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La condition d’attribution de la responsabilité et la justification des motifs d’excuse : une « capacité

Chapitre 2. Droit et libre arbitre

2.4. Une théorie de la responsabilité basée sur la capacité à répondre à des raisons

2.4.2. La condition d’attribution de la responsabilité et la justification des motifs d’excuse : une « capacité

Pour Morse, la responsabilité pénale repose sur la possession d’une capacité générale de rationalité (general capacity for rationality) et les motifs acceptables d’excuse, sur un défaut de cette capacité générale ou sur une contrainte excessive. Il n’est pas nécessaire qu’une personne agisse rationnellement dans les faits pour être tenue responsable, mais il suffit qu’elle possède la capacité générale et ait eu une possibilité raisonnable de l’exercer. Une « capacité générale » est définie comme une « underlying ability to engage in certain behavior » (Morse 2000 : 253). Le comportement dont il est question est décrit par Morse en ces termes :

By this account, rationality is the ability to perceive accurately, to get the facts right, to form justifiable beliefs, and to reason instrumentally, including weighing the facts appropriately and according to a minimally coherent preference-ordering. Rationality includes the general ability to recognize and be responsive to the good reasons that should guide action. Put yet another way,

it is the ability to act for good reasons. There is good reason not to act (or to act) if doing so (or not doing so) will be unjustifiably harmful or maladaptive. (Morse 2000 : 255.)

Dans un contexte normal, une personne rationnelle sera en mesure de saisir les éléments pertinents d’une situation, de savoir quelles règles de droit s’appliquent et peuvent guider sa conduite, d’évaluer ses options d’action au regard des faits et des normes applicables, de reconnaître les exigences du droit et de s’y conformer. Ce portrait peut sembler idéaliste, mais il faut garder en tête que ce qui est requis est une capacité générale et non l’exercice continu de cette capacité. Le niveau de conformité à cet idéal qui sera exigé par le droit doit néanmoins être accessible aux personnes normales, dans des conditions normales. Fixer un seuil est au moins partiellement une question normative75. L’égalité devant la loi n’implique pas que tous soient égaux quant au niveau auquel ils possèdent cette capacité, mais seulement que le seuil marquant le niveau nécessaire pour être tenu responsable soit établi sur la base de considérations normatives acceptables et appliqué équitablement à tous (Morse 1994; 2000).

Les motifs acceptables d’excuse trouvent leur justification dans l’incapacité ou dans un obstacle sérieux à l’exercice de la capacité de rationalité. Reprenons, par exemple, le cas de non-responsabilité criminelle pour cause de trouble mental présenté plus haut, soit celui de Pascal Morin, qui a tué sa mère et ses deux nièces lors d’un délire schizophrène, croyant ainsi sauver l’humanité76. L’accusé était clairement irrationnel au moment des faits, mais pas uniquement au sens de la rationalité instrumentale. Il aurait eu beau mettre en œuvre une rationalité moyens–fin impeccable, cela n’est pas suffisant pour qu’il soit tenu criminellement responsable de son geste. Il était surtout incapable de percevoir de vraies raisons dans la situation dans laquelle il se trouvait, et d’y répondre adéquatement. Ce n’est pas qu’il était peu réceptif à ces raisons ; elles ne lui étaient tout simplement plus accessibles, car il avait perdu le contact avec la réalité. De plus, une personne qui n’a pas la capacité de comprendre la règle de droit ou la nature du geste qu’elle pose ne peut pas utiliser adéquatement la règle de droit pour guider sa conduite : « The inability to follow a rule properly, to be rationally guided by it, is what distinguishes the delusional agent from people who are simply mistaken, but who could have followed the rule by exerting more effort, attention, or the like. » (Morse 1996 : 530.) La personne ayant la capacité de se conduire rationnellement, de son côté, est en faute si elle avait la possibilité d’exercer cette capacité.

De son côté, le moyen de défense fondé sur la provocation est justifié non pas parce que la provocation cause l’homicide, mais parce qu’elle est de nature à priver une personne ordinaire de son pouvoir de se maîtriser.

75 Pour Morse, la question est strictement normative : « Which capacities and how much of such capacities are necessary

can only be decided on normative grounds » (Morse 2000 : 254 ; je souligne). J’ai contesté cette restriction à la section 1.4. du chapitre 1.

Cela advient lorsque la provocation suscite un état chez l’accusé qui met en échec sa capacité de rationalité, en lui faisant perdre momentanément la capacité de soumettre ses états motivationnels à des raisons. Certaines juridictions acceptent un moyen de défense fondé sur la dépendance (toxicomanie, alcoolisme) pour atténuer la responsabilité d’une personne dépendante qui aurait posé un acte criminel à la suite d’une intoxication volontaire, ce qui peut se justifier du fait que l’envie de consommer devient si forte que la personne perd momentanément la capacité de soumettre ses états motivationnels à des raisons77.

Enfin, les moyens de défense fondés sur la nécessité ou la contrainte par menace sont justifiés, pour Morse, du fait que la société peut déterminer que certains choix sont trop difficiles (hard choices) et constituent une situation où l’on ne peut raisonnablement exiger de l’accusé qu’il agisse conformément à la règle de droit : la personne doit violer la règle de droit ou subir des conséquences graves ; il y a donc de bonnes raisons de poser l’acte criminel.

Encore une fois, l’approche préconisée par Morse a l’avantage de s’articuler aisément avec l’état du droit, tel que je l’ai esquissé à la sous-section 2.2.1. Elle répond aussi aux autres exigences mentionnées au début de cette section, ce qui lui confère une supériorité sur la TCE.

2.5. Synthèse et prospective

Dans ce chapitre, j’ai montré comment la position conservatrice mobilise et justifie deux de ses propositions de base dans ses arguments en réponse au premier défi lancé par les neurosciences. Pour ce faire, je me suis appuyé sur la version de la position conservatrice développée par Stephen J. Morse. Selon ce dernier, malgré les prétentions des réformistes, l’attribution de la responsabilité en droit criminel n’est pas remise en question du fait que les neurosciences rendent plus saillante la relation causale déterministe entre les états neurophysiologiques (les états physiques du cerveau) et les états mentaux ou les actions des personnes. Il y aurait un problème si notre conception de la responsabilité pénale présupposait une conception libertarienne du libre arbitre. Or, l’adoption d’une telle conception est problématique en elle-même, sans que les neurosciences ne doivent être invoquées pour nous en convaincre. Il est de toute façon préférable pour le droit de ne pas s’appuyer sur une telle conception. De plus, ou bien le droit est déjà complet sans référence au libre arbitre, ou bien il peut aisément s’en défaire s’il adopte la théorie de la responsabilité que propose Morse. Il n’y a pas de lien conceptuel nécessaire entre le libre arbitre et les capacités exigées pour être tenu

77 Cela mène Morse à militer en faveur de l’introduction, en droit criminel américain, d’une excuse générique partielle qui

s’appliquerait « in cases in which a defendant's behavior satisfied the elements of the crime charged, but the defendant's rationality was non-culpably compromised and thus the defendant was not fully responsible for the crime charged » (2003a : 289), plutôt que sur des excuses spécifiques à la pièce telles que l’intoxication involontaire et la provocation.

responsable78. Il est possible qu’il y ait des intuitions divergentes dans la population, mais cela demeure à être démontré. Si l’analyse de Morse montre que les neurosciences n’ont pas de prise sur le droit uniquement en raison de leurs explications causales, elle révèle néanmoins que leur apport serait différent si elles s’attaquaient directement à la rationalité et aux capacités nécessaires à la responsabilité.

La remise en question de la réalité ou de l’efficacité causale de nos états mentaux, plus que le déterminisme causal (universel ou local), risquerait de chambouler notre conception de nous-mêmes en tant qu’agents, et notre conception de la responsabilité plus spécifiquement. C’est ce qu’indiquent les résultats obtenus par Murray et Nahmias (2014) et Nahmias (2006), entre autres. Leurs travaux, issus de la philosophie expérimentale79, tendent à montrer que la population « non philosophe » a des intuitions incompatibilistes principalement lorsqu’on lui présente un scénario où l’action est inévitable, peu importe les désirs, préférences, choix ou intentions de l’agent (fatalisme) ou que ces désirs et préférences n’ont aucune efficacité causale sur leur action (épiphénoménisme). Lorsque l’action est déterminée causalement, mais qu’elle demeure le résultat des états mentaux de l’agent, les gens expriment des intuitions compatibilistes. Suivant leur interprétation, ce n’est pas le déterminisme, mais plutôt le une conception « purement mécaniste » du lien entre le cerveau et le comportement, sans référence à l’agent et à ses états mentaux, qui pose problème :

What if all these thinkers who claim that we are just victims of neuronal circumstances (VNCs) are correct? Suppose neuroscience convinces us that agency and folk psychology are an illusion, that intentional bodily movements and reflexes are morally indistinguishable because both are simply the outcomes of mechanistic biophysical processes? What if all the contending conceptions about responsibility depend on a mistake about human activity? What if, for example, mental states do not explain actions but are simply post hoc rationalizations the brain creates to ‘make sense of’ the bodily motions or non-motions that brains produce? […] Will the agentic person disappear and be replaced by the biological victim of neuronal circumstances? (Morse 2010b : 545-546.)

La question de l’inadéquation radicale de la perspective psychologique et la réponse que les conservateurs devront lui apporter nous transportent alors sur le terrain des arguments externes, soit de justifier la conception juridique de la personne face aux défis de l’éliminativisme, une forme d’antiréalisme par rapport aux états mentaux, et de l’épiphénoménisme, l’affirmation de l’inefficacité causale des états mentaux. Voilà le programme pour le prochain chapitre (3).

78 À moins d’adopter un autre concept, compatibiliste, de libre arbitre. Voir la sous-section 2.1.2.

79 La philosophie expérimentale est un mouvement philosophique s’opposant à la seule analyse conceptuelle, solitaire et

indifférente aux données empiriques (armchair philosophy). Elle met de l’avant un programme de recherche consistant à utiliser des méthodes associées à la psychologie pour étudier expérimentalement certaines questions philosophiques (Knobe et coll. 2012), telle que l’intension et l’extension de certains concepts dans leur acception commune, « populaire » (folk conception), les évaluations morales partagées ou les ancrages « intuitifs » des théories métaéthiques. Ses représentants les plus notoires sont, entre autres, Jesse Prinz, Joshua Knobe, Joshua Greene, Shaun Nichols, Joshua Shepherd, Bertram F. Malle, Thomas Nadelhoffer et Eddy Nahmias. Voir aussi Appiah (2008).