publique entre 1840 et 1844, mis en regard avec ceux qui ont animé les années 1825-1828, permet de mesurer la proximité relative des positions occupées par les divers acteurs ailleurs inconciliables, ici fondamentalement d’accord lorsqu’il s’agit d’assigner une mission sociale à l’école du peuple.

Mais la forme diffère. Les libéraux veulent fournir au peuple, par son instruction, les instruments de sa propre réflexion sous l’éclairage du progrès et de la science. Ce qui se rattache à l’instruction civile doit, de droit, être confié au pouvoir temporel. La religion est contenue dans le domaine spirituel aux frontières vagues, infinies parce qu’indéfinies. Les ecclésiastiques conservent leur exclusive compétence sur les affaires morales et religieuses, soit le contrôle des comportements du peuple.

Ainsi, la structure de l’ordre rural traditionnel de la société valaisanne n’est guère contestée, les progrès adviennent dans les limites bien circonscrites de la sphère paysanne et l’autorité civile peut légitimement en récolter les fruits et conforter son pouvoir, loin de la concurrence religieuse. Pour les conservateurs, au contraire, une démocratie bien comprise permet aux masses d’élire la classe politique et de se prononcer sur les lois. Mais elle ne saurait exister sans une éducation à la sagesse. La prégnance de la morale catholique dans toute l’instruction en est garante. La conduite des affaires, aussi bien civiles que religieuses, demeure sans conteste une affaire d’Église avec la bénédiction du gouvernement civil. Les deux pouvoirs

s’arrogent dès lors indistinctement les bénéfices de cet ordre social qui ne saurait mettre leurs privilèges en danger.

Révélateurs de la permanence des positions de l’élite quant à un ordre social ancestral, les jeux entre les partis politiques ennemis ne touchent pas la majorité rurale de la population, dont on attend toujours piété, soumission et obéissance.

L’issue des combats contre les lois avortées de 1828, 1840, 1843 et de celui de la loi de 1844 adoptée, donnent un avantage incontestable aux positions conservatrices ultracatholiques. L’obligation faite aux pères de famille de procurer l’instruction à leurs enfants, de même que l’établissement de la formation des enseignants dans une École normale tenue par des Frères catholiques dont la réalisation est œuvre des libéraux et des conservateurs, tous deux instruments de la centralisation de l’instruction publique, obéissent grandement au processus de reproduction d’un système social actif dans le sens où l’entendent Bourdieu et Passeron (1970).

La démocratie inscrite dans la Constitution cantonale dès 1815 oblige les gouvernements successifs à asseoir leur légitimité et à gagner les voix du peuple à leur cause. Ce désir, lié à la pérennité d’une idéologie en train de construire son objectivation politique, nécessite la réalisation de l’instrument infaillible permettant de gouverner les esprits. La centralisation de l’organisation scolaire et son contrôle par l’autorité cantonale excluent d’emblée le peuple des débats, quelle que soit l’étiquette idéologique que sert ce dispositif. Car la masse ne possède que le pouvoir de travailler de ses bras la terre ingrate des Alpes valaisannes.

L

A FORMATION DES ENSEIGNANTS AU SERVICE DE LA MORALITÉ PUBLIQUE La nécessité de former les enseignants s’impose à ces gouvernements cherchant à faire reconnaître leur légitimité par le peuple. Le décret de 1828 naît des incertitudes idéologiques liées à l’enseignement mutuel. Mais, au-delà des apparences, n’y avait-il pas dans cette forme d’organisation scolaire les débuts d’une formation des moniteurs au métier de régent, par apprentissage sur le terrain, tel que cela s’est pratiqué pendant le 19e siècle à Genève ? L’Église catholique ne risque-t-elle pas de perdre la maîtrise du gouvernement des âmes si des régents émergent hors de son autorité et exercent une influence déterminante sur la jeunesse, non contrôlée par ses pasteurs? L’Église catholique valaisanne bénéficie en Valais de l’absence totale de cadre légal dans le domaine de la scolarité publique. Elle a tout assuré jusque-là. Logiquement, elle fait obstacle au décret de 1828 lorsqu’elle réalise que sa toute-puissance sur la personne des régents est mise à mal. L’absence de décret centralisé par les autorités civiles lui profite et lui permet de perpétuer ce pouvoir jadis indiscuté. Tant que l’État ne parvient pas à légiférer, son autorité absolue demeure, incontestable. Les mêmes enjeux viennent à bout des tentatives avortées devant le peuple de 1840 et 1843 : l’Église préfère la vacance d’un cadre juridique pour l’instruction publique à la perte d’une parcelle de son autorité sur l’école du peuple. La loi des théocrates est acceptée en 1844. La prééminence de l’État en matière d’instruction est ainsi contrée. L’Église évite d’être reléguée dans les seules eaux sacrées de la morale chrétienne où la rejettent les trop gourmands gouvernements libéraux.

Pourtant, la nécessité de former les enseignants dans un cadre spécifique n’est jamais contestée. Le décret de 1828 parle d’institut, mais, dès 1840, il n’est question que d’École normale, bien que le cours prévu soit exclusivement estival. Les termes

sont précis. L’objectif gouvernemental du cours estival de l’École normale est sans équivoque : il s’agit de former les régents selon les normes, quelle que soit la durée du cours, afin de dispenser au peuple une instruction appropriée à ses besoins. Il est remarquable de constater à ce propos que le clergé s’oppose avec force arguments à la loi sur l’Instruction publique de 1840, mais nullement au décret édicté par le gouvernement libéral et instituant l’École normale en 1841. Cette connivence quant à la nécessité d’une telle formation professionnelle, seul dispositif réellement concret visant à améliorer l’instruction du peuple, rend légitime un questionnement à propos des moyens mis en place. Les articles de loi concernant l’École normale et la soumission religieuse des enseignants en 1844 sont repris sans modification du projet libéral de 1843, alors que les deux partis rivaux clament bien fort dans leur écrits les différences irréductibles quant à la conception de ce que doit être cette instruction des masses. La place importante laissée au clergé par les libéraux en 1843 laisse songeur quant à leurs réelles intentions émancipatrices. Les différences minimes constatées entre ces deux lois, de même que leur rejet ou leur acceptation par le peuple, n’ont-elles pas tenu à la seule permutation de quelques mots, certes significatifs, mais ne concernant aucunement la formation des régents, ces indispensables diffuseurs du seul savoir autorisé ?

La formation des enseignants en Valais, inscrite dans la durée longue de l’histoire, relève bien du souci d’éduquer le peuple selon les vues convergentes des dirigeants de l’un ou de l’autre parti. Des stratégies conjoncturelles différentes servent cette permanence et lui donnent sans doute quelques nuances. Mais les événements politiques qui surviennent ne la remettent cependant jamais en cause dans ses structures fondamentales.75 Placer l’école et l’instruction civile sous la responsabilité du Conseil d’État, seul ou conjointement avec l’Église, ne dépend que de la majorité politique au pouvoir. A ce propos, les autorités religieuses et civiles libérales se déchirent entre elles, sans cependant attenter au consensus établi, qui vise à éduquer la population à accepter son sort. Les modalités mises en œuvre pour former les régents ne souffrent pas de ces discordes idéologiques. Les deux partis politiques s’entendent pour délivrer le brevet d’enseignement aux seuls aspirants dont la moralité est reconnue par l’Évêque. En ce domaine, qui comprend le contrôle d’une attitude soumise et respectueuse envers les autorités civiles, l’Église est une alliée précieuse, irremplaçable. L’histoire de la formation des enseignants, née de la décision politique de fertiliser les campagnes dans une direction par avance déterminée, se place dès lors sous le sceau de l’histoire de longue durée, quasi immobile et pourtant en évolution constante. L’instauration de cette formation même et les données politiques, sociales et professionnelles conjoncturelles de sa construction sont une première manifestation de ce lent mais irrépressible mouvement.

Les Marianistes s’installent à Sion en automne 1845; ils ouvrent le premier cours de l’École normale en 1846, avec l’appui du gouvernement et de très modestes moyens. Mais la vie politique du canton connaît encore de graves troubles dangereux pour la Congrégation, offrant à l’observateur une nouvelle manifestation de l’enjeu politique que constitue la formation des régents du peuple.

75 Dans la ligne de L’histoire de longue durée et du rejet de l’événement défendus par Vovelle, 1988.

Chapitre 3