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L’organisation annuelle des Écoles normales (1873-1906)

Le 19e siècle valaisan décline dans un climat politiquement tendu, malgré l’hégémonie du gouvernement conservateur désormais solidement installé au pouvoir. La faillite de la Banque cantonale discrédite le gouvernement (Rey, 1979b) et affaiblit une économie valaisanne encore peu développée puisque les travaux de la campagne occupent encore 74% de la population en 1870, 65% en 1900 (Clavien, 1988, p. 189).

Le gouvernement reste exclusivement conservateur jusqu’en 1893. Après avoir refusé un siège offert en 1871, les minoritaires acceptent alors enfin de participer au Conseil d’Etat (voir Rey, 1979b, p. 212 et Roux, 1979b, p. 230). Mais le parti majoritaire, malgré cette concession apparente au pluralisme de la modernité, affirme de manière extrêmement forte sa foi catholique et son attachement à une société patriarcale agricole. La crainte de tout anticléricalisme, du radicalisme et du libéralisme est exacerbée, constamment, dans toutes les situations de la vie sociale : « Prêtres et religieux s’efforcent de maintenir les Valaisans dans la crainte de tout ce qui pourrait être antireligieux, anticlérical. Ils exercent leur influence par le ministère et par leur omniprésence dans la vie sociale comme enseignants, responsables des sociétés locales et participants actifs aux réunions électorales » (Roux, 1979a, p. 219).

Ainsi, l’intérêt populaire commande forcément le combat contre le radicalisme

« qui n’est autre que la négation des principes qui régissaient jusqu'ici la propriété, la famille, l’autorité, s’attaque en premier lieu à la religion, cette assise fondamentale et nécessaire de toute société, il la sape, la sous-mine et fait ainsi vaciller tout le reste de l’édifice social au risque de le faire crouler » (Gazette du Valais, 26.8.1885). Le recours à la menace, à la peur des désordres incontrôlables, pèse sur le peuple faiblement instruit que les élites tiennent à maintenir dans le droit chemin idéologique. Toute la classe politique cantonale se méfie du parti radical suisse, accusé de vouloir centraliser les pouvoirs et déchristianiser la population, donc d’ouvrir la porte à un important cortège de dépravations. Seule la morale strictement catholique, soumise aux autorités, paraît digne d’accompagner le peuple, son éducation et son instruction.

Pourtant, le Valais ne peut se maintenir totalement à l’écart des progrès économiques accomplis par la Suisse protestante, de l’industrialisation et de ses manifestations. Malgré toutes ses résistances, le canton n’échappe pas à une évolution économique modérée et à un certain développement industriel. Le chemin de fer atteint Sion en 1860. Le gouvernement valaisan reste cependant terriblement méfiant vis-à-vis de toute politique sociale ouvrière. Il veut épargner à tout prix ce mal au Vieux Pays126. Les congrès ouvriers sont fustigés et assimilés aux complots politiques visant à supprimer l’autonomie cantonale. Pourtant, le percement du

126 Le « Vieux Pays » est l’appellation donnée au canton du Valais évoqué sous l’aspect de sa mentalité traditionnelle rurale et religieuse ou, comme l’explicite Andereggen (1995, p. 136) : « Vieux Pays, comme il est convenu d’appeler le Valais historique réduit à sa tradition ».

tunnel du Simplon et les troubles ouvriers qui l’accompagnent en 1898 marquent les débuts du socialisme valaisan (Arlettaz, 1979b, pp. 241-253), et précédent de quelques années la création du parti socialiste en 1919 (Clavien, 1988). En outre, des industries s’implantent, surtout à Brigue, Viège, Chippis et Monthey. Désormais, les revenus du Valais ne sont plus exclusivement agricoles.

Mais le Valais se défend de participer à cette prospérité issue de la culture des cantons urbains. La Constitution fédérale de 1848, établie au lendemain des affrontements du Sonderbund, se révèle peu à peu inadaptée aux besoins continuellement modifiés d’un pays en rapide mutation. Le peuple suisse accepte avec peine la nouvelle Constitution proposée en 1874, et les Valaisans la rejettent massivement (Frass, 1979). Les politiciens conservateurs valaisans s’énervent à ce sujet. Les partisans de la centralisation et de la révision de la Constitution, qui

« donne au peuple une plus grande part dans l’exercice de la souveraineté », sont convaincus de faire œuvre d’agitation politique :

Vous avez pu vous convaincre, Tit., que le peuple valaisan demeure tranquille et paisible au milieu de ce mouvement et de toute cette agitation ; il voue tous ses soins aux travaux agricoles et poursuit la grande œuvre de la correction du Rhône. Non, Messieurs, le peuple valaisan ne veut pas des doctrines socialistes ; il les repousse avec horreur ; s’il cherche le bien-être, le progrès, c’est en respectant les droits d’autrui, c’est en restant fidèle aux principes d’ordre, de justice, de morale et de religion que lui enseigne le christianisme. Non, il ne veut pas abdiquer sa souveraineté au profit d’un pouvoir central qui ne connaît pas ses besoins, et qui aurait en fait de gouvernement d’autres idées et d’autres traditions que les siennes. Il entend s’appartenir et être le maître de ses destinées, pour autant que cela se concilie avec les institutions fédérales actuelles et quant à la Constitution cantonale qu’il s’est donnée et qu’il a votée librement (BGC, nov. 1869, pp. 2-3).

Doctrine socialiste, radicalisme et tendances centralisatrices sont confondus dans ce discours idéologique sans nuance. Le monde politique est fier de ses traditions populaires et se déclare satisfait de son mode de gouvernement et de son attachement aux valeurs de la Rome catholique : les élus assurent que le peuple

« veut rester ce qu’il a toujours été, fidèle à la sainte religion catholique, apostolique et romaine ; il veut transmettre à ses descendants entier et intact le dépôt de la foi qu’il a reçu de ses pères » (BGC, mars 1870, p. 223). La priorité éducative tient tout entière dans cette éducation chrétienne. Cette dernière seule forme « des hommes dans toute l’acception de ce mot », loin de la déshumanisation provoquée par l’apprentissage des sciences exactes « où l’homme, assimilé à une simple machine, ne [s’occupe] que d’une seule partie d’un ouvrage et reste étranger au but et à la destination de celui-ci » (RG CE, 1979, DIP, pp. 1-2).

L’État se réfugie dans « l’exploitation des valeurs plus traditionnelles et plus sûres de l’agriculture » (Roduit, 1993, p. 328). Alors que l’industrie effectue ses premiers pas en Valais, en contre-pied, une école d’agriculture est ouverte en 1892127 sur le domaine d’Ecône, afin d’ « enseigner à nos agriculteurs le moyen d’obtenir le plus grand rendement de notre sol » (BGC, mai 1890, cité par Crettol, 1967, p. 9). Il faut attendre 1903 pour qu’une loi sur l’apprentissage voie le jour (GVSH, 1979, p. 319). Roduit (1993, p. 328) relève à ce propos que l’État du Valais

127 Crettol, 1967 ; Roux, 1979a, p. 226. Contrairement à nous, Roux situe l’ouverture de l’école d’agriculture d’Ecône dans un contexte de progrès techniques et de nouveaux débouchés industriels.

« subit plus la révolution industrielle qu’il ne la dirige réellement ». Le Valais rechigne bien à entrer dans le monde moderne et à maîtriser le décollage économique du canton, conformément aux sociétés catholiques qu’analyse Altermatt (1994, p. 160): « Le clocher de l’église et la cheminée de l’usine deviennent les symboles de deux mondes différents et d’abord inconciliables : l’ordre sain de l’Église face au monde malsain de la fabrique ».

Le Valais, agricole, montagnard, livré aux autorités locales plénipotentiaires, résiste à tous les arguments centralisateurs venus de Berne, notamment à propos de la question scolaire (Biolley, 1882), guidé par le souci de garantir son identité spécifique. Il est vrai que par effet de cascade, ceux-ci risquent d’avoir des répercussions sur les communes valaisannes. Alors qu’une centralisation de la gestion des écoles publiques apporterait sans aucun doute une amélioration notable à la délicate question scolaire, l’autonomie communale n’est jamais remise en question.

Le gouvernement cantonal légifère, nomme des inspecteurs et fait nommer des commissions scolaires, puis les tance et dénonce publiquement leur laxisme; les problèmes endémiques d’absentéisme scolaire et de marchandage des régents restés dans le giron des autorités communales subsistent. Toute tentative fédérale centralisatrice, fût-elle garante de progrès, est vigoureusement rejetée car porteuse de risques pour l’équilibre délicat de la politique cantonale régionaliste.

Cette question de l’identité cantonale rejaillit sur les deux faces de l’action politique. D’une part, à l’intérieur des frontières, il s’agit d’asseoir l’idéologie conservatrice, de la mettre à l’abri de toute résurgence libérale alors même que le contexte économique du canton reste incertain. L’école publique en est un instrument. Une seconde mission échoit à la tradition religieuse et rurale dans laquelle le peuple est éduqué : opposer la fière autonomie catholique valaisanne à un extérieur helvétique et fédéral où les radicaux sont majoritaires.

C’est alors que les déboires des recrues valaisannes128 imposent une amélioration de l’instruction publique : certes, les élus pourraient se satisfaire de son niveau. Mais, vu de l’extérieur, son délabrement est tel qu’il risque de provoquer une ingérence de la Confédération dans les affaires scolaires cantonales. Ces examens, pour reprendre les mots de Farquet (1949, pp. 53-54), « ne furent pas flatteurs pour l’amour-propre national : ils étaient réellement dus à la faiblesse des recrues. Les observateurs envoyés par le gouvernement durent reconnaître que les experts fédéraux s’acquittaient de leur mandat avec tact et impartialité ». Dès lors, le gouvernement s’applique à corriger ces résultats, non pas pour obtenir le premier rang des cantons, « car nous ne saurions aspirer à ce titre de gloire… Mais le but constant de nos efforts tend à améliorer l’instruction primaire de telle manière que nos jeunes gens possèdent une somme de connaissances solides et pratiques » (RG CE, DIP, 1879, p. 31).

La pression que la Confédération exerce sur le Valais, par la publication de ces statistiques n’est sans doute pas étrangère aux moyens, modestes sur le plan financier et centralisateur, mais importants du point de vue de l’ingénierie législative, que se donnent les autorités du canton pour tenter d’améliorer l’état de l’instruction

128 Pour la Suisse en général, voir Lustenberger, 1997, 1998 à ce sujet. Pour le Valais : de Cocatrix, 1907 ; Farquet, 1949, pp. 53-55 ; Métrailler, 1978, pp. 7-49. D’autre part, une rubrique examens des recrues est introduite de 1876 à 1890 dans les rapports de gestion du CE, DIP. Un rapport détaillé sur les examens des recrues entre 1875 et 1889 est publié en annexe au rapport de gestion de 1889, pp. 77-99, « afin de prouver à nos Confédérés que le Valais ne reste pas stationnaire et fait son chemin dans la voie du progrès (p. 89) ».

populaire. Les écoles publiques et leurs régents acquièrent, en cette fin de 19e siècle, une importance stratégique et politique qui leur permet dorénavant de progresser.

Après avoir attribué durant plusieurs années les subventions scolaires fédérales129 aux intentions malfaisantes des radicaux,130 à la charnière du 20e siècle, le gouvernement les accepte aisément. Les ressources destinées à l’enseignement primaire sont ainsi améliorées, une ébauche de centralisation du traitement des régents est initiée dans la foulée. Ces avantages économiques reconnus permettent au gouvernement de savourer enfin la félicité d’être Valaisan et Confédéré (BGC, mai 1901, pp. 4-5).

UNE FORMATION ANNUELLE POUR LES RÉGENTS