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Chapitre 1. Droit et neurosciences

1.2. La thèse de l’étanchéité

1.2.3. Une exigence de compatibilité malgré la distinction des discours

Malgré les prétentions de la thèse conservatrice « dure », l’étanchéité entre les discours neuroscientifique et légal ne permet pas d’immuniser le droit contre les défis lancés à partir des neurosciences. Mon argument en ce sens est que le droit et les neurosciences ont tous deux des présupposés ontologiques qui, se situant alors sur un même plan, ne peuvent pas être contradictoires sans que cela implique que la conception de l’action derrière au moins un des deux discours ne soit fausse. De plus, le repli fictionnaliste n’est pas possible parce qu’il y a un intérêt particulier à ce que la conception de la personne que présuppose le droit soit au moins cohérente avec notre meilleure conception scientifique du monde.26

Mon argument s’appuie sur une distinction. On peut vouloir exprimer deux idées distinctes lorsqu’on affirme qu’au niveau biologique, biochimique ou biophysique des systèmes de neurones, personne n’est responsable. On peut vouloir dire que l’absence de référents aux termes « responsabilité », « liberté », « intention » ou « décision »27 à l’intérieur de la perspective neuroscientifique n’implique pas qu’il n’existe pas de référents pour ces termes tout court. Cela n’implique pas que leur utilisation dans le discours soit incompatible avec les

25 Le terme grec ancien méros signifiant « partie ». 26 Ma critique s’appuie notamment sur Moore (1983; 2016).

27 La liste pourrait s’allonger pour inclure différents états mentaux ou capacités mentales que les conservateurs « durs »

considèrent comme étant radicalement distincts des entités trouvées dans les théories neuroscientifiques, et incommensurables avec elles.

faits neurologiques tels qu’ils sont établis par les neurosciences. Ces concepts peuvent avoir leur utilité à d’autres niveaux de description. Cependant, on peut aussi vouloir dire qu’à ce niveau, on ne trouve aucune place pour la responsabilité en ce qu’il y a des éléments qui sont en contradiction avec des présuppositions de notre conception de la responsabilité ou que des éléments relatifs au fonctionnement de notre cerveau sont incompatibles avec la responsabilité telle que nous la concevons. Cette deuxième option est beaucoup plus embarrassante.

Le conservateur « dur » pourra répliquer qu’il ne peut pas y avoir d’incompatibilité de cette nature, parce que nous ne parlons pas de la même chose, invoquant l’erreur de catégorie ou le sophisme méréologique. Cependant, l’inscription dans le champ sémantique du mental (les catégories relatives à l’esprit) et la référence à des phénomènes au niveau des personnes ou des organismes entiers ne rend pas la conception juridique de la personne complètement incommensurable avec la perspective neuroscientifique. L’argument conservateur est convainquant lorsqu’il s’agit de nier que les propositions « Je décide que… » et « Ce processus neuronal décide que… » sont équivalentes. Or, il y a une différence entre la proposition « Ce processus neuronal décide que… » et « Ce processus neuronal constitue la décision que… ». C’est plutôt cette dernière proposition – ou une version plus faible telle que « Ce processus neuronal est une des composantes constitutives de la décision que… » – qui serait une formulation correcte d’un résultat neuroscientifique. Or, il n’y a pas d’erreur d’attribution dans cette proposition. Le problème semble être que l’identification d’états mentaux ou de capacités mentales avec des processus neuronaux est perçue par les tenants de TE comme une forme de sophisme de l’homoncule (homunculus fallacy), par lequel un phénomène n’est expliqué que par la répétition du même phénomène à une plus petite échelle : Si un organisme pense, c’est parce qu’une partie de cet organisme (son cerveau) pense ; or, qu’est-ce qui explique que cette partie de l’organisme pense? etc. Une telle « explication » ne mène évidemment nulle part : Si un organisme pense, c’est parce que des parties de l’organisme remplissent d’autres tâches ou fonctions plus simples, qui mises ensemble constituent la pensée, mais chacune de ces parties ne pense pas. Une véritable explication découpe le phénomène en différentes parties et en décrit les mécanismes. Mon argument ici est qu’il n’y a pas de raison de principe pourquoi les neurosciences n’auraient pas quelque chose à dire sur au moins quelques- uns de ces mécanismes. Si les résultats qui en découlent contredisent la manière dont nous nous représentions communément les phénomènes mentaux, il n’y a pas de raison de principe pour ne pas en tenir compte et réviser nos croyances (cf. Levy 2014)28.

28 Le rapprochement effectué entre la personne et l’organisme (« je pense » versus « un organisme pense ») apparaîtra

problématique à certains, qui affirmeraient que l’organisme ne pense pas plus que chacune de ses parties : c’est la personne qui pense et le cerveau n’est pas une partie de la personne. J’admets que, si l’on souhaite inclure des personnes dans notre ontologie, ces dernières doivent être considérées comme des substances persistantes d’un type particulier et distinctes d’un organisme biologique et de ses parties. Je ne me prononcerai pas sur l’opportunité d’inclure

De plus, le droit requiert la notion de causalité du mental, dans la mesure où les états mentaux d’un agent doivent pouvoir faire une différence dans la suite des causes menant à un acte prohibé pour que l’agent en soit tenu responsable. Or, une explication de la causalité du mental devra mettre en relation les deux perspectives, niant ainsi leur complète étanchéité.

Pour ces raisons, il importe de chercher une cohérence ou une concordance entre les perspectives neuroscientifique et juridique, non pas directement quant à leur contenu explicite, mais du moins dans leurs présuppositions et leurs implications ontologiques. Moore exprimait cette exigence dans le cas du rapport entre psychiatrie et droit :

At the ultimate level of their respective metaphysical views about minds and persons, law and psychiatry can and must join issue. Here is no room for trivial coincidence or incommensurable disagreement. For here the theories are theories about the same thing. (Moore 1983 : 189).

Il peut y avoir différentes perspectives, différents niveaux de description du monde. Certains seront plus pertinents que d'autres dans certains contextes. Mais cela est tout à fait distinct de l'idée que des discours contradictoires sur un même objet puissent être vrais ou acceptables simultanément, à moins qu'un de ceux-là ne soit une fiction – n'ait pas de prétention à la vérité. Bien que le droit n’ait pas la prétention de représenter la réalité, il s’appuie néanmoins sur des représentations qui doivent être vraies. À mon sens, la meilleure raison pour soutenir cette exigence est de nature morale.

La cohabitation entre deux discours contradictoires est particulièrement délicate lorsqu’il est question de la sanction pénale, pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité et, dans certaines juridictions, jusqu’à la peine de mort (Moore 2016 ; Vincent 2013a). Par exemple, c’est une exigence généralement acceptée pour des raisons d’équité qu’on ne peut ou ne doit pas exiger l’impossible (ought implies can). On ne peut pas demander à des agents, qui n’ont pas certaines capacités, d’agir comme s’ils avaient ces capacités. Il est possible d’exiger de quelqu’un qu’il se conforme à des attentes qui excèdent ce dont il est actuellement capable, si l’on souhaite améliorer son comportement. Mais encore faut-il qu’il lui soit possible d’atteindre cette capacité dans l’avenir. Peu seraient enclins à accepter, de la part d’un juge par exemple, une justification du type : Nous savons tous que vous n’êtes pas réellement responsable de vos actes, que vous ne pouviez rien faire pour éviter de vous retrouver devant la cour aujourd’hui, mais il nous convient de faire comme si vous le pouviez et de vous condamner à la prison à vie.

les personnes dans notre ontologie. Cependant, il me semble peu controversé d’attribuer une activité mentale directement à un organisme, tel un animal humain ou non humain, et plutôt problématique de réserver une telle activité aux personnes, au risque d’élargir le concept de personne au-delà de son acception usuelle. Sans pouvoir développer davantage, c’est sur cette intuition que je m’appuie ici. Je remercie une évaluatrice d’avoir soulevé cette question.