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Chapitre 2. Droit et libre arbitre

2.2. L’erreur psycholégale fondamentale

2.2.2. L’erreur dans la théorie causale de l’excuse

D’un point de vue interne au droit, une objection importante à la TCE est qu’elle échoue dans ses prétentions comme théorie de l’excuse. Du moment qu’on accepte le déterminisme causal, la TCE ne permet plus de

62 Cette exposition sommaire des motifs d’exonération de la responsabilité criminelle et des moyens de défense laisse de

côté le droit de correction prévu par l’article 25 du Code criminel, la défense des personnes autorisées par ce même article, ainsi que la défense des biens prévue par l’article 35 du Code criminel. Je remercie l’évaluatrice qui a porté cela à mon attention. Leur fondement n’est pas de remettre en question la capacité pénale de l’individu au moment de l’infraction et j’assume donc de ne pas les aborder plus avant dans le cadre de ce mémoire.

distinguer entre un acte commis de manière responsable et un acte qui est excusé. Or, c’est le rôle d’une théorie de l’excuse que de pouvoir offrir un ou des critères pour opérer une telle distinction (Moore 1985 ; Morse 1994). Évidemment, dans le contexte qui nous occupe, cet argument est une pétition de principe. Comme ce qu’il convient de réfuter, c’est l’idée que les explications causales déterministes que fournissent les neurosciences rendent impossible la responsabilité pénale, on ne peut pas refuser aux réformistes une de leurs prémisses (la TCE) au motif qu’elle rend impossible la responsabilité pénale. Il faut plutôt se tourner vers d’autres arguments. C’est ce que je fais en esquissant l’interprétation plausible des motifs d’excuse que peut fournir la TCE, pour ensuite soulever une objection.

Il est assez aisé pour la TCE de rendre compte et de justifier la défense d’automatisme sans aliénation mentale, qui repose sur l’exigence que l’acte reproché ait été posé volontairement par l’accusé. Un acte involontaire est, suivant cette théorie, un acte qui n’est pas initié par l’agent lui-même, mais plutôt par une cause externe à l’agent sur laquelle il n’a pas de contrôle ou par une cause dont l’agent n’a pas conscience. Ce qui différencie quelqu’un qui agit par automatisme et quelqu’un qui agit volontairement, c’est le rapport à la causalité : celui qui agit volontairement est un agent qui initie ou cause lui-même son action. Certains réformistes utilisent d’ailleurs la notion légale d’automatisme comme prémisse à leur argument :

In the legal system, there is a defense known as an automatism. This is pled when the person performs an automated act—say, if an epileptic seizure causes a driver to steer into a crowd. The automatism defense is used when a lawyer claims that an act was due to a biological process over which the defendant had little or no control. In other words, there was a guilty act, but there was not a choice behind it. (Eagleman 2011 : 365-366)

Du fait que toute action est le résultat d’un processus biologique que l’agent ne contrôle pas, Eagleman conclut que tout accusé devrait pouvoir plaider l’automatisme.

Aussi, le moyen de défense fondé sur l’incapacité à former une intention peut être interprétée en termes causaux, si l’on considère qu’une intention doit être formée volontairement par un agent, et que le terme « volontairement » s’entend dans le sens utilisé dans le paragraphe précédent. Dans le cas de la non- responsabilité criminelle pour cause de trouble mental, le trouble mental nie la capacité pénale du fait qu’il s’interpose entre l’agent et son action, et que c’est alors le trouble mental, un facteur considéré comme extérieur à l’agent par les tenants de la TCE, qui cause l’acte et non l’agent lui-même. Comme dans le cas de l’action involontaire, on pourrait se demander, au sujet de la personne : Est-ce vraiment elle qui a agi ? Est-ce plutôt sa maladie (ou sa biologie, etc.) ? La plausibilité de cette justification des motifs d’excuse vient du fait qu’il est intuitivement injuste qu’une personne soit tenue responsable si l’on répond négativement à la première question et positivement à la deuxième (Eagleman 2011 ; Greene et Cohen 2004 ; Moore 1985).

Dans le moyen de défense fondé sur la contrainte, on considérera que c’est la menace qui cause l’acte prohibé et non la volonté libre de la personne.

Or, cette analyse ne tient pas compte de la distinction pourtant classique entre causalité et contrainte (compulsion) (Ayer 1972 [1946]). Comme l’explique Moore :

The difference between compulsion and causation comes to this: compulsion involves interference with practical reasoning. To be compelled is to have someone or something interfere with one's normal ability or opportunity to do what is morally or legally required. (1985 : 1130.)

Ce qui ferait alors véritablement le travail justificatif, c’est l’aspect de contrainte plutôt que la seule causalité. La plausibilité de cette justification vient de sa cohérence avec les postulats fondamentaux du droit mentionnés plus haut, qui exigent l’exercice des capacités relevant de la raison pratique ou une situation où il est raisonnablement possible d’exercer ces capacités.

Cette objection permet aussi de saisir pourquoi la maladie mentale jouit d’un statut particulier en droit, soit du fait de son lien évident avec les obstacles qu’elle pose généralement à l’exercice de la raison pratique. Les arguments acceptables dans la preuve d’aliénation mentale reposent sur le fait que le trouble interfère dans la formation de croyances, de jugements ou d’intentions, ou dans la mise en œuvre d’intentions. En fait, l’expression même de « maladie mentale » doit être entendue dans un sens proprement juridique, pour référer à des états qui obstruent la conscience et la raison. La Cour suprême du Canada l’exprime en ces termes :

[…] au sens juridique, « maladie mentale » comprend toute maladie, tout trouble ou tout état anormal qui affecte la raison humaine et son fonctionnement à l’exclusion, toutefois, des états volontairement provoqués par l’alcool ou les stupéfiants, et des états mentaux transitoires comme l’hystérie ou la commotion. Afin d’appuyer une défense d’aliénation mentale, la maladie doit, bien sûr, être d’une intensité telle qu’elle rende l’accusé incapable de juger la nature et la qualité de l’acte violent ou de savoir qu’il est mauvais. (Cooper c. R., [1980] 1 R.C.S. 1159.)

Ainsi, il s’avère que la présence d’un trouble mental, même s’il est causalement pertinent pour expliquer l’action, n’excuse pas nécessairement pour autant.63 Il faut aussi qu’il affecte la raison humaine ou son fonctionnement.

63 Au regard de la jurisprudence, la distinction entre l’automatisme sans trouble mental (négation de l’actus reus ou de la

capacité à former une intention criminelle) et l’automatisme avec trouble mental (codifié sous 16.(1)) semble surtout se faire de manière instrumentale ou conséquentialiste, plutôt que déontique. La cour sera portée à appliquer 16.(1) dans un cas où la récurrence de la situation est plausible ou lorsqu’il y a dangerosité de l’accusé, du fait que cela permet d’éviter l’acquittement et d’imposer des conditions à la personne déclarée criminellement non responsable. La catégorie est ainsi plutôt fluide et extrêmement sensible à des objectifs spécifiquement judiciaires : c’est un outil dont use le juge pour remplir les visées du système judiciaire dans un équilibre entre la protection des droits des accusés, la protection de la sécurité du public et le maintien de d’intégrité du système de justice. Voir, par exemple, R. c. Parks, [1992] 2 R.C.S. 871.

On peut donc voir où se situe l’erreur dans la TCE. Une cause peut évidemment figurer dans une excuse, mais ce qui importe dans les motifs présentés à la sous-section 2.2.1. est la possession et l’exercice non entravé de certaines capacités. La question pourrait alors être reformulée ainsi : est-ce que les capacités de la personne sont diminuées par une cause hors de son contrôle ou non ? Cette reformulation nous fait passer de la TCE à une théorie capacitarienne de l’excuse.