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CONCLUSION L E CATHOLICISME : UNE STRATÉGIE IDENTITAIRE

En cette fin de 19e siècle, les relations entre l’Église et l’État sont stabilisées. La prééminence de l’un sur l’autre en affaires scolaires est désormais réglée : l’État a la haute main sur l’école, l’Église y a d’incontestables entrées. Les gouvernements du Valais collaborent avec l’Église et reconnaissent la légitimité du pouvoir qu’exerce

162 « Il gouvernait en roi cette Archiconfrérie […]. Tartuffe, bien vu de toutes les bigottes, était craint, respecté de toute la cité. On estimait en lui l’homme et la redingote, Ses multiples vertus ! sa grande piété ! […]

Il tenait dans ses mains tout le Conseil d’État et les municipaux encore […]. On était polisson, on était triste Sire ! […] Nous avions des harengs cachés dans nos pupitres Et nos vestons gonflés de raisins et de noix.

Servat, dans son fauteuil, priait à basse voix, égrenant dans ses mains livides un rosaire. Il s’arrêtait parfois au milieu d’un Ave pour tousser ou lancer quelque « molard » à terre […]. Il mourut bien avant d’avoir vu la débâcle et l’estime baissait dans l’esprit des bourgeois […]. »

163 Article 3 du Règlement de l’École normale publié par le Conseil d’État valaisan le 28 juin 1847. AEV, 4150-7/39.

l’évêque sur le contrôle des âmes, soit le contrôle social du peuple. Les tentatives fédérales de centralisation, liées à la réalisation d’une nouvelle Constitution fédérale, ont permis à l’élite politique d’exprimer publiquement un sentiment religieux et patriotique exacerbé : « Le Conseil d’État ne faillira pas à son devoir, mais [il] fera tous ses efforts et usera de tous les moyens en sa compétence pour protéger et défendre la souveraineté cantonale et les intérêts religieux menacés par les projets signalés »(RG CE, DIP, 1882, p. 2. Voir aussi Biolley, 1882).

La défense de l’identité catholique conservatrice face à une Confédération à majorité radicale devient un objectif en soi, à l’intérieur ou à l’extérieur du canton.

L’opposition traditionnelle valaisanne, que représente le parti radical, est ainsi montrée du doigt, voire accusée de trahison : « Mais dans les moments actuels il y a, de la part d’un certain parti, une tendance à se tourner du côté de Berne, d’où paraît-il, nous doivent arriver les seules lumières capables de nous éclairer ! » (BGC, mai 1873, p. 268). Pourtant, la sécularisation de l’instruction publique, introduite par les radicaux dans la loi de 1849 et reconduite définitivement par la loi de 1873, sert la politique extérieure du Valais. Elle permet à l’État de prévenir la Constitution fédérale de 1874 et l’intrusion de la Confédération dans les affaires scolaires cantonales en 1878. Sur le versant de la politique intérieure valaisanne, la sécularisation de l’instruction populaire et la place que le clergé y occupe garantissent l’éducation morale catholique du peuple, source de son système social.

La mainmise sur les masses est assurée, la propagation des idées progressistes entravée, la zone d’influence du parti radical contenue.

Ainsi, l’influence manifeste du clergé sur le peuple est utilisée pour mieux assurer le contrôle moral et la direction de l’action politique gouvernementale. Au 19e siècle, en Europe (Hameline, 1986, p. 37), la démocratie égalitaire est devenue un « lieu commun ». En Valais aussi, la démocratie représentative s’inscrit dans les Constitutions cantonales dès 1839. Les élus se donnent dès lors quelques moyens de ne point voir cet acquis des droits populaires se retourner contre eux. L'école, en outil politique incontestable, se déchire dès lors entre certaines tendances libertaires et le maintien souhaité de la tradition. Afin de concilier cet antagonisme apparemment irréductible, l’instruction relève de la compétence des pouvoirs civils.

L’éducation, prolongement de la structure sociale traditionnelle, relève entièrement des pouvoirs religieux. Et enfin, dans le but de lier ces antinomies en faveur de la reproduction de l’ordre conservateur, l’éducation subordonne l’instruction. Les politiciens et les directeurs de conscience des instituteurs ne s’entendent-ils pas pour affirmer en maintes occasions que l’éducation est à la base de toute instruction, et que l’instruction sans formation morale n’est rien ?

La diffusion difficile de l’instruction populaire et son institution en service public tiennent sans doute davantage à un souci de contrôle intérieur et de prestige extérieur qu’à la seule préoccupation de faire accéder chaque citoyen à une éclairante instruction. Il n’est explicitement pas question de pousser le peuple hors de sa voie naturelle, la culture de la maigre campagne à flanc de coteaux et de montagnes. Une éducation utile lui est dispensée pour lui faire accepter, sans soupir ni revendication, cette vie assignée par la Providence. L’obéissance, la pauvreté et l’injustice sociale de naissance, sont acceptées comme un don de Dieu. Le respect craintif de la hiérarchie que comporte l’éducation catholique romaine abonde dans le sens de la politique cantonale mise en œuvre par les gouvernements du Valais.

Courthion (1903/1979) le relève ironiquement : « Du berceau à son entrée à la direction des affaires de son pays, le Valaisan est ainsi un produit cultivé en serre, ou,

si l’on aime mieux, dans un jardin ayant pour palissade les plus hautes chaînes montagneuses de l’Europe » (p. 152).

Ce souci d’ordre social garanti par « l’harmonie entre les pouvoirs civils et religieux », cette inquiétude des nantis face à une classe défavorisée qui, rendue consciente de l’injustice sociale dont elle est victime, pourrait devenir dangereuse, n’est pas propre au Valais : les intentions scolaires du gouvernement valaisan portent certainement la marque de cet esprit. Hofstetter (1998) et Petitat (1982, pp. 232-273 en particulier) démontrent que Genève ou la France sont, à la même époque, en proie aux mêmes incertitudes politiques. Leur instruction populaire est alors constituée en service public. Mais cette centralisation semble davantage motivée par le souci de contenir l’émancipation intellectuelle du peuple et l’ordre public par son éducation morale que par le souci éclairé, certes présent, d’une large diffusion de l’instruction.

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AJUSTEMENT À LA DEMANDE SOCIALE D

INSTRUCTION Il est à relever qu’il faut attendre 1901 et l’acceptation des subventions fédérales pour que les politiciens valaisans manifestent clairement leur satisfaction de voir le canton appartenir à la Confédération. Jusque-là, le bénéfice de cette incorporation diversement ressentie (Papilloud, 1979, p. 55), n’a pas semblé évident dans le ménage de la politique intérieure. Les avantages financiers séduisent et une forme de centralisation fédérale est acceptée de la part du canton. L’État du Valais est alors prêt à reproduire cette ingérence financière et à empiéter sur l’autonomie des communes. La loi sur les traitements des enseignants de 1896 et celle, plus importante, de 1901, marquent les débuts de la participation cantonale matérielle à l’organisation de l’école populaire et une certaine avancée dans le processus de centralisation de l’instruction publique.

Cette initiation, minime en soi sur le plan financier, est extrêmement importante sur le plan de la politique scolaire à terme. Alors que les toutes premières dépenses pour l’instruction du peuple étaient mesurées, comptées et remises en question d’année en année, le Conseil d’État s’apprête à élargir ses dépenses et dresse la liste de celles que le développement de l’instruction du peuple nécessite, dont l’instruction des régents. Les moyens donnés pour l’éducation du peuple ne servent plus uniquement des fins de contrôle idéologique et politique. Un ajustement aux demandes socio-économiques a lieu. Il suit un besoin émergent d’instruction. Des emplois non agricoles se diversifient et les jeunes voient enfin quelques perspectives d’emploi dans l’industrie naissante du canton. Cette ouverture, reconnue dans son incontournable importance, est sans aucun doute un des facteurs décisifs quoique implicites des progrès accomplis par l’instruction populaire en cette fin du 19e siècle.

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ES INSTITUTEURS

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UNE CLASSE SOCIALE MODESTE ET DÉVOUÉE À ÉDUQUER Dans les faits, les instituteurs participent à leur manière et tirent quelque profit de l’expansion économique que commence à connaître le canton, mais pas dans le sens prévu par leur formation. Les discours officiels se plaignent en effet des anciens normaliens qui désertent trop souvent le métier pour s’engager dans les bureaux, les postes ou les chemins de fer. Ils obtiennent des places de travail plus gratifiantes et quittent l’humble statut dévolu au régent. Là n’était pas leur dessein

politique, au contraire. Mission leur est sans cesse confiée et renouvelée d’être les chantres de la campagne, les missionnaires de l’agriculture raisonnée et moderne, les remparts de l’État contre l’exode rural, les boucliers des désordres sociaux qu’une classe ouvrière trop nombreuse et sensible à d’autres idées pourrait établir.

Las ! l’éducation est œuvre incertaine : certains instituteurs, pourtant strictement instruits, sont mis au fait des idées radicales et sociales d’au-delà des frontières alpines. Conscients de l’injustice de leur statut par rapport à l’importance effective du métier et des difficultés constantes qu’ils rencontrent, ils s’organisent à l’intérieur d’une société « dissidente » (Aymon, 1988 p. 120) et commencent à se révolter. La loi de 1896 sur leur traitement donne une suite mitigée à une pétition des instituteurs du Valais romand (selon Aymon, 1988, p. 120, ceux du Haut-Valais se sont vu signifier l’interdiction de la signer). Mais le Grand Conseil craint tout mouvement de ce type. Il tente de les contrer et, pour éviter la création d’une classe de citoyens par trop remuants, réduit la fréquence des conférences d’instituteurs.

L’État va tout faire pour que les instituteurs ne s’écartent pas du chemin tracé, de leur vocation sociale. Chacun à sa place : la condition faite aux régents leur indique clairement où se situe la leur. En sus d’être chargés de l’éducation de la jeunesse, ils doivent être patriotes, c’est-à-dire modestes agriculteurs attachés à leur campagne nourricière, loin des villes, et fervents catholiques pratiquants. Dans ce sens et au nom du gouvernement, les modestes et zélés Frères de Marie qui partagent fidèlement cette vision du monde peuvent poursuivre leur mission.

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COLES NORMALES ET LA CLASSE POLITIQUE

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HISTOIRE D

UNE AUTONOMIE APPARENTE ET D

UNE IDÉOLOGIE PARTAGÉE Les relations entre les directeurs de l’École normale et la classe politique sont relativement ambivalentes : tour à tour, mais aussi simultanément, histoire d’amour, de confiance, de nécessité, de défiance, de déclarations grandiloquentes, de formules polies, de moyens financiers modestes et, dans le même mouvement, accordés avec générosité. Et parmi la classe politique, des intérêts divergents s’opposent aussi. Le gouvernement suit un dessein cantonal, tourné vers la stabilité intérieure et soucieux de l’identité cantonale. L’École normale défend loyalement cet objet patriotique; elle est placée directement sous sa seule autorité. Les parlementaires, élus locaux, défendent, eux aussi, des intérêts régionaux, puisque les communes, dont ils sont les représentants, engagent les régents et financent l’école publique. De ce fait, elles contrôlent strictement le travail des instituteurs et ne manquent pas de le critiquer auprès du Département. L’École normale leur échappe totalement, et cette situation ne peut qu’exacerber les ressentiments des mécontents du « système École normale ».

Cette situation, finalement, est assez logique : en formant les instituteurs, l’État prétend œuvrer pour l’école publique, sans qu’une autre mesure concrète ne soit prise. Dès lors que les déficits qualitatifs de l’instruction des recrues sont avérés, il s’agit d’identifier les responsables de cet état d’insuffisance. Les communes se défendent. Elles reportent naturellement l’attaque sur l’institution cantonale officiellement chargée d’éduquer et d’instruire le peuple, l’École normale. Ainsi, les Marianistes sont constamment analysés et jugés à partir d’échos forcément déformés à la connaissance des députés. Et si les Frères ne semblent guère s’occuper publiquement de politique locale et cantonale, la politique cantonale, elle, les a en permanence sous son regard. L’opposition les garde en point de mire, eux, ces instruments éducatifs destinés à l’éducation du peuple par la majorité.

L’École normale est œuvre des Marianistes quant à son fonctionnement. Et, de fait, elle répond au propre projet éducatif de la congrégation, soit l’instruction de la jeunesse. La convention liant les Frères au canton les laisse cependant libres d’organiser la formation et l’internat dans certaines limites données par les lois et règlements. L’École normale, établie selon les normes du charisme éducatif marianiste, fonctionne, selon leurs mots propres, comme une « république ».

Autonome vis-à-vis de l’État qui subventionne sa mission, la communauté développe par ailleurs un fonctionnement autarcique construit d’après des règles imposées par les Supérieurs français des directeurs choisis par la Congrégation, dans le dessein de remplir la mission que leur a confiée l’État du Valais. Mais cette autonomie est fragile. L’État, que ce soit au DIP ou au parlement, se penche à plusieurs reprises sur l’opportunité de maintenir ou non les Marianistes à la tête de la formation des instituteurs, sans jamais renoncer finalement à leur collaboration. Si les Frères de Marie ont la haute main sur la tenue de leurs affaires intérieures, ils restent assujettis et dépendants des décisions prises par les responsables politiques de l’éducation cantonale, dont dépend à cet égard la poursuite de l’œuvre congréganiste.

La loyauté du DIP vis-à-vis des Marianistes prouve les affinités idéologiques unissant les Frères et la plus haute instance politique cantonale. Les valeurs éducatives des Frères de Marie, si décriées dans le public et parmi l’opposition politique, concordent avec les attentes de la majorité gouvernementale. Les vertus d’obéissance, de zèle, d’assiduité au travail, de modestie, d’économie, de foi, d’amour de la terre et de l’agriculture, sont communes, malgré le désaccord populaire. Le projet éducatif des Marianistes rejoint sans conteste le projet social de formation des instituteurs valaisans tel que posé par les élites politiques conservatrices.

Tant que cette concordance idéologique est partagée et que l’École normale des instituteurs remplit une fonction instrumentale adéquate, le Conseil d’État accorde une grande liberté de mouvement et d’action à la congrégation des Frères de Marie. Mais cette liberté apparente est contrôlée d’une manière bienveillante et vigilante à la fois. La formation des enseignants reçoit de solides bases idéologiques et sociales en cette fin de 19e siècle, et les Écoles normales jouent avec foi leur partition.

Le premier vingtième siècle, objet de notre prochain chapitre, va consolider cet aspect de la culture catholique et en imprégner durablement la mentalité valaisanne.

Chapitre 5

Le temps de la consolidation idéologique