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Chapitre 3. Droit et explications mécanistes

3.2. Le droit criminel doit-il adopter une théorie non réductionniste de l’esprit ?

3.2.2. Le réductionnisme et la réalité des états mentaux

Une théorie acceptable de l’esprit doit ménager une place à la réalité des états mentaux97, ne serait-ce que pour assurer sa cohérence théorique (Swinburne 2011). En effet, selon ce qu’on peut appeler l’argument de l’incohérence, affirmer que la psychologie du sens commun (PSC) est erronée – et doit donc être éliminée – est rationnellement incompatible avec : croire cette affirmation ; chercher à convaincre les autres de la vérité de cette affirmation ; prétendre qu’elle est justifiée ; sous-entendre ou affirmer qu’il faudrait agir sur la base de cette affirmation ; de même, dériver une ou des actions à entreprendre de cette affirmation purement descriptive ; etc. Deuxièmement, une théorie acceptable doit aussi expliquer la robustesse des explications dans les termes de la PSC ainsi que leur puissance prédictive. « Folk psychology has much explanatory power and is capable of scientific investigation » (Morse 2010b : 552) ; « The lengthy conservation of mental states and their ubiquitousness and centrality suggest that they do play an important causal role and that they are very evolutionarily expensive if they do not » (ibid. : 553).

Un problème advient pour le physicalisme s’il implique l’élimination des états mentaux. Or, l’élimination n’est pas une conséquence de la réduction. Une position réductionniste est une position conservatrice, non éliminative (Kim 2005). La question est de savoir si les états mentaux ou, de manière plus pertinente au cas qui nous occupe, si les capacités mentales sont identifiables ou non avec des processus neurologiques, chimiques ou physiques. Dans un cadre physicaliste, le problème advient lorsque la réduction échoue, car c’est à ce moment que les capacités mentales risquent l’élimination.

Par exemple, dans une expérience de pensée proposée par Greene et Cohen (2004), on imagine un agent qui regarde en temps réel les processus neurologiques qui sous-tendent le choix d’une entrée au restaurant, soit la décision de commander une salade ou une soupe. Le sentiment d’étrangeté que peut susciter la représentation d’un choix trivial sous la forme de neurones produisant des décharges n’est pas un indicateur fiable de la non-identité entre notre délibération consciente et cette activité neuronale. Rien n’empêche de considérer que ce que nous présente l’imagerie cérébrale est précisément notre délibération, mais à laquelle on accède sous un tout autre mode que celui, interne et intime, de la conscience. Surtout, si ma délibération est tels ou tels processus neuronaux, alors il n’y a pas de sens à dire qu’elle est contournée par ces processus, qu’elle est impuissante face au déroulement inévitable des processus neuronaux. L’efficacité causale de ces processus témoigne plutôt de l’efficacité causale de ma délibération.

97 Bien que les positions dominantes en philosophie de l’esprit soient non éliminativistes et non épiphénoménistes, et que

la grande majorité des philosophes jugent que l’éliminativisme ou l’épiphénoménisme ne soient pas souhaitables, il y a évidemment des exceptions. Pour une défense de l’éliminativisme, voir Churchland (1981). Pour une défense de l’épiphénoménisme, voir Lyons (2006).

Reprenons l’idée avancée plus haut que les capacités mentales requises pour l’attribution de la responsabilité peuvent être expliquées par l’identification de mécanismes plus simples qui en sont conjointement constitutifs98. Cela ne contraint en rien à nier l’existence de la capacité :

Suppose we were to discover the physiological determinants of willing the motions of our bodies. That knowledge would not show us that we did not will motions; rather, it would show us more about what those willings were. To think otherwise would be like thinking that to explain the presence of Lake Michigan in terms of its causes (glaciation, etc.) is to show that there is no such thing as Lake Michigan. (Moore 1985 : 1133.)

Si les résultats de la recherche sur la capacité mentale contredisent la manière dont nous nous représentions communément ces mécanismes, nous avons une raison de réviser nos croyances. J’ai donné l’exemple du phlogiston et des sorcières à la sous-section 3.1.1. Cependant, si la réduction à des processus neuronaux est réussie, cela valide l’existence de la capacité que nous supposions au départ. Le réalisme est tout à fait compatible avec le réductionnisme, où il est affirmé que les états mentaux ou les capacités mentales existent du fait qu’ils sont identiques avec des états neurophysiologiques. Pour certains, c’est même la meilleure manière de garantir leur réalité (Crane 1995). Par exemple, Sifferd affirme que :

[…] reduction of CSP concepts to a scientific psychology poses a much lesser threat to the current criminal justice system [than their elimination]. We may, for obvious reasons, decide not to employ the scientific terminology in every instance to generate verdicts, and we could do so knowing that the CSP concepts we currently use refer to real psychological phenomena. Further, if CSP could be reduced to scientific psychology, new evidence coming from scientific psychology may be seen not as a threat to but as a means for improving upon the current system. (Sifferd 2006 : 599.)

Une position réductionniste peut donc garantir une véritable coexistence pacifique entre la perspective mécaniste des neurosciences et la perspective psychologique du droit, dans la mesure où la perspective psychologique réfère à des phénomènes qui sont identifiables à des phénomènes neurologiques99. À quel point les tentatives de réduction des phénomènes mentaux aux phénomènes neurologiques entraîneront des révisions mineures ou majeures de notre compréhension de ces phénomènes est une question empirique.

98 Voir le chapitre 1, sous-section 1.2.3.

99 Une manière de préciser les termes de cette coexistence pacifique serait de dire que mentionner une entité mentale

postulée dans la perspective psychologique consiste du même coup à référer à une entité physique postulée dans la perspective mécaniste. À l’inverse, mentionner certaines entités postulées par les neurosciences consiste à parler d’entités mentales. Ainsi, l’utilisation du vocabulaire de l’une ou de l’autre perspective importe peu tant qu’on réfère ainsi ultimement à des entités physiques réelles. Malgré la primauté ontologique du physique, s’exprimer dans le vocabulaire de la perspective psychologique pourrait être plus utile dans certains contextes. Par exemple, utiliser systématiquement la perspective des neurosciences en cour peut s’avérer abusivement compliqué alors que nos pratiques sont déjà bien ancrées dans la perspective psychologique. Là où utiliser le vocabulaire des neurosciences entraîne une plus-value, cependant, cette perspective pourrait être privilégiée.

Aussi, il faut noter qu’une théorie réductionniste appropriée au droit criminel n’a pas à affirmer que toutes les dimensions d’un phénomène mental sont ou doivent nécessairement être réductibles à des phénomènes neurologiques ou physico-chimiques ; certaines doivent l’être, particulièrement les propriétés causales des réalités mentales. Ensuite, s’il y a des éléments d’un phénomène mental qui ne sont pas réductibles, la question se pose à savoir si ces éléments sont essentiels à la compréhension juridique du phénomène. Si ce n’est pas le cas, le problème peut être ignoré dans le contexte juridique. Cela peut constituer un problème pour une théorie réductionniste de l’esprit per se, mais pas pour une théorie de l’esprit pour le droit criminel.100 Encore une fois, mon argument n’est pas à l’effet qu’une théorie réductionniste (non éliminative) fournit le bon cadre pour la théorie de l’esprit en général. Je me limite à affirmer que, s’il s’agit de déterminer quelle théorie de l’esprit est la plus plausible pour donner sens aux présupposés du droit criminel, nous avons de bonnes raisons de miser, contrairement à ce qu’affirme Morse, sur une théorie réductionniste (non éliminative). Pour cette raison, je m’arrête aussi à ce cadre très général et je laisse de côté pour l’instant la tâche de déterminer quelle théorie réductionniste particulière devrait être adoptée.

Reprenons une vue d’ensemble. Il n’y a pas de raison de principe pour refuser que les neurosciences influencent le droit criminel (rejet de TE). Il n’y a pas non plus de raison de principe pour refuser que les résultats neuroscientifiques présentent un intérêt pour l’évaluation de la responsabilité criminelle (rejet de TP). Le déterminisme causal est insuffisant pour remettre en cause la responsabilité criminelle101. Enfin, nous pouvons être confiants d’éviter des formes problématiques d’éliminativisme et d’épiphénoménisme. Considérant tout cela, suivant quel cadre peut-on attendre une contribution des neurosciences à la question de la responsabilité criminelle?

Dans les moments où Morse adopte une position plus nuancée sur les rapports entre droit et neurosciences que ce qu’il affirme généralement102, il offre de bonnes indications pour répondre à cette question :

100 Pensons notamment à la dimension phénoménologique d’un phénomène mental, le « what-it’s-like ».

101 Sur le rejet de TE et de TP, voir le chapitre 1, respectivement section 1.2. et section 1.3. Sur le rejet du « défi causal »,

voir le chapitre 2, particulièrement la section 2.2.

102 C’est le cas lorsque Morse adopte une approche pragmatique et explore ce que serait le neurodroit si les

neurosciences pouvaient contribuer au droit, malgré les obstacles conceptuels et pratiques qu’il observe par ailleurs – et dont j’ai contesté l’importance dans le chapitre 1 :

« The brain enables the mind. If your brain is dead, you are dead, you have no mind, and you do no not behave at all. Therefore, facts we learn about brains in general or about a specific brain in principle could provide useful information about mental states and human capacities in general and in specific cases. Some believe that this conclusion is a category error. This is a plausible view and perhaps it is correct. If it is, then the whole subject of neurolaw is empty and there was no point to writing this paper in the first place. Let us therefore bracket this pessimistic view and determine what follows from the more optimistic position that what we learn about the brain and nervous system can be potentially helpful

At present, we lack the ability neurally to identify the content of a person's legally relevant mental states, such as whether the defendant acted intentionally or knowingly, but we are increasingly learning about the relation between brain structure and function and behavioural capacities, such as executive functioning, that are apparently relevant to broader judgements about responsibility and competence. We are unlikely to make substantial progress with neural assessment of mental content, but we are likely to learn more about capacities that will bear on excuse or mitigation. (Morse 2010b : 539.)

Si l’on a peu à attendre des neurosciences pour éclairer certaines questions proprement juridiques, du moins dans l’état actuel des connaissances, nous aurions néanmoins raison d’être optimistes en ce qui concerne d’autres questions. Cela demeure une question empirique de savoir ce que les neurosciences nous permettront de valider, ce qu’elles nous obligeront à réviser et ce pour quoi elles fourniront une plus-value en matière d’évaluation psycholégale ou d’expertise pertinente en cour. Pour l’instant, les neurosciences peuvent nous éclairer en ce qui concerne les questions portant sur les capacités requises pour être tenu responsable. Dans la prochaine section, je souhaite développer cette idée pour voir comment, dans un cadre réductionniste, le droit criminel et les neurosciences peuvent entrer dans en relation de manière fructueuse.

3.3. Réduction, traduction et préséance : un programme de