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Chapitre 3. Droit et explications mécanistes

3.1. Des personnes « en voie de disparition »

3.1.2. Le problème de l’épiphénoménisme

Les travaux d’Eddy Nahmias et collègues dans le domaine de la philosophie expérimentale sont une bonne porte d’entrée sur le problème de l’épiphénoménisme (Nahmias et coll. 2005, 2006 ; Nahmias, Coates et Kvaran 2007 ; Murray et Nahmias 2014 ; Nahmias, Shepard et Reuter 2014). Ces travaux montrent que ce qui contrevient aux intuitions naïves en matière de libre arbitre n’est pas le déterminisme causal (local ou universel), mais plutôt que nos actions soient inévitables, peu importe nos intentions, nos désirs ou nos croyances. C’est donc la possibilité que les causes neurologiques contournent (bypass) nos états mentaux, que ces derniers n’aient pas de rôle dans la production de nos actions et que nous soyons donc réellement victimes de circonstances neuronales89. C’est ici la conjonction d’une thèse réaliste par rapport aux états mentaux avec celle de leur inefficacité causale qui entraîne comme conclusion l’épiphénoménisme.

Ainsi, selon la thèse de l’épiphénoménisme, les états mentaux existent – ils ont une certaine réalité –, mais n’ont pas d’efficacité causale. Morse présente le problème dans ces termes :

What if agency is an illusion? What if all of the contending conceptions depend on a mistake about human agency? What if, for example, our reasons for action and intentions, our conscious understandings of ourselves and our world, do no causal work at all in explaining our actions but are simply post-hoc rationalizations that “make sense of” the motions and nonmotions that our brains produced? (Morse 2007a : 2567)

Les conséquences pour le droit seraient majeures :

If the concept of mental causation that underlies folk psychology and current conceptions of responsibility is false, our responsibility practices, and many others, would appear unjustifiable. (Morse 2010b : 453.)

Dans une telle conception, les mouvements du corps sont pleinement déterminés par l’activité cérébrale et l’interaction cerveau–corps–environnement, soumis aux lois strictes de la nature. L’explication en termes de raisons pratiques que nous formulons ne fait pas référence aux causes réelles de l’action, mais à des états mentaux qui ne font qu’accompagner sans influencer le cours naturel des choses. Morse nomme cette

89 Dans cette expression, ce à quoi le « nous » réfère est problématique : pose-t-on ainsi un sujet par-delà le corps et

l’action, au risque de poser en opposition le sujet et le cerveau en reconduisant une forme de dualisme ? Pour les fins de ce mémoire, il est possible de se satisfaire de l’idée que « nous » ou « je » réfère ici simplement aux états mentaux – désirs, croyances, préférences, etc. – qui structurent la perspective proprement personnelle de l’agent et qu’il s’attend à manifester dans son action.

position la thèse de l’absence d’action (No Action Thesis ou NAT), car les éléments essentiellement constitutifs d’une action au sens où nous l’entendons communément ne font plus partie de la réalité. Alors que nous croyons être les maîtres d’œuvre de notre vie en déterminant nos comportements notamment par nos intentions et notre raisonnement, nous sommes en fait secrètement déterminés par des mécanismes neurologiques desquels nous n’avons pas conscience. Nous n’accédons pas à notre activité neurologique, mais uniquement à la portion consciente de notre expérience. Cette dernière ne serait cependant que l’aboutissement d’une chaîne causale, l’effet d’une cause neurophysiologique, sans causer en retour quoi que ce soit comme événement psycho-physique ou comme comportement.

Some people, including many psychologists and neuroscientists, think that new discoveries about the causation of behaviour are leading inexorably to a purely mechanistic view of the link between the brain and behaviour. Will the agentic person disappear and be replaced by the biological victim of neural circumstances? (Morse 2010b : 546)

Ce qui motive l’épiphénoménisme est l’échec de l’influence causale, le fait que les événements, états ou propriétés mentaux n’ont pas d’efficacité causale, ce qui contredit directement la thèse de la causalité du mental. Les arguments mobilisés en faveur de l’épiphénoménisme les plus discutés s’appuient sur les travaux du neuroscientifique Benjamin Libet et du psychologue Daniel Wegner. Selon le neuroscientifique David Eagleman (2011), le droit est vulnérable de manière interne à la menace posée par l’épiphénoménisme en raison de la défense d'automatisme90. Le seuil de ce qui compte comme un comportement volontaire et conscient, à l’inverse d’un comportement automatique comme le somnambulisme, risque de se déplacer au fil de l'avancement de nos connaissances sur les causes biologiques du comportement, démontrant l’inefficacité du mental.

Les expériences de Libet et coll. (1983) montrent que, dans un contexte expérimental, l’intention consciente des participants de bouger le doigt est précédée d’une activation du système moteur. Notre cerveau « déciderait » donc de bouger avant que nous en ayons conscience. Plusieurs critiques ont été formulées à l’endroit des expériences de Libet. Pour Morse et pour d’autres, un des problèmes principaux est qu’elles n’abordent pas les capacités nécessaires à l’exercice de la raison pratique, en prenant pour objet le mouvement d’un doigt à un moment choisi aléatoirement, suivant une « envie » (urge) de bouger le doigt. Nous sommes loin de l’action intentionnelle et, surtout, de la sensibilité aux raisons et de leur traitement cognitif. Or, certains plaident tout de même que ces travaux sont pertinents pour le droit (Eagleman 2011 ; Cashmore 2010).

90 Or, le théoricien du droit Peter Cane soutient que : « Because automaticity is a pervasive and functional mode of

human decision-making, a good theory of responsibility will accommodate it. » (2002 : 101) En ce sens, ce que propose Eagleman ne serait tout simplement pas une « bonne théorie » de la responsabilité.

Daniel Wegner, de son côté, collige un ensemble d’études en psychologie expérimentale, portant particulièrement sur les pathologies de la volonté, qui tendent à montrer qu’il y a d’importantes différences entre la manière dont nous concevons notre action intentionnelle (comment nous nous attribuons de l’agentivité) et la manière dont nos mouvements corporels sont générés :

Cognitive, social, and neuropsychological studies of apparent mental causation suggest that experiences of conscious will frequently depart from actual causal processes and so might not reflect direct perceptions of conscious thought causing action. (Wegner 2003 : 65)

Il montre ainsi que l’expérience intime que nous avons de notre agentivité n’est pas fiable, que la conscience ne donne pas un accès privilégié aux réels mécanismes neurophysiologiques impliqués dans la volition :

If the experience of conscious will is not a direct report of the processes whereby action is produced, what is it? The likely sources of the experience of conscious will are the topic of the ‘theory of apparent mental causation’. (Wegner 2003 : 66-67)

Selon Nahmias (2002), la position de Wegner est celle d’un « épiphénoménisme modulaire », qui ne se prononce pas sur les états mentaux en général, mais selon lequel les états mentaux directement liés à notre sentiment de déployer consciemment une volonté libre sont le produit d’un module particulier dans notre cerveau, responsable d’interpréter nos mouvements corporels et ceux des autres. Ce module, qui génère l’expérience de la volition, ne serait cependant pas le même que le module qui cause réellement, mais de manière totalement non consciente, l’action. Nahmias souligne néanmoins, et à raison, que ce n’est pas parce que les deux modules sont distincts qu’ils ne peuvent pas être profondément liés, au moins dans certains cas d’action qu’on qualifiera alors de véritables.

3.2. Le droit criminel doit-il adopter une théorie non