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Chapitre 2. Droit et libre arbitre

2.3. Agentivité et déterminisme : la version « faible » de la TCE

La TCE, que semblent présupposer les arguments réformistes, ne se trouve donc pas en bonne posture. Or, il n’est pas clair que les réformistes doivent ici jeter les armes. Au contraire, une bonne défense contre cette attaque leur est toujours disponible, s’ils décident de prendre le taureau par les cornes et acceptent la conclusion que personne n’est réellement responsable de ses actes après tout. De plus, les réformistes n’affirment généralement pas que le libre arbitre (CU) est une condition suffisante, mais plutôt qu’il est une condition nécessaire à la responsabilité.

67 Voir la note 65.

2.3.1. Condition d’admissibilité et condition d’attribution

Si le libre arbitre (CU) ne figure pas dans les critères d’attribution de la responsabilité, cela ne veut pas dire qu’il ne soit pas nécessaire qu’une personne en jouisse pour être admissible à se faire considérer comme responsable69. Le rapport entre l’admissibilité à la responsabilité et l’attribution de la responsabilité peut être compris par analogie avec le rapport entre la capacité pénale et la détermination de la culpabilité. Une personne doit avoir certaines caractéristiques pour qu’il soit considéré approprié de la soumettre au régime normatif du droit criminel. Comme je l’ai expliqué plus haut, elle doit être autonome et rationnelle pour avoir la capacité pénale, mais à ce stade, rien n’a encore été dit à savoir si elle est coupable ou non d’un acte particulier et en sera tenue responsable. Au même titre, on peut considérer qu’une personne doit avoir certaines caractéristiques pour qu’il soit approprié de se demander si elle est responsable ou non d’une action en particulier. Pour Greene et Cohen (2004), notamment, on se demande si une entité est responsable de quelque chose uniquement si elle a comme caractéristique préalable de posséder le libre arbitre au sens de CU, et une entité qui n’est pas libre en ce sens n’est pas admissible à ce genre de questionnement. Le libre arbitre au sens de CU est, selon eux, ce que nous présupposons toujours dans les cas où la personne est considérée normale et sans motif d’excuse. Leur argument est que la conception intuitive de ce qu’est un agent implique la possession du libre arbitre au sens de CU et que l’individu moyen ne considérerait même pas comme un agent un organisme qui ne satisfait pas à l’exigence libertarienne70. Or, seul un agent est admissible à l’attribution de responsabilité. L’idée n’est donc pas que la meilleure théorie de l’excuse soit basée sur la causalité, mais que la conception de la personne comme cause ultime de ses actions est présupposée par toute théorie de l’excuse, soit-elle par ailleurs capacitarienne. Ainsi, rendre saillantes les causes proximales d’une action suffit à semer le doute sur la responsabilité de la personne, par-delà ce qu’en dit le droit positif. Ce sont les intuitions à la base de la justification morale de la théorie de la sanction pénale qui sont ici mobilisées71.

69 La distinction entre condition d’admissibilité (eligibility) et d’attribution (assignment) est tirée de Roskies et Malle (2013)

qui l’utilisent dans le contexte de l’admissibilité au blâme moral et dans celui de son attribution.

70 « We argue that current legal doctrine, although officially compatibilist, is ultimately grounded in intuitions that are

incompatibilist and, more specifically, libertarian » (Greene et Cohen 2004 : 1776) ; « to see something as a responsible moral agent, one must first see it as having a mind. But, intuitively, a mind is, among other things, an uncaused causer » (ibid. : 1782).

71 Trois intuitions sont en jeu : (1) S R, qui dit que la sanction pénale ne doit être imposée qu’à une personne

reconnue criminellement responsable; (2) R  LA, qui dit que le libre arbitre est une condition nécessaire de la responsabilité; et (3) LA  CU, qui dit que le libre arbitre implique que l’agent soit la cause ultime de son action. Les trois, conjointement, forment l’intuition qu’une personne ne peut légitimement être soumise à la sanction pénale que si elle a librement causé, au sens de CU, l’action qui lui est reprochée.

« The net effect of this influx of scientific information will be a rejection of free will as it is ordinarily conceived, with important ramifications for the law » ; « with the rejection of common-sense conceptions of free will comes the rejection of

Dans ce qui suit, je reviens sur cette thèse de Greene et Cohen, qui est probablement la plus menaçante, car elle nie une condition à la base de toute théorie semicompatibiliste. Mon objectif est d’ouvrir la voie à une conception de l’agentivité qui ne requiert par cette présupposition du libre arbitre. En fait, mon argument consiste à faire valoir, contre l’interprétation de Greene et Cohen, un modèle standard de l’action intentionnelle comme résultat causal des états ou événements mentaux d’un agent (ex. Davidson 1980).

2.3.2. L’agentivité est-elle compatible avec le déterminisme causal ?

Une part de l’argumentaire réformiste de Greene et Cohen est une prédiction de nature empirique : que nous ne jugerions pas responsable de ses actes une personne si nous avions connaissance de l’ensemble des causes qui déterminent entièrement sa conduite72. Les auteurs qui défendent des thèses incompatibilistes invoquent souvent les intuitions communes, mais les données obtenues lors d’études empiriques portant sur ces intuitions ainsi que les différentes interprétations de ces données demeurent fortement controversées (Chan, Deutsch et Nichols 2016). Greene et Cohen proposent néanmoins un second argument qui repose sur une analyse de ce qu’est un agent et de ce qui distingue les agents des autres entités du monde naturel. C’est ce second argument que j’évalue dans cette sous-section, pour montrer que le libre arbitre n’est vraisemblablement pas nécessaire à une conception acceptable de l’agentivité.

Pour soutenir leur référence à CU, Greene et Cohen s’appuient sur des travaux empiriques portant sur les conceptions intuitives des objets physiques inanimés et des objets animés. L’humain aurait eu un avantage évolutif à développer deux systèmes cognitifs permettant de traiter différemment les objets de son environnement selon deux catégories distinctes. Un premier système, celui de la « physique du sens commun » (folk physics) traite des objets inanimés et leur attribue intuitivement certaines propriétés. Un second système, celui de la « psychologie du sens commun » (folk psychology) traite des objets animés, en leur attribuant aussi certaines propriétés, soit les « unseen features of minds : beliefs, desires, intentions, etc. » (Greene et Cohen 2004 : 1782). Plus encore, Greene et Cohen avancent que la caractéristique principale de la psychologie du sens commun, et celle qui permet de la distinguer de la physique du sens commun, est que les objets qu’elle traite semblent se mouvoir non pas en raison de causes physiques, mais plutôt en raison de buts qu’ils poursuivent. Ainsi, ils suggèrent qu’une caractéristique essentielle d’un esprit (mind) est d’inscrire son action en dehors de la chaîne des causes naturelles, ce qui validerait CU. De plus, dans la mesure où l’on ne blâme dans les faits que les objets/agents que traite la psychologie du sens

retributivism and an ensuing shift towards a consequentialist approach to punishment, i.e. one aimed at promoting future welfare rather than meting out just deserts » (Greene et Cohen 2004 : 1776).

72 L’argument reprend en quelque sorte la thèse spinoziste selon laquelle les hommes ne se croient libres que car ils sont

commun, « [t]o see something as a responsible moral agent, one must first see it as having a mind. But, intuitively, a mind is, among other things, an uncaused causer » (idem).

Selon notre meilleure conception du monde, ce dernier est déterminé par les lois de la nature. En ce sens, si la description offerte par Greene et Cohen est juste et que de considérer quelqu’un (ou quelque chose) comme un agent implique toujours intuitivement de le voir habité par un esprit, et conséquemment de le considérer comme la cause ultime de ses actions, alors il n’existe pas d’agents – encore moins d’agents responsables. Cependant, cette description s’avère problématique sur un aspect crucial : CU ne joue pas le rôle central qu’il est supposé y jouer.

En effet, CU pourrait – et devrait – servir à distinguer un objet tel qu’il est traité par la psychologie du sens commun d’un autre objet tel qu’il est traité par la physique du sens commun, ou alors servir à faire le pont entre la description en termes de psychologie du sens commun et l’attribution de responsabilité morale et de blâme. Or, d’une part, il semble tout à fait plausible, à partir de l’information que donnent Greene et Cohen, que ce qui distingue un agent d’un objet inanimé ne soit pas tant qu’il soit considéré comme la cause ultime de ses actions, mais plutôt que les causes pertinentes dans la compréhension de son action soient des désirs, des croyances et des intentions ; en somme, que son action soit médiatisée par un certain type de cause – des événements mentaux qui peuvent en retour être causés par des événements physiques ou neurologiques – plutôt que d’avoir son impulsion première à l’extérieur de la chaîne causale naturelle73. D’autre part, le même genre d’objection permet de montrer que le détour par CU n’est pas nécessaire pour rendre compte de l’attribution de blâme. Greene et Cohen donnent pour exemple qu’on ne blâme pas la pluie qui tombe, mais qu’on blâme le voisin s’il décide d’arroser nos convives lors d’une fête estivale. Cependant, la différence fondamentale entre la pluie et le voisin n’est pas nécessairement que ce dernier est considéré comme la cause ultime de ses actions. Par exemple, le voisin peut se voir attribuer des intentions, des buts ; la pluie, non. Du moment qu’un comportement peut être décrit dans le langage de la raison pratique, il est susceptible d’être attribué à une personne qui en sera tenue responsable. Évidemment, d’autres critères pourront s’ajouter pour rendre compte de l’attribution du blâme, par exemple que le voisin n’agit pas sous la contrainte, qu’il ne pose pas ce geste pour sauver nos convives d’un feu qui les menace, ou pour éviter un quelconque plus grand mal, etc. Néanmoins, le fait d’être a priori admissible à l’attribution de la responsabilité et du blâme ne requiert pas de référence à CU. Si la pluie se voyait attribuer des états mentaux et poursuivait des buts, dont celui de nous embêter, il serait probablement intuitif de la blâmer pour avoir gâché notre fête.

73 Pour une étude identifiant justement les intuitions naïves concernant le libre arbitre dans les termes de la médiatisation

par des états mentaux plutôt que dans les termes de CU, voir Murray et Nahmias : « The past and the laws of nature may completely cause one’s actions via causing intermediary mental states, in which case those mental states are the proximal causes of one’s actions and are not bypassed. » (2014 : 440.)

Jusqu’à présent, j’ai essentiellement cherché à montrer que le libre arbitre au sens incompatibiliste de CU n’était pas nécessaire à la responsabilité pénale et qu’il était plutôt vraisemblable qu’il ne joue aucun rôle dans notre meilleure théorie de la responsabilité. Il est maintenant temps d’expliciter la théorie que propose Morse pour rendre compte et justifier l’attribution de responsabilité et les motifs recevables d’excuse en droit criminel, qui est basée sur la capacité à répondre à des raisons.

2.4. Une théorie de la responsabilité basée sur la capacité à