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Chapitre 2. Droit et libre arbitre

2.1. Causalité et déterminisme, libre arbitre et responsabilité

Le rapport entre la causalité et la responsabilité soulève de multiples questions. Par exemple, un agent peut-il être responsable d’une situation dont il n’est pas la cause ? Comment déterminer ce qui constitue une cause pertinente pour l’attribution de la responsabilité d’un crime, plutôt qu’une condition d’arrière-plan qui n’a pas à être mentionnée dans l’explication causale ?37 La question qui m’intéresse ici concerne l’explication causale de l’action dans les cas où il n’est pas controversé que l’acte criminel résulte d’un mouvement corporel de l’agent ou, dans le cas d’une omission, de l’absence d’un mouvement corporel que l’agent aurait pu causer38. Surtout, il s’agit d’analyser quel rôle joue la causalité, ainsi entendue, dans la présomption ou l’attribution de responsabilité, de même que dans les moyens de défense et les motifs recevables d’excuse. Plus précisément, il s’agit d’analyser les liens entre la notion de causalité et les dimensions de la responsabilité pertinents dans le cadre du présent mémoire, soit la responsabilité comme capacité, comme imputabilité et comme culpabilité39.

Le problème pour la responsabilité se pose du moment qu’on adopte une théorie métaphysique du libre arbitre ainsi qu’une théorie juridique de l’excuse établissant un lien entre la causalité et la non-responsabilité. L’adoption de telles théories est-elle justifiée ? L’objectif de la présente section est de clarifier les liens entre ces concepts pour éclairer l’argument conservateur niant qu’il soit nécessaire, pour qu’un agent soit tenu responsable d’un acte, qu’il ne soit pas soumis à la causalité comme n’importe quelle autre partie de la nature.

2.1.1. Causalité et déterminisme

Dans sa formulation la plus classique, le déterminisme se présente comme une thèse métaphysique selon laquelle tout événement (au temps tn) est entièrement déterminé par l'état physique du monde au moment qui le précède (tn-1) en conjonction avec les lois de la nature40. Une autre thèse générale qu’on peut qualifier de déterministe est que chaque événement est l’effet d’une cause suffisante, ou de la conjonction de causes qui entraînent nécessairement cet effet. Appelons cette thèse le déterminisme causal universel. Or, les neurosciences n’ont pas nécessairement à faire l’hypothèse du déterminisme causal universel pour remettre

37 Il y a pratiquement une infinité de causes à chaque événement, plusieurs n’étant pas pertinentes pour les fins de

l’explication qu’on cherche dans un contexte donné. Certaines rendent possible l’événement sans être déterminantes (conditions d’arrière-plan), d’autres sont tout à fait accessoires. Seulement quelques-unes seront retenues comme étant les véritables causes. Sur la base de quels critères effectue-t-on ces distinctions en droit criminel ? Sur cette question, voir notamment Feinberg (1970 : 143, 158-167).

38 Dans la suite du texte, je traiterai les actions et les omissions en bloc. Or, des distinctions pourraient être nécessaires,

car les omissions soulèvent des problèmes particuliers concernant la causalité et la responsabilité (Bernstein 2015). Cependant, ces distinctions ne doivent pas nous préoccuper ici.

39 Voir la section 0.2. de l’introduction du mémoire.

40 Voir, par exemple, van Inwagen (1975). Présenté formellement : la conjonction de l’ensemble des faits empiriques à tn

en question la responsabilité. En effet, l'explication causale qui est à l'œuvre entre les états du cerveau et les comportements suffit41. Appelons cette thèse, circonscrite aux événements mentaux et aux comportements, le déterminisme causal local42. Pour lancer leurs défis, les neurosciences n’ont pas besoin de mobiliser la thèse générale du déterminisme, mais simplement de montrer que les causes neurologiques sont nécessaires et suffisantes pour la pensée et l'action : « The debate on free will is shifting away from external factors such as natural laws and events in the past to internal factors associated with the relation between our brains and minds. » (Glannon, 2011 : 15.)

En effet, le premier défi posé par les neurosciences repose sur le fait qu’elles produisent des explications des processus cognitifs et affectifs, ainsi que des comportements, en termes de causes, en invoquant des facteurs internes au fonctionnement du cerveau. Elles s’intéressent aux relations causales impliquant les activités cérébrales, comme causes ou comme effets. Les neurosciences peuvent jouer un rôle déstabilisateur du seul fait de découvrir des causes proximales de la décision ou de l’action (Greene et Cohen 2004 ; Eagleman 2011) sans nécessairement devoir affirmer que la causalité est, par ailleurs, omniprésente dans le monde. Plutôt, la spécificité de l'explication neuroscientifique tient au fait que les causes de nos actions sont de mieux en mieux connues et donc de plus en plus concrètes et difficiles à ignorer. De plus, ces causes sont liées de manière plus directe avec les états mentaux et les comportements que ne peuvent l’être les lois naturelles évoquées dans la thèse classique du déterminisme ; elles canalisent toutes les autres influences causales et ont ainsi un effet de « goulot causal » (causal bottleneck) (Greene et Cohen 2004 ; Moore 2012).43

41 Moore (2012 : 262) affirme en effet que « […] the challenge presented by brain-state causation is independent of

whether universal causation (determinism) is true ».

42 Sur la distinction entre déterminismes universel et local, voir Fischborn (2016) et Roskies et Nahmias (2016). Plusieurs

autres distinctions pourraient être faites, entre différentes formes de causalité (en métaphysique) ou d’explications causales (en épistémologie). De même, il y a différentes conceptions de ce que signifie le déterminisme universel (Vincent 2015). Je fais ici abstraction de ces complications supplémentaires en adoptant le cadre de Morse, beaucoup plus simple, qui a l’avantage de s’ancrer dans une compréhension commune de ces concepts et qui trouve écho dans l’essentiel des écrits en neuroéthique et en neurodroit concernant les rapports entre causalité et responsabilité pénale. Cela ne signifie pas, cependant, que les enjeux soulevés par Vincent (2015) concernant, par exemple, les différences possibles entre la vision scientifique du monde et le déterminisme ne sont pas réels et ne méritent pas un traitement adéquat dans le cadre d’une autre recherche.

43 Il va sans dire que ces thèses sont controversées. D’une part, l’idée que les causes neurologiques canalisent toutes les

autres causes semble impliquer une position internaliste en matière de contenu et d’efficacité du mental, rejetant d’emblée une position externaliste alors qu’il s’agit d’un point de dispute bien vivant. Dans le débat sur ces questions, la position externaliste semble même avoir plus d’adeptes que la position internaliste (Bourget et Chalmers 2014). La thèse du « goulot causal » tient-elle toujours si, par exemple, le contenu des états mentaux (ou de certains états mentaux) ne peut être expliqué sans référence à des causes extérieures à la vie mentale de l’agent, qui plus est extérieures à son cerveau, comme la présence d’un objet ou l’existence d’une norme sociale ? D’autre part, affirmer que les causes neurologiques sont des causes suffisantes peut sembler présumer ce qui doit justement être démontré. Je laisse ces problèmes importants de côté dans le cadre de ce mémoire pour me concentrer sur le débat entre ceux qui acceptent les termes qui les engendrent.

Bien que, selon certains, les neurosciences donnent aussi des raisons supplémentaires d’embrasser la thèse métaphysique du déterminisme causal universel (Cashmore 2010), la réponse à donner au premier défi ne doit donc pas simplement nier cette forme de déterminisme, ce qui par ailleurs n’est pas souhaitable44, mais doit plutôt s’attaquer au rapport entre causalité et responsabilité.

Ce premier défi, celui de la causalité proximale ou du déterminisme causal local, trouve naturellement sa traduction juridique dans une théorie causale de l’excuse. C’est pourquoi cette théorie causale de l’excuse, d’une part, et la thèse selon laquelle le libre arbitre est une condition nécessaire de la responsabilité, d’autre part, sont les cibles des arguments conservateurs. Les prochaines sous-sections explicitent respectivement la notion de libre arbitre (2.1.2.) et la théorie causale de l’excuse (2.1.3.).

2.1.2. Causalité et libre arbitre

Jusqu’à maintenant, je n’ai traité du libre arbitre qu’au sens d’un pouvoir que possède un agent de produire un effet dans le monde sans être lui-même soumis à la causalité, donc du pouvoir pour l’agent d’être la source ou la cause ultime de son action. Il existe cependant d’autres conceptions du libre arbitre, provenant de perspectives théoriques radicalement différentes. Ces théories se démarquent les unes des autres principalement en ce qui concerne le rapport à la causalité, en réponse à deux questions : (1) est-ce que le libre arbitre est compatible avec le déterminisme causal ? et (2) est-ce que le déterminisme causal est vrai ? Si une réponse négative est donnée à la première question, on parlera d’une théorie incompatibiliste. Si une personne ne possède de libre arbitre que lorsqu’elle n’est pas soumise à la causalité au même titre que les autres objets dans le monde, cela veut dire qu’elle ne peut pas avoir de libre arbitre si le déterminisme causal est vrai. On dira, par exemple, qu’un agent doit avoir un véritable choix entre différentes options d’action, qu’il « aurait pu agir autrement », et donc qu’au moins certains de ses choix ne sont pas soumis au déterminisme. De cette perspective, si l’on juge que le libre arbitre existe, on adopte une position libertarienne (ex. Kane 1996) et on doit répondre négativement à la seconde question. Sinon, si l’on juge plutôt que le libre arbitre n’existe pas, on adopte comme position le déterminisme dur (ex. Spinoza 1955 [1674]) ou encore l’illusionnisme, selon lequel, bien que le libre arbitre n’existe pas, il est une illusion nécessaire pour préserver la moralité (Smilansky 2000). D’autres iront plus loin en affirmant que le libre arbitre est incompatible tant avec le déterminisme qu’avec sa négation. On parle alors d’incompatibilisme dur (ex. Pereboom 2001 ; Strawson 1989, 1994).

À l’inverse, si une réponse affirmative est donnée à la première question, alors nous sommes en présence d’une théorie compatibiliste. Par exemple, un argument classique défendu par Harry Frankfurt vise à

démontrer qu’il n’est pas nécessaire qu’un agent « ait pu agir autrement » pour qu’on considère qu’il a agi librement (Frankfurt 1969, 1971). D’autres tenants de cette théorie vont plutôt insister sur des capacités de contrôle ou de direction de l’action, ou de délibération rationnelle, qui ne requièrent pas la négation du déterminisme (ex. Dennett 1984, 2003). Certains acceptent que le déterminisme puisse menacer le libre arbitre, mais refusent d’en tirer la conclusion que le déterminisme est aussi incompatible avec la responsabilité morale, une position appelée semicompatibilisme (ex. Fischer et Ravizza 2000)45. Pour le compatibilisme, il peut être indifférent de savoir si le déterminisme causal est vrai, l’important étant qu’il ne pose pas problème à l’existence du libre arbitre. Cependant, pour certains, l’existence du déterminisme causal constitue un argument supplémentaire en faveur du compatibilisme, par exemple si l’on juge que le déterminisme causal est une condition nécessaire au libre arbitre. Suivant cette dernière conception, c’est plutôt l’indéterminisme causal qui est incompatible avec le libre arbitre (Hobart 1934).

Chacune de ces familles de théories se décline en diverses théories particulières. Plutôt que de devoir préciser, à chaque occurrence de l’expression « libre arbitre », à quelle théorie je fais référence, j’utiliserai systématiquement cette expression dans le sens incompatibiliste comme je l’ai fait jusqu’à présent. Ce choix est motivé par le fait que c’est dans ce sens que les auteurs réformistes l’utilisent. Cela me permet donc d’argumenter directement sur leur territoire. De leur côté, les auteurs conservateurs expriment généralement une adhésion à une forme ou l’autre de compatibilisme, mais leurs arguments ne reposent que rarement sur une telle théorie. En effet, ils nient que la responsabilité pénale requière le libre arbitre et peuvent donc demeurer agnostiques quant à la métaphysique de la liberté humaine.

Par ailleurs, pour certains juristes et philosophes du droit, le libre arbitre n’est que le terme technique utilisé pour dénoter les conditions, quelles qu’elles soient, pour être légitimement tenu responsable de ses actions (Parent 2008)46. Dans ce contexte, la responsabilité requiert évidemment le libre arbitre, mais en un sens pratiquement tautologique qui ne fournit donc que peu d’indications quant au contenu sémantique du concept.

2.1.3. Causalité et responsabilité

Selon la théorie causale de l’excuse (dorénavant TCE), la causalité est une condition à la fois nécessaire et suffisante pour qu’un accusé soit excusé des charges criminelles qui pèsent contre lui. Les motifs valables d’excuse trouveraient donc leur justification dans la causalité elle-même, du fait que le comportement criminel reproché est causé par des facteurs qui ne relèvent pas de l’agent47. En corollaire, cette théorie implique que

45 La position de Morse, que je présenterai à la section 2.4. appartient à cette famille de théories. 46 Je reviens sur cette « définition ouverte » plus loin dans ce chapitre, à la section 2.2.

47 Par l’expression « cause ou facteur qui relève de l’agent », j’entends couvrir à la fois la causalité par des événements

pour être tenu responsable, un agent doit agir hors de l’influence de causes qui ne relèvent pas de lui. Il doit être, lui-même, la cause ultime de son action. Je référerai à cette dernière thèse, qui est une version de la théorie incompatibiliste du libre arbitre, par l’acronyme CU. La TCE s’avère être une présupposition implicite chez plusieurs auteurs, plutôt qu’une théorie explicitement défendue (Moore 1985). Elle s’exprime dans des affirmations telles que celle-ci du neuroscientifique David Eagleman, où le libre arbitre est invoqué comme justification commune à l’ensemble des distinctions permettant de déterminer si une personne est responsable ou non : « If you crash your truck into a roadside fruit stand, the law cares whether you were driving like a maniac or instead were the victim of a heart attack. All these distinctions pivot on the assumption that we possess free will. » (2011 : 114)48 Elle s’observe aussi dans la tendance à considérer que la découverte d’une cause du comportement criminel, qu’elle soit biologique, environnementale ou autre, implique qu’il faille intégrer au droit un motif d’excuse correspondant ou préciser conséquemment les motifs qui existent déjà (Moore 1985). En ce sens, les neurosciences fourniraient au droit des explications causales du comportement criminel qui apparaissent menaçantes pour la responsabilité sur la base de ce présupposé. C’est que les motifs d’excuse auraient pour justification, justement, le fait que l’agent ait son comportement déterminé par des causes qui ne relèvent pas de lui.

En réponse à ces thèses, l’argument conservateur vise à nier la TCE et à lui substituer une autre interprétation des motifs d’excuse et de leur justification. Certains, comme Morse, vont nier chacune des deux conditions énoncées dans la TCE, affirmant ainsi que la causalité n’est ni nécessaire, ni suffisante pour excuser un accusé, et que CU n’est donc pas une condition nécessaire d’attribution de la responsabilité à un agent49. Or, la négation de la TCE ouvre aussi sur une autre possibilité. En effet, pour nier que la causalité soit à la fois nécessaire et suffisante, il suffit de ne rejeter qu’une des deux conditions. Greene et Cohen (2004), par exemple, considèrent que la mise à jour des causes proximales (neurologiques) de l’action suffit à remettre en question la responsabilité d’une personne et donc à l’excuser de ses gestes, bien qu’elle ne soit pas

les théories libertariennes qui postulent une relation causale uniquement entre des événements (event-causal accounts) et celles qui postulent une relation causale entre un agent et des événements (agent-causal accounts). Au même titre, dans ce qui suit, j’entends l’idée que l’agent est la « cause ultime » de son action au sens où l’on ne pourrait pas remonter la chaîne causale menant à une action au-delà de l’agent lui-même ou d’un événement impliquant l’agent, tel qu’un choix ou une préférence. Néanmoins, il convient de noter que les critiques réformistes réfèrent presque exclusivement à une conception du libre arbitre qui repose sur la causalité de l’agent et le vocabulaire utilisé reflète cette préférence.

48 Eagleman est aussi très clair sur le fait qu’il entend les termes « libre arbitre » au sens incompatibiliste de CU : « So in

our current understanding of science, we can't find the physical gap in which to slip free will – the uncaused causer – because there seems to be no part of the machinery that does not follow in a causal relationship from the other parts. » (2011 : 112.)

49 Bien que certains puissent ajouter que CU n’est pas non plus une condition suffisante pour l’attribution de

responsabilité, un tel argument n’est pas nécessaire et plusieurs demeureront agnostiques concernant, d’une part, la thèse métaphysique incompatibiliste et, d’autre part, ce qu’elle impliquerait pour la responsabilité. Il suffit pour eux de montrer qu’on n’a pas à référer à la thèse incompatibiliste en droit criminel.

nécessaire ; d’autres motifs pouvant aussi jouer un rôle. En corollaire, ils cherchent à montrer que CU est, de son côté, une condition nécessaire de l’attribution de la responsabilité. Ils endossent ainsi ce qu’on pourrait qualifier de « version faible » de la TCE. Je reviens sur cette possibilité à la section 2.3., après avoir explicité en quoi la « version forte » est problématique.