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Chapitre 1. Droit et neurosciences

1.3. La thèse de la préséance des données comportementales

Quelles capacités sont requises pour qu’une personne soit tenue responsable? Quel seuil doit être atteint pour que cette personne possède et puisse exercer ces capacités à un niveau suffisant pour être tenue responsable? Ces questions sont éminemment normatives. Cependant, les neurosciences pourraient-elles fournir un apport pour déterminer si un individu possède une de ces capacités au niveau jugé suffisant? Autrement dit, des données neuroscientifiques peuvent-elles servir de mesure pour certaines capacités pertinentes au droit? La thèse de la préséance des données comportementales sur les données issues des neurosciences (TP ci-après) nie cet apport.

L’argument général à partir de TP pour soutenir la position conservatrice est que, si les neurosciences sont toujours moins pertinentes que les données comportementales pour l’évaluation de la responsabilité, alors cela équivaut en pratique à nier leur utilité dans ce contexte. Or, les données comportementales ont préséance dans l’évaluation de la responsabilité (TP). La pertinence des faits issus des neurosciences est ainsi systématiquement moindre que celle des données comportementales. Donc, l’évaluation de la responsabilité demeure insensible aux faits issus des neurosciences. En fait, en plus de ne pas avoir d’autorité normative sur le droit (sophisme naturaliste), les neurosciences n’auraient aucune autorité épistémique dans l’évaluation de la responsabilité.

L’argument en faveur de TP repose sur le fait que les critères d’attribution de la responsabilité et les critères permettant d’évaluer si une personne a une excuse légalement valide pour un acte par ailleurs répréhensible29 sont de nature comportementale. Une personne qui possède les capacités requises sera en mesure de faire certaines choses et ses actions seront la mesure de ses capacités. Par exemple, un critère de la non- responsabilité pour cause de trouble mental est une perte du lien avec la réalité30, comme dans le cas d’une psychose. Cela se manifeste avant tout dans le comportement de la personne plutôt que dans des résultats d’imagerie cérébrale. En ce sens, « actions speak louder than images » (Morse 2010b : 539).

De plus, il est avancé que les données comportementales sont toujours premières, c’est-à-dire que les données neuroscientifiques n’ont de sens qu’au regard de données comportementales. Ces dernières orientent la recherche en neurosciences et non l’inverse. Si nous pouvons affirmer qu’une certaine explication neuroscientifique concerne une capacité particulière, c’est uniquement parce que les données neuroscientifiques sont corrélées avec des données comportementales montrant que c’est bien l’exercice de

29 Je reviens plus en détail sur ces critères lorsque j’aborde la responsabilité et les motifs d’excuse en droit criminel, au

chapitre 2 (section 2.2.1.).

30 Les termes exacts du Code criminel sont une incapacité de « juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de

cette capacité qui a été observée. C’est parce que le participant fait un exercice de décision que les chercheurs peuvent dire que leurs observations au niveau neurologique se rapportent à la décision. Pour reprendre l’exemple du trouble mental, les données neuroscientifiques peuvent ajouter aux connaissances concernant différents troubles, mais elles ne le font que parce que savions dès le départ qu’une certaine condition est un trouble, et ce, sur la base d’observations comportementales :

We might learn a great deal about the neural correlates of such psychological abnormalities, but we already knew without neuroscientific data that these abnormalities existed and we had a firm view of their normative significance. (Morse 2010b : 538.)

De plus, la recherche se base sur des cas où les contours de l’objet d’étude sont clairs, bien circonscrits par le comportement et l’exercice non ambigu d’une capacité. Les résultats de telles études permettent donc d’identifier des corrélats neuronaux de comportements et de l’exercice non ambigu d’une capacité. Or, ce sont justement des cas où, le comportement étant déjà clair, les données neuroscientifiques n’apportent pas de plus-value pour le droit. C’est ce que Morse nomme le « ‘clear-cut’ problem » (2010b : 540). Ce qu’il serait pourtant utile d’avoir, ce sont des résultats neuroscientifiques permettant de trancher dans des cas ambigus. Une autre manière de présenter l’enjeu qui sous-tend TP est de rappeler que le droit vise à orienter le comportement des individus. Ainsi, ce qui importe en matière de capacité est ce que les individus peuvent ou ne peuvent pas faire, peu importe la manière dont cela s’inscrit dans leur cerveau. Les mesures comportementales sont donc directement corrélées avec l’objet qu’il y a à évaluer, alors que la signification des mesures neuroscientifiques peut être beaucoup plus indirecte :

If the behavioral differences between adolescents and adults are slight, it would not matter if their brains were quite different. Similarly, if the behavioral differences are sufficient for moral and constitutional differential treatment, then it would not matter if the brains were essentially indistinguishable. (Morse 2006 : 409.)

Enfin, cela entraîne cette idée que les données comportementales ont systématiquement préséance sur les données neuroscientifiques :

If the finding of any test or measurement of behaviour is contradicted by actual behavioural evidence, then we must believe the behavioural evidence because it is more direct and probative of the law’s behavioural criteria. (Morse 2010b : 539.)

Dans la prochaine sous-section, j’avance qu’ainsi formulée, TP est une thèse trop forte et qu’elle dépend d’une conception problématique de la nature des capacités mentales.

1.3.1. La préséance des critères comportementaux et la nature des capacités

mentales

Les données comportementales ont-elles par principe préséance sur les données neuroscientifiques, ou est- ce simplement actuellement le cas dans les faits, de telle sorte que cela pourrait changer dans l’avenir? Suivant une certaine interprétation de TP, les capacités mentales pertinentes à l’évaluation de la responsabilité ne se mesurent que par leur exercice effectif par les agents, par les comportements qu’elles impliquent parce qu’il y a identité entre avoir une capacité, d’une part, et posséder un ensemble d’habiletés et adopter certains comportements, d’autre part. Les comportements constituent la mesure de la capacité elle- même : par exemple, connaître, c’est être en mesure de faire certaines choses, comme répondre à des questions, corriger ses erreurs, ajuster son action selon l’information disponible, etc. (Pardo et Patterson 2013 : 4). À l’inverse, il y a non-identité entre les capacités et des états du cerveau. Cette conception de la nature des capacités, qui exclut toute référence à des mécanismes biologiques qui seraient constitutifs de la capacité est cependant problématique, comme je l’ai avancé dans la sous-section précédente. Si les capacités mentales peuvent faire l’objet de recherches en neurosciences en raison des propriétés physiques qui les réalisent dans le cerveau, il n’est pas évident que les données comportementales soient par principe les seules réellement pertinentes.

Suivant une autre interprétation de TP, la préséance est un fait contingent qui dépend de la manière dont sont explicitement formulés les critères d’attribution de la responsabilité. Selon Levy (2014), la primauté des données comportementales – c’est-à-dire le fait que les comportements sont toujours premiers dans l’ordre de la découverte et servent à circonscrire l’objet d’étude – ne fait pas en sorte que le comportement soit une mesure privilégiée des capacités. En fait, les comportements marquent le début de la recherche, en permettant de fixer la référence des termes que nous utilisons en utilisant une description de ces comportements : « décidez entre A et B », « rappelez-vous un souvenir de votre enfance », comme instructions données aux participants d’une recherche. Rien n’empêche, par la suite, que des résultats de ces recherches nous apprennent de nouvelles choses sur ces capacités et que nous en développions une nouvelle compréhension. Pour l’instant, cependant, il semble qu’il soit plus simple d’utiliser des variables comportementales en raison de la manière dont sont formulés les critères d’attribution de la responsabilité, mais ces variables n’ont pas d’autorité épistémique ou de pertinence explicative exclusives. Dans cette interprétation, il demeure tout à fait possible que, parfois, il soit plus pertinent ou efficace de se fier sur des données neuroscientifiques31. La prochaine sous-section explicite une manière, tirée des écrits philosophiques

31 Il est question ici de l’évaluation d’une capacité, de sa possession par l’agent et du niveau auquel l’agent la possède,

particulièrement en ce qui concerne les capacités requises pour être tenu responsable. S’il s’avère que le comportement observable n’a pas préséance sur toute autre donnée pour justifier l’attribution d’une capacité à un agent, cela n’implique

sur la question, dont les neurosciences peuvent influencer notre compréhension du droit, voire nous amener à modifier le droit.

1.3.2. La pertinence sans l’autorité normative

Cette sous-section reprend un argument de Nicole A Vincent (2011a) visant à montrer que, même si les neurosciences n’ont pas d’autorité normative pour trancher les questions en matière de responsabilité, elles sont néanmoins pertinentes. Elles peuvent être à la base d’arguments qui ont un poids normatif dans nos délibérations.

Certaines capacités doivent être possédées à un certain niveau par une personne pour qu’elle puisse être tenue responsable, parce que nous considérons que ces capacités sont nécessaires pour répondre à certaines attentes sociales. C’est ce lien qui permet de formuler des raisons pour déterminer que la possession de telle ou telle capacité doit figurer dans les critères d’attribution de la responsabilité. Par exemple, nous nous attendons à ce que nos pairs ajustent leur comportement en fonction de la situation et du contexte, ainsi que pour tenir compte d’une variété d’intérêts autres que les leurs32. Cela requiert certaines capacités en termes de connaissance, de contrôle de soi et de raisonnement pratique. Or, il est peu plausible que les études empiriques concernant ces capacités ne nous fournissent pas d’information nouvelle et pertinente concernant le lien entre les capacités et nos attentes : « Untutored lay intuitions can be mistaken about how much of which mental capacity a person must have in a particular context in order to do something that might later be expected of them […] » (Vincent 2011a : 322). Pensons, par exemple, au rôle des émotions dans le jugement pratique, qui a été longtemps sous-estimé (Damasio 1994 ; Nussbaum 2001 ; Roskies 2006a). Les neurosciences peuvent nous apprendre ou nous confirmer que nous devons posséder certaines capacités pour remplir les rôles qu’on se donne ; ou que nos capacités ont été mal comprises et incluent d’autres « sous-capacités » que nous ne soupçonnions pas. Elles peuvent nous fournir de l’information nouvelle, différente de ce que nous apprennent les comportements observables des agents et même susceptible de modifier notre jugement concernant des questions juridiques de nature normative. Ainsi, Vincent en conclut que :

While some of these reasons [needed to set the threshold for full responsibility] will indeed reflect cultural and social norms (i.e. about what expectations we wish to impose on the

pas que le comportement de l’agent n’est plus un référent essentiel en général. Par exemple, la présence d’un comportement criminel demeurera toujours une condition nécessaire à une accusation. Des états du cerveau corrélés à la délinquance ou à l’incapacité de raisonner sur le bien et le mal pourraient ne pas se traduire, chez un agent, en des actes criminels.

32 Voir la section 0.2. de l’introduction du présent mémoire (p. 5-6) : « In terms of responsibility, the prime function of law

[…] is to tell us what our responsibilities are. Holding people accountable for failure to fulfil their prospective legal responsibilities is an important, but only secondary, concern. » (Cane 2002 : 63.)

notionally fully responsible people), other reasons could also reflect scientific findings (e.g. about how much of which mental capacity is required to fulfil various expectations). In other words, although scientific findings may lack normative authority in this domain, they are certainly not irrelevant to this norm-setting task, since they may be the grounds of reasons to reconsider what capacities it takes to be a moral agent in particular socially and culturally determined contexts. (Vincent 2011 : 322.)

Suivant cet argument, les neurosciences peuvent figurer de manière déterminante dans nos raisonnements concernant la responsabilité sans que ne soit commis le sophisme naturaliste. Surtout, elles peuvent aider à préciser les capacités requises pour qu’une personne soit tenue légitimement responsable. Considérant cet apport, il n’y a pas de raison de principe pour qu’elles ne puissent pas fournir de mesure pertinente à l’évaluation de ces capacités ou de certaines composantes moins « visibles » de ces capacités.

Vincent (2010, 2011b) nuance néanmoins cet argument. La découverte d’une anormalité structurelle significative peut offrir la preuve d’une capacité mentale réduite. Si un mécanisme neuronal qui est normalement le siège d’une certaine capacité mentale est affecté par une lésion, alors la capacité est aussi vraisemblablement affectée. Cependant, cela est moins clair dans le cas d’anormalités fonctionnelles, parce qu’un niveau anormalement bas d’activité dans une certaine région du cerveau associée à une capacité peut plutôt être le signe que la personne n’exerce pas cette capacité. Dans une telle situation, savoir si c’est un cas de non-possession ou de non-exercice demeure indéterminé. Cela limite ainsi le contexte où il est pertinent d’utiliser l’imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf). Cette dernière demeure pertinente pour la recherche, c’est- à-dire pour la découverte des mécanismes neuronaux associés à certaines capacités, mais elle est moins pertinente pour l’évaluation, lors d’un procès par exemple, de la possession de ces capacités par des individus. Dans le cadre d’un procès, l’utilisation de marqueurs neurologiques pour déterminer les capacités mentales d’un agent devrait alors se limiter aux résultats d’imagerie structurelle.

Néanmoins, un exemple tiré de la jurisprudence et cité par Eagleman (2011) nous permet d’avancer que, dans certaines circonstances, des résultats d’examen de l’activité cérébrale peuvent être déterminants dans un raisonnement juridique, voire avoir préséance sur des données comportementales. Dans le cas célèbre de Kenneth Parks, qui a attaqué sa belle-mère et grièvement blessé son beau-père alors qu’il était en état de somnambulisme, des résultats d’électro-encéphalographie ont été admis en preuve (R. c. Parks, [1992] 2 R.C.S. 871 ; R. c. Parks [1990] 56 C.C.C. (3d) 449). Parks n’avait jamais eu d’épisodes connus de somnambulisme, mais plusieurs membres de sa famille ressentaient ou avaient déjà ressenti des troubles du sommeil, dont le somnambulisme. Il n’y avait donc pas de données comportementales pour appuyer sa défense. Au contraire, suivant TP, l’absence d’épisodes connus de somnambulisme aurait dû mener à écarter cette défense. Or, le somnambulisme est un trouble du sommeil qui peut se vérifier expérimentalement. Dans

le cas qui nous occupe, les résultats d’une évaluation du sommeil au moyen d’un électro-encéphalogramme (EEG) permettent de contrevérifier le témoignage de l’accusé. Comme l’explique Eagleman :

While the brain normally emerges from slow-wave sleep into lighter stages, and finally to wakefulness, Kenneth [Parks]’s electroencephalogram (EEG) showed a problem in which his brain tried to emerge straight from a deep sleep stage directly into wakefulness—and it attempted this hazardous transition ten to twenty times per night. In a normal sleeping brain, such a transition is not attempted even once in a night. Because there was no way for Kenneth [Parks] to fake his EEG results, these findings were the clincher that convinced the jury that he indeed suffered from a sleepwalking problem—a problem severe enough to render his actions involuntary. (2011 : 356-357.)

Les résultats neuroscientifiques peuvent être pertinents pour la définition et l’évaluation de la responsabilité. Les comportements des agents n’ont pas non plus, par principe, préséance sur ces résultats. Il semble plutôt que les comportements aient certes un rôle primordial à jouer, mais que les résultats neuroscientifiques puissent aussi jouer un rôle important dans certaines circonstances.33