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Droit, neurosciences et responsabilité : les neurosciences transforment-elles notre conception de la responsabilité criminelle?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Droit, neurosciences et responsabilité

Les neurosciences transforment-elles notre conception de la

responsabilité criminelle ?

Mémoire

Dominic Cliche

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Droit, neurosciences et responsabilité

Les neurosciences transforment-elles notre conception de la

responsabilité criminelle ?

Mémoire

Dominic Cliche

Sous la direction de :

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Résumé

Dans ce mémoire, j’examine à travers les travaux du juriste et psychologue Stephen J. Morse la prétention selon laquelle les nouvelles connaissances issues des neurosciences sont appelées à transformer radicalement le droit criminel en fournissant des raisons d’abandonner la notion de responsabilité pénale. Le premier chapitre présente et critique l’idée que ces prétentions réformistes reposeraient sur des erreurs conceptuelles ou logiques. J’aborde aussi la thèse selon laquelle l’évaluation de la responsabilité criminelle repose sur des critères comportementaux insensibles aux données neuroscientifiques.

Les chapitres suivants explorent deux manières par lesquelles les neurosciences transformeraient radicalement nos conceptions juridiques en mettant en doute la notion de responsabilité criminelle : par leur réfutation du libre arbitre et par leur conception de l’être humain comme un mécanisme biologique.

Le deuxième chapitre s’interroge à savoir si le droit criminel présuppose le libre arbitre dans sa conception de la personne responsable. Je réponds négativement à cette question et argumente plutôt en faveur d’une conception de la responsabilité pénale fondée sur la possession de certaines capacités.

Le troisième chapitre porte sur le rapport entre le droit et les explications mécanistes formulées en neurosciences. Certains craignent que si l’humain n’est qu’un mécanisme biologique, alors l’explication de l’action en termes d’états mentaux ne réfère à aucune réalité (éliminativisme par rapport aux états mentaux), ou du moins que les états mentaux ne figurent pas parmi les véritables causes de l’action (épiphénoménisme). Or, la réalité des états mentaux et leur efficacité causale sont des présupposés essentiels du droit criminel. Je soutiens que la solution de Morse, ancrée dans une théorie non réductionniste de l’esprit, repose sur une confusion et ne permet pas de répondre à ces défis. Le droit criminel devrait plutôt miser sur une approche réductionniste, non éliminative, s’il entend entretenir une relation harmonieuse avec les neurosciences.

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Abstract

Some argue that neuroscience will have radical implications for the law. For instance, by identifying the brain-based causes of behaviour, neuroscience would rule out free will and consequently, make moral and criminal responsibility concepts and practices obsolete. In this MA thesis, I tackle this issue through the work of legal scholar and psychologist Stephen J. Morse.

Chapter 1 critically assesses the “hard conservative” theses that reformist assumptions rely on conceptual and logical mistakes such as the naturalistic fallacy, the mereological fallacy or category errors, and that behavioral evidence always prevails over neuroscientific evidence.

Subsequent chapters explore two ways neuroscience is taken to imply radical modifications to our legal responsibility concepts and practices: through its denial of free will and through its depiction of human beings as natural, biological mechanisms.

Chapter 2 addresses the question whether the legal conception of a responsible person presupposes free will. I answer this question negatively and further argue that responsibility tracks mental capacity, not free will. Chapter 3 focuses on the mechanistic explanations in neuroscience and their implications for the law. The challenge is that, allegedly, if we humans only are biological mechanisms, then either mental states and agency more generally are not real (eliminativism) or they are real but have no causal power (epiphenomenalism). In both case, the legal conception of the responsible person is thoroughly problematic since it presupposes that persons really have intentions, desires, beliefs, and the like, and that these mental states can cause actions. I argue that Morse is wrong in relying on a non-reductionist theory of mind in his answer to this challenge since it rests on a confusion concerning reductivism. Thus, criminal law’s conception of a responsible person would be better defended through a reductionist, non-eliminative approach.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction. Droit, neurosciences et responsabilité ... 1

0.1. « C’est la faute de mon cerveau » ... 2

0.2. Responsabilité et rétribution en droit criminel ... 5

0.3. Le débat entre conservateurs et réformistes ... 10

0.4. Objectifs du mémoire ... 12

0.5. Division du mémoire ... 12

Chapitre 1. Droit et neurosciences ... 15

1.1. La menace du sophisme naturaliste ... 16

1.2. La thèse de l’étanchéité ... 18

1.2.1. La coexistence pacifique de discours étanches ... 21

1.2.2. Les erreurs liées à la contamination des discours ... 23

1.2.3. Une exigence de compatibilité malgré la distinction des discours ... 24

1.3. La thèse de la préséance des données comportementales ... 27

1.3.1. La préséance des critères comportementaux et la nature des capacités mentales ... 29

1.3.2. La pertinence sans l’autorité normative ... 30

1.4. Synthèse et prospective ... 32

Chapitre 2. Droit et libre arbitre ... 35

2.1. Causalité et déterminisme, libre arbitre et responsabilité ... 37

2.1.1. Causalité et déterminisme ... 37

2.1.2. Causalité et libre arbitre ... 39

2.1.3. Causalité et responsabilité ... 40

2.2. L’erreur psycholégale fondamentale ... 42

2.2.1. La responsabilité et les motifs d’excuse en droit criminel... 43

2.2.2. L’erreur dans la théorie causale de l’excuse ... 47

2.2.3. La théorie capacitarienne comme théorie semicompatibiliste ... 50

2.3. Agentivité et déterminisme : la version « faible » de la TCE... 51

2.3.1. Condition d’admissibilité et condition d’attribution ... 52

2.3.2. L’agentivité est-elle compatible avec le déterminisme causal ? ... 53

2.4. Une théorie de la responsabilité basée sur la capacité à répondre à des raisons ... 55

2.4.1. Les conditions d’admissibilité à la responsabilité : qu’est-ce qu’un agent capable d’exercer sa raison pratique ? ... 56

2.4.2. La condition d’attribution de la responsabilité et la justification des motifs d’excuse : une « capacité générale de rationalité » ... 57

2.5. Synthèse et prospective ... 59

Chapitre 3. Droit et explications mécanistes ... 61

3.1. Des personnes « en voie de disparition »... 63

3.1.1. Le problème de l’éliminativisme ... 64

(6)

3.2. Le droit criminel doit-il adopter une théorie non réductionniste de l’esprit ? ... 69

3.2.1. Le non-réductionnisme et le risque de l’épiphénoménisme ... 71

3.2.2. Le réductionnisme et la réalité des états mentaux ... 74

3.3. Réduction, traduction et préséance : un programme de recherche pour le « neurodroit » ... 77

3.3.1. Le problème de la traduction ... 78

3.3.2. Les fonctions exécutives comme marqueurs de la capacité pénale ... 79

3.4. Synthèse ... 81

Conclusion. Les neurosciences transforment-elles notre conception de la responsabilité criminelle ? ... 83

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Remerciements

(N.B. Chacune des personnes suivantes a contribué à sa manière à la réalisation de ce mémoire. Toute erreur ou imprécision n’est cependant attribuable qu’à l’état neurochimique de mon propre cerveau.)

À mes parents, pour tout et plus encore ; pour leur confiance, leur fierté. Merci à mon père de m’avoir transmis sa soif de réponses aux grandes questions de la vie. Merci à ma mère de m’avoir régulièrement rappelé, par ses mots et par ses actes, l’importance de la simplicité et de l’équilibre entre le travail et la vie.

À mon directeur de recherche, Jocelyn Maclure, pour son soutien et ses bons conseils. Merci aussi à Renée Bilodeau, de la Faculté de philosophie, et à Julie Desrosiers, de la Faculté de droit, d’avoir accepté d’évaluer ce mémoire et d’avoir fourni de si généreux commentaires.

À Gabrielle Pannetier Lebœuf, qui n’a jamais quitté mes pensées lors de cette dernière année de rédaction. Je ne me féliciterai jamais assez d’avoir procrastiné si longtemps avant de me remettre à écrire.

À mon ami François Côté-Vaillancourt, qui a généreusement critiqué des versions antérieures de ce mémoire. À Julie St-Laurent pour son soutien indéfectible et ses encouragements aux moments les plus sombres. À Francis Levasseur et Simon Fortier pour le soutien, les pauses d’Afternoon Tea et les discussions lors de ces longues journées d’été passées dans nos bureaux au 5e étage du pavillon Félix-Antoine-Savard.

Aux responsables derrière Thèsez-vous ?, un organisme sans lequel je n’aurais peut-être jamais terminé ce mémoire ni rencontré la perle rare.

À tout le personnel de la Station de biologie des Laurentides de l’Université de Montréal pour leur accueil. Merci de faire vivre ce merveilleux endroit et de fournir les conditions idéales pour allier le travail intellectuel à la nature et au plaisir d’être ensemble.

Certaines sections de ce mémoire trouvent leur origine dans un article que j’ai publié dans la revue étudiante de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, Phares (cf. Cliche 2013). Je tiens à remercier les réviseurs et les réviseuses anonymes ainsi que le comité de rédaction pour leurs commentaires.

Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et par le Fonds de recherche du Québec – société et culture.

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Introduction. Droit, neurosciences et responsabilité

Le développement de l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (fMRI) et son utilisation à des fins de recherche à partir du début des années 1990 ont permis un accroissement considérable des expérimentations et, ainsi, de la génération de connaissances dans le champ des neurosciences (l’étude expérimentale du cerveau). Ces développements attirent l’attention de philosophes qui partagent certains questionnements avec les neuroscientifiques, notamment concernant les corrélats neuraux de la pensée; la prise de décision; le rôle des émotions dans le jugement, la planification et l’exécution de l’action; le contrôle de soi, la conscience de soi et l’identité personnelle; etc. Bien qu’elles n’aient certainement pas atteint leur maturité, les neurosciences sont vues par plusieurs comme pouvant avoir, dans l’avenir, un impact majeur dans l’approfondissement, mais aussi la révision, de nos conceptions philosophiques, morales et juridiques de l’être humain et de son comportement. Elles s’imposent déjà à ceux qui cherchent à élaborer des théories philosophiques, mais aussi des politiques publiques éclairées par les faits.

Parallèlement à l’entreprise neuroscientifique s’est développé un champ de l’éthique : la neuroéthique. Cette jeune discipline se penche sur les conditions d’une conduite éthiquement acceptable de la recherche sur le cerveau, mais aussi sur les conséquences sociales et légales des résultats de cette recherche. Un des enjeux qui attirent l’attention concerne les révisions que pourraient entraîner les neurosciences au concept de responsabilité en droit criminel et à la manière dont la responsabilité est évaluée par les tribunaux. Tant du côté des chercheurs en neurosciences que de celui des éthiciens et des juristes, certains affirment que les recherches sur les fonctions exécutives du cerveau, sur l’empathie, sur la compréhension des catégories morales et la prise de décision, par exemple, ont beaucoup à apporter au droit, pour rendre plus précise l’évaluation de la responsabilité, pour améliorer les verdicts de culpabilité, et pour mieux adapter les sentences (Mobbs et coll. 2007 ; Eagleman 2008)1. En plus d’arrimer le droit à une vision moderne et scientifique du monde, ces révisions auraient pour effet de mettre davantage l’accent sur la réhabilitation et le traitement des comportements dangereux plutôt que sur la sanction pénale et le blâme (Eagleman 2011)2.

D’autres entretiennent la crainte que les explications mécanistes du comportement humain qu’offrent les neurosciences soient mal comprises par les juges et jurés ou qu’elles entraînent la disculpation d’une trop

1 Ce qui est maintenant nommé le « neurodroit » (neurolaw) est une entreprise transdisciplinaire visant à évaluer les

conséquences des neurosciences sur le droit et à faciliter l’intégration des résultats scientifiques dans la pratique juridique. En ce sens, le neurodroit repose, au moins partiellement, sur la croyance normative que les neurosciences doivent influencer la pratique juridique, la conception des interventions légales ou les fondements mêmes du droit. (À ce sujet, voir notamment Pickersgill 2011.)

2 Pour une discussion critique de ces bénéfices attendus de l'abandon de la croyance au libre arbitre et, plus

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grande proportion d’accusés, voire qu’elle remette complètement en question la notion de responsabilité criminelle (Batts 2009 ; Sifferd 2006). En effet, les neurosciences semblent forcer le droit à se pencher sur la question philosophique du libre arbitre, à savoir si le droit criminel peut tracer une ligne, de manière légitime, raisonnable et scientifiquement acceptable, entre le comportement intentionnel d’un agent nécessaire à l’attribution de la responsabilité et le comportement automatique explicable en termes neuroscientifiques. Cette question traverse en filigrane le présent mémoire.

La suite de cette introduction apporte des clarifications et des distinctions importantes à la problématique concernant les types d’explication et de conception de l’action humaine en jeu, les enjeux juridiques qui sont soulevés et les différentes positions adoptées dans les écrits scientifiques et philosophiques. Les objectifs et la division du mémoire sont aussi présentés.

0.1. « C’est la faute de mon cerveau »

Le défi le plus important, du moins au sens du plus radical ou du plus fondamental, auquel nous confrontent les neurosciences est celui d'un transfert des causes explicatives de l'action, identifiées à des processus dans le cerveau plutôt qu’à des éléments de la vie mentale de l’agent, comme ses désirs ou ses intentions. Si je peux me considérer responsable d’une action causée par une intention que j’ai mise en œuvre, je ne me considérerais pas intuitivement comme responsable d’un événement résultant de décharges électriques dans mes neurones moteurs. C’est ce qui a été résumé par l’expression « My brain made me do it ».

Au fil des progrès réalisés en neuroscience, on en apprend de plus en plus sur le cerveau et sur les bases biologiques du comportement humain. Notamment, on identifie des causes neurologiques à certaines dispositions, traits et comportements qu'on associait auparavant davantage au caractère ou au choix d'une personne. On établit des corrélations entre des processus neuronaux, ou des processus physico-chimiques dans le cerveau, et des comportements, des pensées, des émotions, etc. Les exemples sont multiples. On a notamment noté une plus grande propension à l’agressivité et à l’adoption de comportements antisociaux chez les personnes ayant un certain profil neurologique marqué par des altérations au cortex préfrontal dorsal et ventral, à l’amygdale et au gyrus angulaire (Raine et Yang 2006 ; Gazzaniga 2005) ; un cas a été bien documenté où une tumeur à l’amygdale était directement liée à la perte de contrôle sur des pulsions (Eagleman 2011) ; enfin, des personnes prenant une médication contre la maladie de Parkinson se sont trouvées prises avec des problèmes de jeu compulsif (Eagleman 2011), en raison de l’effet neurochimique du médicament.3

3 Une étude récente (Goodyear et coll. 2016) montre aussi que le neuropeptide ocytocine influence le jugement que

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La question qui se pose alors est de savoir si une personne peut être tenue responsable de ses actes alors qu'elle est mue par des causes neurologiques qu'elle ne contrôle pas. Autrement dit, est-ce bien elle qui agit, librement et par choix, ou est-ce que c'est son cerveau qui la fait nécessairement agir ainsi ? (Gazzaniga 2005 ; Eagleman 2011.)

Si la question se pose dans le cas de traits pathologiques comme ceux présentés ci-dessus, il faut voir qu’elle peut être étendue à l’ensemble des comportements humains. En effet, ces traits pathologiques ne sont pas différents, en termes de dépendance causale aux facteurs biologiques et environnementaux, de tous les autres traits et comportements des personnes « saines ». En ce sens, les neurosciences adoptent généralement une position réductionniste : Je suis mon cerveau (Changeux 1983 ; Crick 1994 ; Eagleman 2011)4. Mon activité mentale et mon caractère sont des produits complexes de la génétique, de l'environnement et de l'expérience qui s'inscrivent nécessairement dans mon cerveau5. Des changements dans le cerveau sont à la fois nécessaires et suffisants pour qu'il se produise des changements dans mon esprit :

The logic goes like this: the brain determines the mind, and the brain is a physical entity, subject to all the rules of the physical world. The physical world is determined, so our brains also are determined, and the brain is the necessary and sufficient organ that enables the mind, we are then left with these questions: Are the thoughts that arise from our mind also determined? Is the free will we seem to experience just an illusion? And if free will is an illusion, must we revise our concepts of what it means to be personally responsible for our actions? » (Gazzaniga 2005 : 88).

À ces considérations générales sur l’ancrage biologique de l’esprit s'ajoutent des résultats en psychologie expérimentale qui montrent que nos expériences conscientes des mouvements volontaires et involontaires sont parfois distinctes des causes réelles de nos comportements (Wegner 2002)6. Cela jette un doute sur notre sentiment d'être en contrôle de nos actions lorsque nous nous mouvons volontairement. Il devient

Cela accentue la pression sur notre conception de l’action, car ce ne seraient pas uniquement nos comportements qui seraient influencés ou déterminés par des mécanismes neurologiques, mais aussi notre réflexion et nos jugements sur ces comportements.

4 Pour une perspective critique de cette position réductionniste, voir, entre autres, Noë (2009), Glannon (2009) et Gabriel

(2015a).

5 Cette réduction est controversée même parmi ceux qui n'adhèrent pas à une forme de dualisme ou de

non-réductionnisme. Notamment, une position matérialiste et réductionniste pourrait affirmer que d'autres parties du système nerveux, voire du corps plus généralement, sont nécessairement impliquées (Levy 2014 ; Glannon 2009). De même, les tenants de la thèse de l'esprit étendu affirment que les processus cognitifs s'étendent au-delà du cerveau et sont aussi soutenus par des artefacts (Clark et Chalmers 1998). De prime abord, ces autres positions ne sont pas plus accommodantes pour le libre arbitre que le neuroréductionnisme présenté. Je poursuivrai ainsi en utilisant de manière équivalente les termes réductionnisme et neuroréductionnisme, mais il convient de garder à l'esprit que des nuances s'imposent.

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difficile de s’appuyer sur ce sentiment de contrôle pour démontrer notre capacité réelle à causer volontairement nos actions.

De plus, les expériences célèbres de Benjamin Libet et coll. (1983) montrent que le cerveau initie un mouvement avant même que la personne n'ait formé d'intention consciente de bouger (voir aussi Haggard 2008)7. Cela remet en cause le rôle des intentions conscientes de l’agent pour initier les mouvements corporels et, donc, la causalité du mental et le libre arbitre entendu comme pouvoir d’agir causalement sur le monde sans être, nous-mêmes ou nos décisions, soumis à la causalité naturelle.

Conséquemment, les neurosciences accompliraient deux choses. Premièrement, elles donnent de bonnes raisons de croire, ou plutôt, elles nous enlèvent de bonnes raisons de nier que le domaine de la pensée est soumis à la même causalité naturelle que le reste du monde. Plusieurs ont cru, et plusieurs croient encore, que le domaine de la pensée échappe à cette détermination causale. Or, force est d’avouer que les sciences de la nature, marquées par la clôture causale du physique, fournissent un aspect essentiel de notre « meilleure compréhension du monde ». En ce sens, toute théorie ou toute entité qui se trouverait à ne pas être au moins compatible avec les connaissances issues des sciences de la nature devrait être considérée comme fortement improbable, voire être carrément rejetée. Ainsi, toute conception de l’humain qui serait en contradiction avec le fait que ce dernier est un être naturel, une partie de la nature soumise aux mêmes lois que les autres entités, se trouve exclue de notre meilleure compréhension du monde. Une certaine exigence naturaliste rend donc difficile de maintenir la distinction entre un monde physique causalement clos et un monde de la pensée qui serait libre de la causalité naturelle8. En rendant encore plus saillant le lien entre le biologique et le mental, les neurosciences obligent à reconnaître cette difficulté (Roskies 2006b). Deuxièmement, les neurosciences offrent des explications en termes de causes proximales, en identifiant ou en offrant le cadre permettant d’identifier les causes suffisantes de nos états mentaux et de nos comportements. Ainsi, même si le monde naturel n’était pas pleinement régi par des lois déterministes, les neurosciences nous donneraient de bonnes raisons de croire qu’au moins une grande partie de nos pensées et de nos actions sont le fruit de causes physico-chimiques que nous ne contrôlons pas.

On se retrouve ainsi avec une description de l’action humaine où figurent des cerveaux plutôt que des personnes ou leurs états mentaux, des causes physiques et chimiques plutôt que des choix libres et rationnels. Deux perspectives radicalement distinctes s’opposent alors. D’un côté, la perspective mécaniste des neurosciences, où l’être humain est une machine biologique complexe dont le centre de contrôle et de

7 Voir Cashmore (2010) pour une utilisation concernant la responsabilité pénale.

8 Une idée similaire s’exprimait déjà chez Kant : « […] si la conception de la liberté est à ce point contradictoire avec

elle-même ou avec la nature, qui est également nécessaire, elle devrait être résolument sacrifiée au profit de la nécessité naturelle » (1993 [1785] : 140).

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coordination est le cerveau. Cet organe s’avère n’être qu’une machine extrêmement complexe en interaction avec les autres composantes du corps ainsi qu’avec son environnement. De l’autre côté, la perspective du sens commun que je qualifierai de psychologique, où l’être humain se saisit au moyen de sa vie mentale consciente et s’identifie à sa personnalité psychologique plutôt qu’à un cerveau. Il se questionne sur ses motivations, formule des intentions et des plans, agit sur le monde sur la base de ses désirs et de ce qu’il perçoit comme étant les meilleures raisons d’agir ; il se trompe et critique ses semblables pour leurs croyances et leurs agissements, etc.

Qui plus est, dans la perspective neuroscientifique, les individus se classent sur un continuum : plus ou moins agressifs ; plus ou moins sujets à la dépendance ; plus ou moins en mesure d'inhiber leurs impulsions antisociales, etc. À l’intérieur de la perspective scientifique, tracer une ligne dans ce continuum entre responsabilité et non-responsabilité est arbitraire (Sapolski 2004 ; Eagleman 2011).

0.2. Responsabilité et rétribution en droit criminel

Or, pour le droit, tracer cette ligne est nécessaire. C’est le cas pour au moins deux raisons. Premièrement, le concept de responsabilité est intrinsèquement lié à d’autres concepts fondamentaux du droit. Par exemple, le droit présuppose que nous soyons en mesure de contrôler nos comportements pour se conformer aux prescriptions de la loi ; que nous ayons des états mentaux qui soient causalement efficaces dans la génération de nos actions. Ainsi, pour certains juristes, la responsabilité juridique est ancrée en premier lieu dans la conception de la personne comme un être pouvant faire usage de sa raison pratique. Le droit s’adresse aux personnes en tant qu’elles ont cette qualité et leur fournit des raisons (prudentielles et déontiques) de réaliser certaines actions et d’en éviter d’autres (Morse 2007a). Le premier sens de la responsabilité est alors celui, prospectif, de ce que nous devons faire (quelles sont nos responsabilités) : « In terms of responsibility, the prime function of law […] is to tell us what our responsibilities are. Holding people accountable for failure to fulfil their prospective legal responsibilities is an important, but only secondary, concern. » (Cane 2002 : 63.) Cela fait de la responsabilité un élément fondamental du droit.

Deuxièmement, la responsabilité est au fondement de la capacité pénale ; elle est requise pour montrer l’élément moral de l’infraction (culpabilité) ; et pour déterminer et justifier la sanction pénale :

The premise that individuals should be held responsible for their conduct is at the base of the criminal law; generally, legal responsibility refers to the offender's liability to be tried, to be convicted, to be punished. (Gannage 1981: 301.)

Alors que les écrits juridiques et philosophiques dénombrent plusieurs sens du terme « responsabilité », tous ne sont pas directement pertinents aux enjeux soulevés par l’utilisation des neurosciences en droit criminel. La liste suivante est tirée d’un chapitre d’Ibo van de Poel (2011 : 38-39) :

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1. Responsibility-as-cause. As in: the earthquake is responsible for the death of 100 people. 2. Responsibility-as-task. As in: the train driver is responsible for driving the train.

3. Responsibility-as-authority. As in he is responsible for the project, meaning he is in charge of the project.

4. Responsibility-as-capacity, i.e. as the ability to act in a responsible way. This includes for example the ability to reflect on the consequences of one’s actions, to form intentions, to deliberately choose an action and act upon it.

5. Responsibility-as-virtue, i.e. as the disposition (character trait) to act responsibly. As in: he is a responsible person.

6. Responsibility-as-(moral)-obligation, to see to it that something is the case. As in: he is responsible for the safety of the passengers, meaning he is responsible to see to it that the passengers are transported safely.

7. Responsibility-as-accountability, i.e. as the (moral) obligation to account for what you did or what happened (and your role in it happening).

8. Responsibility-as-blameworthiness. As in: he is responsible for the car accident, meaning he can be blamed for the car accident happening.

9. Responsibility-as-liability. As in: he is liable to pay damages.

Compte tenu des trois étapes juridiques fondamentales que sont la détermination de la capacité pénale, de la culpabilité et de la peine, les sens qui sont pertinents pour mon propos sont les sens (4), la responsabilité comme ensemble de capacités, (7), l’imputabilité et l’exigence de rendre des comptes par rapport à ses actions, et (8), la culpabilité morale.

En premier lieu, certains individus ne se font pas reconnaître la capacité pénale, c’est-à-dire qu’on les soustrait de l’application du système normatif du droit criminel parce qu’ils n’ont pas les attributs essentiels à l’attribution de la responsabilité pénale. Ils sont donc d’emblée reconnus comme non criminellement responsables et sont orientés vers d’autres systèmes normatifs comme celui de la protection de la jeunesse dans le cas de mineurs, ou celui de la psychiatrie dans le cas de personnes atteintes de troubles mentaux et reconnues telles par le tribunal. Les statuts de minorité ou de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux reposent sur l’absence de certaines capacités ; on ne s’attend pas des personnes ayant un de ces statuts qu’elles puissent rendre des comptes au même titre que les autres ; et on leur attribue généralement un blâme moindre pour leurs actions. Outre ces deux cas particuliers, les individus sont considérés comme doués de raison et autonomes, et donc imputables :

Un principe directeur fondamental de notre droit criminel veut que les auteurs d’une infraction criminelle soient considérés comme des personnes douées de raison et autonomes qui font des

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choix. […] La responsabilité criminelle dépend également de la capacité de choisir – la capacité de distinguer le bien du mal. (R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 714 au para 45.)

En deuxième lieu, un accusé sera reconnu coupable s’il est considéré comme responsable de l’acte qui lui est reproché, c’est-à-dire qu’il est l’auteur de l’acte prohibé, qu’il l’a accompli volontairement9 et qu’il n’en est donc la cause dans un sens plus exigeant que dans celui où l’on dit qu’un tremblement de terre est la cause d’un certain effet (voir le sens 1 ci-dessus). Ainsi, la Cour suprême a statué qu’un régime de responsabilité absolue (ou stricte) dans le domaine criminel est contraire aux principes de justice fondamentale et enfreint ainsi l’article 7 de la Charte :

À l’instar du caractère volontaire, l’exigence d’intention coupable [mens rea] tient au respect de l’autonomie et du libre arbitre de l’individu et elle reconnaît l’importance de ces valeurs dans une société libre et démocratique. (R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 714 au para 45.)10

En troisième lieu, lorsqu’un accusé a plaidé coupable ou qu’il est reconnu coupable à la suite d’un procès, la peine qui lui est imposée peut être modulée suivant le niveau de culpabilité morale ou le niveau de blâme qu’on lui reconnaît. Des circonstances aggravantes (ou atténuantes) viendront élever (ou diminuer) son niveau de responsabilité et, ainsi, la gravité de la peine qui lui sera imposée.

La sanction pénale, par-delà la détermination de la peine appropriée en chaque cas d’espèce, pose un enjeu supplémentaire relatif à sa justification dans notre système de droit. La sanction pénale est le fait d’infliger intentionnellement et légitimement des souffrances à une personne en réponse à une offense criminelle (cf. Feinberg 1970 : 95). Ainsi, le grand défi est de défendre la légitimité morale de la sanction et des souffrances qui l’accompagnent nécessairement, telles que la privation de la liberté et les stigmates associés à une déclaration de culpabilité11. Dans cet exercice, le concept de responsabilité joue un rôle normatif incontournable. En effet, le concept de responsabilité en droit remplit une fonction évaluative qui est au cœur de la pratique de la sanction :

[…] the evaluative function of legal responsibility practices focuses on the allocation of legal sanctions. Judgments of historic legal responsibility provide the basis for the imposition of legal sanctions, whether punitive, reparative or preventive. (Cane 2002: 57.)

9 « Il y aurait […] violation de l’art. 7 de la Charte si un accusé qui n’agit pas volontairement pouvait être déclaré coupable

d’une infraction criminelle. » (R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 103.) Voir aussi l’arrêt R. c. Ville de Sault Ste-Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299.

10 R. c. Ruzic constitutionnalise le principe du caractère volontaire au sens moral en statuant que l’imposition de la

sanction pénale à une personne qui n’aurait pas agi volontairement au sens moral serait contraire au principe de justice fondamentale et, donc, en violation de l’article 7 de la Charte.

11 Ce sont les deux éléments généralement mentionnés dans la jurisprudence lorsqu’il est question des atteintes aux

droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont en jeu avec une déclaration de culpabilité pour une infraction criminelle, et qui ne peuvent être justifiées qu’en accord avec les principes de justice fondamentale (article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés).

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La responsabilité pénale est une condition sur laquelle s’appuie l’imposition d’une sanction pénale et permet de valider son caractère approprié, dans la même optique où la responsabilité morale rend appropriée la formulation de blâmes ou de louanges. On juge qu’une sanction est justifiée en référence à la notion de responsabilité entendue comme un ensemble de capacités ainsi qu’en référence à des variables situationnelles permettant ou limitant l’exercice par l’agent de ses capacités :

What is crucial is that those whom we punish should have had, when they acted, the normal capacities, physical and mental, for abstaining from what it [the law] forbids, and a fair opportunity to exercise these capacities. (Hart 2008 : 152.)

Le problème de la responsabilité se présente lorsqu’elle est comprise en lien avec la notion de mérite, c’est-à-dire lorsque juger qu’une personne est responsable équivaut à c’est-à-dire qu’elle mérite, par exemple, une sanction pénale. Cela traduit une certaine forme de justification de la sanction pénale, nommée « rétributivisme ». La sanction pénale serait une juste rétribution pour l’acte criminel posé. Il ne s’agit pas de la seule justification possible et la sanction pénale répond d’ailleurs à plusieurs objectifs en droit criminel canadien, tel que l’énonce l’article 718 du Code criminel :

Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :

a) dénoncer le comportement illégal et le tort causé par celui-ci aux victimes ou à la collectivité ; b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions ;

c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société ; d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants ;

e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité ;

f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes ou à la collectivité.

On retrouve ainsi des éléments de justification de la sanction pénale basés sur l’expression de la désapprobation sociale (théories expressivistes), sur la dissuasion à commettre des infractions, sur la protection du public et sur la réhabilitation des contrevenants (théories conséquentialistes) ou sur la réparation des torts (théories de justice réparatrice).

Pour certains, il est préférable de ne plus s’appuyer sur la notion de mérite à la base de la responsabilité criminelle et de se rabattre sur d’autres justifications de la sanction pénale. Les neurosciences offriraient une ligne argumentative assez simple en ce sens. La responsabilité reposerait sur le libre arbitre, conçu comme

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une l’intervention d’une causalité mentale non déterminée par des causes naturelles12 ; or, les neurosciences montrent que l’action est le résultat de causes physico-chimiques et conséquemment que le libre arbitre est impossible ; donc, la responsabilité est impossible. Plus précisément : le mérite repose sur la responsabilité et le libre arbitre ; or, ces derniers sont impossibles ; donc, personne ne mérite quoi que ce soit. Ainsi, la justification rétributiviste de la sanction pénale doit être délaissée, car elle dépend de la notion de mérite. Cela ne veut pas dire qu’il soit injustifié de soumettre quiconque à la sanction pénale. Plusieurs de ceux qui avancent ce genre d’arguments vont mettre de l’avant une justification conséquentialiste, basée sur l’idée de dissuasion13 ou de protection du public, sur le modèle de la quarantaine en santé publique (Pereboom 2001, 2014).

Cela dit, il n’est pas évident que l’on puisse évacuer complètement la notion de mérite de la justification de la sanction pénale et se passer de la notion de responsabilité au sens de la culpabilité morale. Sans pouvoir démontrer ici l’insuffisance des justifications qui ne laissent aucune place à la rétribution et au mérite, je souhaite maintenant montrer que nous avons de bonnes raisons de maintenir une dimension rétributiviste dans notre justification de la sanction pénale.

Il faut distinguer une théorie rétributiviste « pure », d’une part, et une contrainte rétributiviste à toute théorie de la sanction pénale, d’autre part. Une théorie rétributiviste pure se présenterait ainsi : une personne doit être soumise à une sanction pénale si, et seulement si, elle mérite une telle sanction. En matière criminelle, elle mérite cette sanction si elle a la capacité pénale, qu’elle a commis l’acte qui lui est reproché avec l’état mental approprié et qu’elle n’a pas de motif d’excuse ou de justification légalement valide pour son acte. Une telle théorie peut cependant apparaître trop forte, dans la mesure où tous ne sont pas enclins à considérer qu’il y a en soi une valeur morale à punir un criminel, peu importe les conséquences. Prise partiellement en ne faisant usage que d’un conditionnel, la thèse est affaiblie, mais me semble beaucoup plus difficile à rejeter. L’idée que le mérite soit une condition nécessaire pour la sanction pénale reprend une intuition forte où le mérite sert de contrainte sur la justification de la sanction, pour des raisons d’équité. En effet, le corollaire nécessaire de ce conditionnel est qu’une personne qui ne remplit pas les critères de la responsabilité criminelle ne doit pas être

12 Cette « causalité mentale non déterminée » peut prendre la forme d’une causalité de l’agent, par l’intervention d’un

agent comme cause de l’action en dehors de la causalité naturelle, ou d’un moment d’indétermination dans la chaîne événementielle qui conduit à l’action. Je demeure neutre, ici, face à ces deux types de causalité.

13 Ce ne sont pas tous les réformistes qui peuvent invoquer le motif de la dissuasion (deterrence). En effet, ce dernier

motif exige des capacités de la part de l’agent, ne serait-ce que pour être en mesure d’intégrer ces considérations prudentielles dans son raisonnement pratique, qui ne sont pas compatibles avec la conception de l’être humain mise de l’avant par les réformistes les plus « durs ». De plus, au-delà de cette question conceptuelle, il convient de noter que la question empirique concernant l’efficacité dissuasive des sanctions demeure aussi controversée. À ce sujet, voir entre autres Dubé et Labonté (2016 : 700-711).

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punie. Bref, il est moralement fautif de punir un innocent14. De plus, nous avons généralement un intérêt à être traité comme des agents moraux, autonomes et responsables ; un intérêt qui se reflète très largement dans nos institutions. Or, une contrainte rétributiviste sur la sanction pénale est un des moyens de protéger cet intérêt. Notamment, elle protège les individus contre des peines abusives, disproportionnées par rapport au niveau de responsabilité de l’accusé, mais qui pourraient être justifiées au regard de leur force de dissuasion ou de dénonciation du comportement illégal (Morse 2013b).

Mon argument n’est pas qu’il n’existe pas de bonnes raisons de remettre en question le rétributivisme. Je demeure agnostique sur cette question. Cependant, je veux montrer qu’il y a réellement quelque chose d’important qui serait mis en jeu si les arguments réformistes basées sur les neurosciences s’avéraient. Mon argument est que les pratiques qui reposent sur l’évaluation de la responsabilité, comme la sanction pénale, sont soutenues par des théories et des intuitions morales à la fois plausibles et bien ancrées dans les mœurs. Ainsi, les liens de ces pratiques avec les notions de réparation et de compensation envers les victimes ou avec le sentiment que « justice a été rendue » ne sont pas négligeables. C’est alors la confiance même de la population envers le système de justice qui peut être mise à l’épreuve. Les conditions d’attribution de la responsabilité sont fortement liées à la définition de la personne qui a cours dans nos sociétés démocratiques et libérales. Le droit considère les individus comme étant libres et raisonnables, s’adresse à eux sur la base de cette présupposition, et excuse ou déclare inaptes ceux dont les capacités sont diminuées, selon certains critères. Une reconsidération majeure de la responsabilité, civile ou criminelle, peut ainsi entraîner des conséquences tout aussi majeures sur l’ordre social. Il faut faire bien attention avant d’écarter des catégories normatives aussi fortes au sein d’une société ; elles aussi méritent un procès juste et équitable, surtout lorsqu’elles sont considérées comme passibles de la peine de mort.

0.3. Le débat entre conservateurs et réformistes

Une question se pose, néanmoins, préalablement à tout débat sur la transformation de notre conception de la responsabilité criminelle. Cette question est celle de l’articulation entre les discours neuroscientifique et juridique. En effet, comment des résultats de recherche en neurosciences pourraient-ils influencer la formulation et l’application du droit ? Cette question n’est pas triviale. Le droit n’est pas une théorie de l’esprit, mais un discours normatif à visée pratique. En ce sens, il n’est pas d’emblée évident de savoir comment, si c’est le cas, une théorie de l’esprit ou une conception neuroscientifique du comportement peut venir en valider ou falsifier des composantes. Quelle est la signification des données empiriques issues des neurosciences pour le droit ?

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Cette question est au centre du débat opposant « conservateurs » et « réformistes »15 concernant la responsabilité, quoique parfois de manière implicite. C’est qu’on retrouve des interprétations divergentes des mêmes faits ou explications neuroscientifiques. Pour les uns, le fait qu’on ne retrouve pas d’intentions ou d’autres états mentaux mentionnés par le droit criminel dans les explications des neurosciences est un signe que ces états mentaux n’existent tout simplement pas ou ne sont pas pertinents pour l’explication de l’action. Pour d’autres, c’est un signe que les neurosciences ne sont donc pas pertinentes pour servir aux fins du système légal. Autrement dit, pour les uns, une fois que les neurosciences ont parlé, il n’y a plus rien à ajouter ; pour les autres, une fois que les neurosciences ont parlé, rien de pertinent pour le droit n’a encore été dit.

Plus précisément, les réformistes insistent sur l’importance de la compatibilité du droit avec ce que la science nous apprend sur nous-mêmes et sur le monde, et sur la nécessité d’un portrait factuel et complet de la situation et de l’état d’un accusé pour assurer qu’il soit traité équitablement. Les conservateurs, pour leur part, critiquent le passage du langage descriptif des sciences empiriques au langage normatif du droit. Ils affirment aussi que les faits pertinents pour évaluer la responsabilité d’un individu relèvent davantage de la réalité sociale et des interactions entre les personnes que du monde physique et de la chimie du cerveau.

De plus, il n’est pas clair que les propriétés auxquelles font référence les catégories juridiques se laissent saisir par le langage des neurosciences. Pour les conservateurs, cela n’implique pas pour autant que ces catégories soient incompatibles avec une compréhension naturaliste du monde. En effet, deux types d'explication peuvent être distincts et irréductibles sans être contradictoires (Gazzaniga 2005). Pour les réformistes, à l’inverse, cela pointe vers la nécessité de remplacer le vocabulaire et les explications en termes psychologiques utilisés par le droit par le vocabulaire et les explications en termes mécanistes issues des neurosciences (Moore 1983).

15 J’utilise le terme de « réformisme » plutôt que celui de « révisionnisme » pour regrouper les thèses selon lesquelles le

droit peut ou doit être modifié de manière substantielle au regard des données issues des neurosciences. Les thèses réformistes se présentent à divers niveaux, certaines étant plus radicales que d'autres, de l'abandon de la responsabilité et de la visée rétributive de la sanction pénale à la reconnaissance d'une pertinence normative aux neurosciences pour préciser nos notions juridiques et leurs conditions d'attribution.

Le terme de « révisionnisme » serait, pour sa part, approprié pour regrouper les thèses selon lesquelles nous devrions changer notre manière de penser la responsabilité. Dans les termes de Manuel Vargas, un représentant du révisionnisme par rapport au libre arbitre : « revisionism is the view that what we ought to believe about free will and moral responsibility is different than what we tend to think about these things » (Vargas 2007 : 127).

La distinction sert ici à marquer l’objet qui est appelé à être modifié. Le réformisme est une position qui dit qu’il faut revoir nos pratiques ou nos institutions. Elle vise à justifier la réforme de nos manières de faire. Le révisionnisme est une position qui dit qu’il faut revoir nos croyances et nos concepts. Elle vise à justifier une révision de nos manières de penser. Cette distinction est conforme à l’usage, dans la mesure où nous parlons effectivement de réformes dans les champs social ou politique, où les réformistes sont ceux qui exigent des changements sociaux. Nous dirons aussi, lorsque nous changeons d’idée, que nous révisons notre position et non que nous la réformons.

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0.4. Objectifs du mémoire

Dans ce mémoire, je me propose d’examiner l’affirmation selon laquelle les théories et les données neuroscientifiques transforment notre conception de la responsabilité16 en droit criminel17, et ce, à travers le débat entre conservateurs et réformistes.

Plus précisément, j’aborderai ce débat par le biais d’une position conservatrice issue principalement des travaux de Stephen J. Morse et représentative du courant conservateur plus généralement. Cette position s’articule autour d’un ensemble de six propositions, dont j’expliciterai respectivement le sens et l’articulation l’une avec l’autre tout au long du mémoire :

1. Normativité du discours juridique. Le droit est un discours normatif à visée pratique, distinct du discours descriptif ou prédictif des neurosciences.

2. Approche capacitarienne. La responsabilité se rapporte à des capacités mentales.

3. Erreur psycholégale fondamentale. Le fait qu’un comportement soit causé par un facteur qui ne relève pas de l’agent lui-même n’est ni nécessaire, ni suffisant pour qu’il en soit excusé.

4. Semicompatibilisme. La responsabilité est possible dans un monde déterministe ; il y a compatibilité de l’explication scientifique, causale et déterministe d’un côté, et de la responsabilité pénale de l’autre.

5. Réalisme de la psychologie du sens commun. La psychologie du sens commun réfère à des entités réelles, dont des états mentaux, à des relations réelles, dont la causalité du mental, et offre des explications vraies de l’action humaine en termes de raisons.

6. Non-réductionnisme ou anti-neuroréductionnisme. L’esprit ne se laisse pas réduire au cerveau. L’objectif du mémoire est avant tout d’ordre conceptuel et systématique ; il s’agit d’offrir une explicitation et une clarification des termes et des arguments avancés par les différents auteurs s’étant penchés sur la question au cours des dernières années, de manière à pouvoir en comparer les mérites respectifs. Mon analyse se situe sur un plan strictement théorique et ne porte donc pas sur l'utilisation pratique des neurosciences en cour. C'est une autre question, très importante, mais qui demanderait un traitement complet à elle seule.

0.5. Division du mémoire

Le mémoire est divisé en trois chapitres. Le premier chapitre aborde le rapport entre droit et neurosciences à partir des propositions (1.) et (2.), pour reconstruire deux thèses mises de l’avant par les conservateurs pour nier l’influence des neurosciences sur le droit. Ces deux thèses sont (A) que le droit et les neurosciences sont des discours distincts et étanches, qui cohabitent pacifiquement – ils sont tous les deux vrais – tant qu’ils ne

16 Je prends comme présupposé que le concept de responsabilité est un concept cohérent. Évaluer sa cohérence interne

serait l’objet pertinent d’une autre recherche, mais ce n’est pas ce à quoi je souhaite m’attarder dans le présent mémoire.

17 Je ne m’intéresse donc pas aux notions de responsabilité autres que celle invoquée en droit criminel, par exemple les

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se contaminent pas l’un l’autre, c’est-à-dire tant que l’un ne s’aventure pas sur le terrain de l’autre ; et (B) que les données comportementales ont toujours préséance sur les données neuroscientifiques dans l’évaluation de la responsabilité criminelle. J’explicite ces thèses et j’en propose deux critiques. La première critique repose sur le fait que les deux discours ont soit des présupposés, soit des implications ontologiques qui font en sorte que sur ce même terrain ontologique, ils ne peuvent pas échapper au principe de non-contradiction. La deuxième repose sur le fait que les capacités mentales requises pour l’attribution de la responsabilité peuvent faire l’objet de recherches en neurosciences en raison des propriétés physiques qui les réalisent dans le cerveau, rendant problématique l’idée que les données comportementales sont par principe les seules réellement pertinentes à l’application du droit. Ce faisant, je développe une position conservatrice plus conciliante envers les aspirations réformistes et, à mon sens, théoriquement plus solide et crédible.

Au sortir du premier chapitre, l’idée que le droit soit immunisé contre l’influence des neurosciences est écartée, bien que cette influence soit considérablement balisée. Les chapitres suivants explorent deux manières par lesquelles les neurosciences transformeraient radicalement nos conceptions juridiques en mettant en doute la notion de responsabilité criminelle : par la réfutation du libre arbitre et par la représentation de l’être humain comme un mécanisme naturel.

Ainsi, le deuxième chapitre aborde le rapport entre le droit et la causalité, et plus particulièrement la question de savoir si le droit criminel présuppose le libre arbitre dans sa conception de la personne. Pour que l’argument réformiste fonctionne, il est nécessaire d’établir un lien entre les explications causales des neurosciences et les facteurs d’excuse en droit criminel. Ce lien est trouvé dans une théorie causale de l’excuse : « […] the causal theorist is committed to the incompatibility of causation and responsibility. His slogan is: “Causes excuse” » (Moore 1985 : 1121). Après l’exposition de cette théorie, je présente et endosse les critiques conservatrices à son endroit à partir des propositions (2.), (3.) et (4.). Il s’en dégage la cadre d’une théorie plus adaptée au droit criminel, reposant sur la notion de capacités plutôt que de causalité. Enfin, j’exemplifie un développement possible de ce cadre en reconstruisant les grandes lignes de la théorie de la responsabilité esquissée par Morse, basée sur la capacité à répondre à des raisons.

Le troisième chapitre aborde le rapport entre le droit et l’explication mécaniste formulée en neurosciences. Cette dernière pose un défi sérieux que les conservateurs ont plus de difficulté à écarter. J’examine la proposition (5.), dont la remise en question constitue pour Morse la véritable menace envers la notion de responsabilité. Cette remise en question repose sur une interprétation des conséquences des neurosciences qui fait l’économie des états mentaux, pourtant essentiels aux notions de personne ou de rationalité, ou qui les considère inertes, sans effet sur l’action. J’examine ensuite la proposition (6.), que défend Morse contre cette menace. L’enjeu est de proposer les éléments d’une théorie crédible permettant d’affirmer, conjointement, la

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réalité et l’efficacité causale des états mentaux, mais dans un cadre pleinement matérialiste. Ma conclusion est que la position non réductionniste de Morse n’est pas sans poser de sérieux problèmes, voire qu’elle échoue carrément dans ses prétentions de préserver l’efficacité causale du mental. En la rejetant, il devient en fait plus aisé de répondre au défi réformiste. Je conclus ce chapitre en proposant l’utilisation du réductionnisme comme cadre de recherche à partir duquel droit et neurosciences peuvent entrer en relation de manière fructueuse, en tablant sur l’exemple des fonctions exécutives réalisées par le cortex préfrontal. En conclusion, je récapitule les arguments principaux du mémoire concernant la manière dont les neurosciences transforment, ou non, notre conception de la responsabilité criminelle. Enfin, j’ouvre sur quelques questions philosophiques et empiriques qui demeurent à explorer pour un traitement complet de cet enjeu.

(22)

Chapitre 1. Droit et neurosciences

Le cœur de la position conservatrice est que le droit, tant dans sa conception que dans son application, est essentiellement insensible aux faits relevés par les neurosciences. Dans ce chapitre, je discute cette affirmation en m’intéressant à l’articulation des deux premières propositions présentées en introduction. En voici un rappel :

1. Normativité du discours juridique : Le droit est un discours normatif à visée pratique, distinct du discours descriptif ou prédictif des neurosciences.

2. Approche capacitarienne : La responsabilité se rapporte à des capacités mentales.

La section 1.1. du chapitre explicite une réponse conservatrice à l’offensive réformiste sur la base de la première proposition. Dans cette réponse, les conservateurs formulent une ligne argumentative qui attribue aux positions réformistes ce que la tradition philosophique a nommé le sophisme naturaliste, soit la tentative fallacieuse de dériver une position normative d’un simple état de fait, ou de dériver le devoir-être (ought) de l’être (is)18.

De manière plus spécifique, à la source des prétentions du neurodroit et donc, de ce qui est contesté par les conservateurs, se trouve un imaginaire qui se représente le droit et la science d’une certaine manière :

[A] dominant sociotechnical imaginary is discernable. Law is imagined as first, epistemically subordinate to neuroscience, and second, highly plastic: neuroscience not only should but could enhance legal institutions and processes. At the same time, science is imagined as having an intrinsic normativity that demands attention and action, and scientists are understood to be key figures needing to be enrolled as part of the assemblage of actors that can and must effect this legal shift. (Pickersgill 2011 : 36.)

Les conservateurs vont ainsi contester à la fois la subordination épistémique du droit à la science (dont les neurosciences) et la normativité intrinsèque des neurosciences. De ce fait, ils contestent aussi le rôle prépondérant accordé aux connaissances scientifiques dans l’évaluation des pratiques sociales, pour plutôt souligner le caractère politique d’une telle évaluation. Cette position se reflète dans deux thèses qui forment l’arrière-plan de la position conservatrice sur ces questions : la thèse de l’étanchéité et la thèse de la préséance.

18 L’expression « sophisme naturaliste » (naturalistic fallacy) est due à G.E. Moore (1968 [1903]), qu’il forge dans le cadre

de sa critique de l’hédonisme en faveur d’un réalisme moral non naturaliste. Je l’utilise ici plutôt en lien avec le problème plus général du passage de l’être au devoir-être dans la justification des propositions prescriptives ou évaluatives, tel que formulé par David Hume (1993 [1739]). Suivant cette acception de l’expression, on ne peut dériver une conclusion sous une forme normative à partir de prémisses purement descriptives, c’est-à-dire sans la présence d’au moins une prémisse de nature normative.

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En premier lieu, plusieurs conservateurs soutiennent une thèse forte, que j’appellerai la thèse de l’étanchéité (TE), selon laquelle le droit et les neurosciences ont des champs d’application distincts et étanches, de telle sorte que les résultats issus des neurosciences ne peuvent pas remettre en question la conception juridique de la personne et de l’action. La perspective mécaniste des neurosciences ne serait donc pas réellement en contradiction avec la perspective psychologique du droit19. Suivant TE, les catégories auxquelles elle fait appel référeraient alors à des phénomènes que les neurosciences ne peuvent pas aborder directement de leur perspective. Prétendre l’inverse serait commettre une faute de raisonnement : une erreur de catégorie ou le sophisme méréologique. La thèse de l’étanchéité ainsi que ses deux dimensions, soit la coexistence pacifique de discours étanches et les erreurs liées à la contamination d’un discours par un autre, font l’objet de la section 1.2.

Dans la section 1.3, je m’intéresse à la thèse de la préséance (TP) des données comportementales sur les données issues des neurosciences pour l’évaluation de la responsabilité. Si les neurosciences sont toujours moins pertinentes que les données comportementales pour l’évaluation de la responsabilité, alors cela équivaut en pratique à nier leur utilité dans ce contexte. Donc, l’évaluation de la responsabilité demeure insensible aux faits issus des neurosciences. TP table notamment sur une interprétation de la nature des capacités mentales exigées pour être tenu responsable, pour montrer que les critères d’attribution de ces capacités sont nécessairement comportementaux.

Au fil du chapitre, je formule quelques critiques aux positions conservatrices. En opposition à TE, j’argumente en faveur d’une thèse plus faible qui reconnaît que le droit a, à la fois, un caractère normatif et des présupposés ontologiques impliquant qu’il soit sensible aux faits relevés par les sciences. Ensuite, je nuance la position corollaire à TP rejetant toute pertinence normative aux neurosciences pour le droit. Le résultat est une position conservatrice plus conciliante envers les aspirations réformistes et, du même coup, théoriquement plus solide et crédible.

1.1. La menace du sophisme naturaliste

La réponse la plus directe que peuvent formuler les conservateurs à l’endroit du camp réformiste est de nier carrément la possibilité d’une influence des neurosciences sur le droit. C’est ce que j’appellerai la position « dure », qui fait l’objet du présent chapitre. Comme mon argumentation le fera ressortir, des positions plus nuancées sont toutefois possibles et même souhaitables. Néanmoins, chaque position conservatrice s’appuie sur une interprétation – plus ou moins forte – des deux premières propositions présentées en introduction.

19 Sur les perspectives mécaniste et psychologique ainsi que sur leur opposition, voir la section 0.1 de l’introduction du

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Dans cette section, je m’intéresse à la première proposition et à un argument conservateur accusant les réformistes de commettre ce que la tradition philosophique a nommé le sophisme naturaliste.

L’expression « sophisme naturaliste » (naturalistic fallacy) est utilisée pour référer à une famille d’erreurs consistant à identifier sans justification supplémentaire une propriété morale (prescriptive ou évaluative) à une propriété naturelle (empirique) ou à tirer une conclusion normative de prémisses strictement descriptives (empiriques)20. Se baser sur un état de fait, une description scientifique de processus neuronaux, pour répondre aux questions éminemment normatives que pose le droit serait une instance de ce type de sophisme.

Even if neuroimaging were perfected to accurately measure the neural processes associated with our motivational states and actions, it would not directly translate into simple answers to normative questions such as whether or to what degree people can be responsible for their behavior. These judgments will always be influenced by social norms. This point follows from what may be the strongest reason for questioning the use of neuroimaging to make ethical or legal judgments about people’s behavior. It would involve moving from empirical claims about their brain to normative claims about how people ought to behave. Free will and responsibility are not fundamentally empirical but normative notions reflecting social conventions and expectations about how people can or should act. (Glannon 2005 : 81.)

Glannon souligne une distinction importante entre les neurosciences (empiriques) et le droit (normatif), en accord avec la première proposition, concernant le caractère normatif du discours juridique, qu’on peut entendre en deux sens. En premier lieu, le droit fournit aux agents des raisons d’agir, c’est-à-dire qu’il a pour visée de réguler et d’orienter l’action des agents. Il ne prend pas le comportement humain pour objet d’étude, mais cherche plutôt à l’influencer. En second lieu, le droit mobilise des notions normatives. Il ne décrit pas des processus naturels, mais formule plutôt des catégories artificielles ou construites socialement, ainsi que les critères permettant de les appliquer, c’est-à-dire des critères permettant de déterminer si une certaine situation, un certain comportement ou un certain individu peut être rangé sous une de ces catégories. Par exemple, la responsabilité pénale ne réfère pas à une propriété naturelle, mais à l’évaluation d’une situation au regard de certaines normes. Déterminer si une personne est responsable d’un acte criminel et doit en être tenue responsable par l’imposition d’une sanction est le résultat d’un jugement pratique, contraint par un ensemble de normes. L’argument conservateur est que ces normes ne peuvent être justifiées que par des arguments de nature morale, politique ou légale :

Law’s questions are matters of practical reason whereas science’s questions are matters of theoretical reason. On the former issue, how to live together, science must generally fall silent. When it does not, it masks moral and political judgments with the white coat of the dispassionate investigator. (Morse 2010a : 158.)

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La deuxième proposition permet d’établir le lien entre la responsabilité, la raison pratique et le sujet à qui s’adresse le droit. La responsabilité est fonction de la possession de certaines capacités mentales. Or, ces capacités sont principalement liées à la raison pratique. On dira que la responsabilité se rapporte à (tracks) des capacités mentales en ce qu’elle est fonction de la possession de ces capacités par le sujet auquel s’adresse le droit. Par exemple, il est convenu en droit criminel qu’une personne n’est responsable que si elle a la capacité, au moment de l’acte, de distinguer le bien du mal. Ainsi, sa responsabilité est fonction du fait qu’elle possède ou non cette capacité et qu’elle la possède à un niveau jugé suffisant.

La menace du sophisme naturaliste exige d’admettre qu’une référence aux neurosciences ne suffit pas pour clore le débat sur la nature des capacités qui devraient être retenues comme pertinentes pour juger de la responsabilité d’un individu, ni sur le niveau suffisant de ces capacités que doivent posséder les agents tenus responsables. Il sera toujours nécessaire de mobiliser au moins une prémisse de nature normative dans le raisonnement.

Or, si la responsabilité se rapporte essentiellement aux capacités mentales des agents, pourquoi les neurosciences – qui étudient justement les fonctions cognitives et mentales des individus – ne pourraient-elles pas malgré tout être utiles? Par exemple, un portrait neuroscientifique de la situation d’une personne pourrait permettre d’évaluer l’atteinte du niveau adéquat de possession de capacités mentales, même si ce niveau a été préalablement fixé par un jugement normatif. Pour répondre à cette interrogation, les conservateurs « durs » doivent déployer deux autres thèses, beaucoup plus fortes : la thèse de l’étanchéité et la thèse de la préséance.

1.2. La thèse de l’étanchéité

La thèse de l’étanchéité (TE ci-après) est défendue, notamment, par Waldbauer et Gazzaniga (2001), Gazzaniga (2005, 2006, 2010), Bennett et Hacker (2003), Pardo et Patterson (2013)21, et Morse (2006)22. Bien que chaque auteur la développe d’une manière qui lui est propre, la présentation qu’en font Waldbauer et Gazzaniga est suffisamment complète pour servir de base à l’analyse :

21 Bennett et Hacker ainsi que Pardo et Patterson développent une position qui entre en conflit avec certaines

affirmations que font Waldbauer et Gazzaniga. Par exemple, Pardo et Patterson s’objectent explicitement à l’idée que le cerveau puisse « suivre des règles », et qu’il soit sensé de dire que « l’on suit une règle inconsciemment » (2013 : 12-14), des expressions qu’utilisent Waldbauer et Gazzaniga (2001 : 362) adoptant en cela un modèle computationnaliste de l’esprit. Ces désaccords portent cependant davantage sur les conséquences et l’étendue de TE que sur la validité ou la vérité de ses prémisses.

22 Morse affirme que les neurosciences sont généralement non pertinentes (2006), mais sa position est, au mieux, plus

nuancée que TE telle que je la présente dans le présent chapitre et, au pire, ambiguë quant à ses réelles implications. Sa position a aussi évolué avec le temps (cf. Morse 2010b). Pour l’instant, je ne m’attarde qu’aux éléments soutenant TE. Je reviens plus loin sur les éléments dans l’œuvre de Morse qui en divergent.

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