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Chapitre 3. Droit et explications mécanistes

3.2. Le droit criminel doit-il adopter une théorie non réductionniste de l’esprit ?

3.2.1. Le non-réductionnisme et le risque de l’épiphénoménisme

Il y a deux raisons pour lesquelles je doute qu’une théorie non réductionniste soit la plus appropriée pour le droit criminel95. Premièrement, elle ne permet pas de répondre aux exigences posées d’emblée pour une telle théorie, soit de rendre cohérente l’adhésion à la fois au matérialisme, au réalisme des états mentaux et à leur efficacité causale. En effet, il y a un coût important qui vient avec le physicalisme non réductionniste, soit le danger de l’exclusion causale (Kim 1989). Or, cela revient à affirmer l’épiphénoménisme. Cette objection est fatale dans le contexte où Morse cherche justement à assurer l’efficacité causale des événements mentaux.

93 L’éliminativisme aussi repose sur une prémisse non réductionniste : « It is precisely because we cannot reduce

intentions to brain states, minds to brains, that we should dispense with these ghosts » (Moore 2012 : 259). Certes, un réductionnisme « déflationniste » (deflationary) peut aussi mener à une forme d’éliminativisme en éliminant des éléments importants du phénomène pour n’en conserver que quelques-uns lors de la réduction. Cependant, l’on peut douter qu’il s’agisse d’une véritable réduction et qu’on parle encore du même phénomène.

94 Cette confusion se retrouve chez d’autres auteurs conservateurs, par exemple Pardo et Patterson (2013). 95 L’argument présenté dans cette section est largement repris de Sifferd (2017).

Deuxièmement, le réductionnisme ne remet pas en question la réalité des états mentaux. Une théorie réductionniste (non éliminative) peut au contraire s’avérer la meilleure manière de garantir la réalité des états mentaux. Je développe la première raison dans la présente sous-section ; la seconde raison est au menu de la sous-section suivante.

Le problème de l’exclusion causale est un argument contre le physicalisme non réductif visant à démontrer qu’il ne peut pas exister de causes mentales irréductibles. L’argument épiphénoméniste à partir de ce problème pour le physicalisme non réductif est que s’il existe néanmoins des réalités mentales dans le monde (objets, propriétés ou événements mentaux), elles ne sont pas efficaces causalement en tant que réalités mentales. Ainsi, les réalités mentales sont des épiphénomènes.

L’argument de l’exclusion causale déployé par Kim a fait l’objet de multiples discussions, contestations et reformulations. Il est absolument impossible d’y rendre véritablement justice ici. Néanmoins, j’en présenterai les grandes lignes de manière à faire ressortir le problème potentiel pour la position de Morse. L’argument repose sur l’incompatibilité de trois propositions auxquelles le physicalisme non réductif doit pourtant adhérer :

Causalité du mental

Les réalités (états, propriétés ou événements, etc.) mentales causent des réalités physiques, c’est-à- dire qu’elles entraînent des effets dans le monde physique en raison de leur nature mentale. Clôture causale du domaine physique

Tout événement physique au temps t a une cause physique suffisante à t, c’est-à-dire qu’il n’est jamais nécessaire de sortir du domaine physique pour expliquer un événement physique.

Refus de la surdétermination causale

Les événements physiques ne sont pas systématiquement le fruit d’une surdétermination causale, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas systématiquement plusieurs causes suffisantes.

Ces trois propositions ne peuvent pas être vraies conjointement. Si la causalité du mental est vraie, alors il existe au moins un événement physique qui a une cause mentale comme cause. Or, selon le principe de clôture causale du domaine physique, cet événement a nécessairement aussi une cause physique. Ainsi, cet événement physique a deux causes : une mentale et une physique. Cependant, en vertu du principe de non- surdétermination causale, cet événement ne peut pas avoir plus d’une cause suffisante, à moins d’être une exception. Conséquemment, ou bien cet événement est une exception, ou bien seule la cause mentale est suffisante, ou bien seule la cause physique est suffisante. Pour être acceptable aux yeux du physicaliste non réductif, la causalité du mental ne doit pas être exceptionnelle, car elle est impliquée dans l’ensemble de nos actions. Si seule la causalité mentale est suffisante, alors le principe de clôture causale du domaine physique est violé et nous avons vraisemblablement affaire à une forme de dualisme plutôt qu’à un physicalisme. Enfin,

si seule la cause physique est suffisante, alors il n’y a pas de causalité du mental et les réalités mentales sont des épiphénomènes. Dans tous les cas, le physicalisme non réductif s’avère incohérent.

Morse ne fournit pas d’argument pour contrer le problème de l’exclusion causale. En fait, il se contente généralement d’affirmer que sa position n’implique pas de rendre caduque la causalité du mental :

Although we do not know how the brain enables the mind, it makes sense to assume that specific psychological processes would have brain substrates specific to each individual process. […] however, it does not follow that mental states do no causal explanatory work. (Morse 2010b : 549.)

Néanmoins, il est difficile de voir comment il pourrait adéquatement répondre au problème de l’exclusion. Alors, pourquoi Morse tient-il à adopter une position non réductionniste?96 Ce qu’il cherche à éviter, c’est la réduction de la personne à un mécanisme naturel. Cela est problématique, car il considère qu’un mécanisme ne peut pas être sensible aux raisons. Or, il est essentiel que les humains puissent comprendre les règles énoncées par le droit et utiliser ces règles comme prémisses dans le cadre de leurs raisonnements pratiques :

Virtually everything for which we deserve to be praised, blamed, rewarded or punished is the product of mental causation and, in principle, responsive to reason. Machines may cause harm, but they cannot do wrong, and they cannot violate expectations about how we ought to live together. Only people can violate expectations of what they owe to each other, and only people can do wrong. (Morse 2007a : 2555)

Selon ce qu’il avance, il semble que « réduire » un phénomène, c’est le faire disparaître au profit d’un autre phénomène d’un niveau ontologique ou explicatif plus fondamental. Cela revient en fait à une élimination du phénomène de départ. Une position réductionniste correspond alors à une vision réductrice de la réalité où les états mentaux n’ont plus de réalité propre. Or, c’est une mésinterprétation du réductionnisme.

96 Bien que Morse ne la mentionne pas, la raison la plus souvent invoquée en faveur du physicalisme non réductif est

l’argument de « la réalisabilité multiple du mental » (Putnam 1975). Cet argument consiste à dire que les états mentaux peuvent être réalisés par des états neuronaux de manières extrêmement diverses, voire infinies, ce qui fait qu’on ne peut pas établir de corrélation forte ou d’identité entre un état mental de type M et un état physico-chimique du cerveau de type P. Un état physico-chimique P est nécessairement accompagné par un état mental M, mais l’inverse est faux, l’état mental M n’implique pas nécessairement l’état physico-chimique P. L’argument antiréductionniste basé sur la réalisabilité multiple du mental est convainquant lorsqu’il est question d’identifier un état mental, tel que la douleur, avec un état physico-chimique qui doit être le même pour toute créature qui ressent de la douleur, qu’elle soit un mammifère, un reptile, un mollusque ou un extra-terrestre. C’est d’ailleurs en ces termes qu’il est formulé par Putnam. Cependant, dans le cas qui nous occupe, il n’est question que de créatures d’une même espèce (humaine) et donc fort semblables au plan physiologique. Une corrélation forte entre un état mental et un état physico-chimique, ou l’identification de M à P, est alors possible, de telle sorte qu’un individu a l’état mental M si, et seulement si, son cerveau est dans l’état physico- chimique P. Par exemple, on peut affirmer de manière peu controversée que la douleur humaine consiste en la stimulation de nocicepteurs, principalement les fibres C (pour une position plus nuancée, voir Lewis 1980). Nous pouvons nous contenter, pour les fins du présent mémoire, de la possibilité d’une réduction locale limitée aux êtres humains. Bien que beaucoup plus devrait être dit pour couvrir l’ensemble du débat autour de la réalisabilité multiple du mental, notamment en lien avec l’impressionnante plasticité du cerveau, je laisserai ces questions de côté dans ce qui suit.