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Chapitre 3. Droit et explications mécanistes

3.1. Des personnes « en voie de disparition »

3.1.1. Le problème de l’éliminativisme

En premier lieu, l’idée que la personne serait « en voie de disparition » réfère généralement à une représentation du monde où il n’y a que des événements et aucune place pour des agents ou des personnes sui generis. En ce sens, c’est un problème qui touche toutes les conceptions de l’action qui reposent sur la causalité événementielle et refusent la causalité de l’agent (comme, selon ma compréhension, la conception mise de l’avant par Morse). Dans le cas qui nous occupe, elle désigne de manière plus restreinte l’idée que la description de la réalité que font les sciences comme la physique, la biologie et les neurosciences ne contient pas les éléments qu’on associe normalement à un agent : pas d’états mentaux, pas de rationalité, pas de choix, etc. Il n’y a que des relations physico-chimiques entre structures neuronales. Il est donc plus juste de parler d’absence d’action que d’agent en voie de disparition.

qui l’empêche entre autres de bien catégoriser les problèmes posés au droit par les neurosciences. Néanmoins, je référerai à cette expression ici pour qualifier l’épiphénoménisme.

Le fait qu’on ne trouve pas la « personne » ou, plutôt, des états mentaux directement dans les résultats d’imagerie par résonnance magnétique (IRM), ou parmi les variables incluses dans les meilleures théories neuroscientifiques, n’est pas la preuve qu’ils n’existent pas. Néanmoins, il importe de pouvoir rendre compte de la manière dont les états mentaux et les capacités attribuées aux personnes sont liés aux mécanismes neurophysiologiques, si l’on est pour leur accorder une réalité. Pour plusieurs, l’absence d’une parenté de structure entre les niveaux neurophysiologique et mental sonnerait le glas de la PSC :

[...] If it were to turn out that the physical mechanisms that completely explain human behavior at no level exhibited the structure of beliefs and desires, then something we had all along believed, viz. that beliefs and desires were among the causes of behavior, would turn out to be false. (Loar 1981 : 14, cité dans Sifferd 2006 : 595, note 38.)

L’éliminativisme par rapport à la PSC est généralement mis de l’avant en présentant les neurosciences comme les plus à même de fournir une théorie psychologique scientifique qui remplacerait, à terme, la PSC :

Eliminativists claim that beliefs and desires are not ‘real’ psychological entities, and thus as a psychological theory CSP[87] should be abandoned for other explanations of human behavior that postulate real psychological states. […] commonsense psychological entities do not seem to be the type of entities which instantiate strict causal laws, whereas other psychological entities, such as neurological ones, are. Thus other psychological theories seem to have [an] explanatory power [that] CSP lacks. (Sifferd 2006 : 577.)

Ce qui motive l’éliminativisme est l’échec de la référence, le fait que les termes désignant les états mentaux postulés par la PSC ne réfèrent à aucune réalité dans le monde physique. Ce sont des entités théoriques appartenant à une mauvaise théorie appelée à tomber en désuétude au fil de l’avancement des neurosciences. Ainsi, ils ne peuvent pas figurer dans une description ou une explication viable de quelque phénomène que ce soit. Les exemples consacrés dans les écrits portant sur l’éliminativisme sont les concepts de phlogiston ou de sorcière (Levy 2014 ; Sifferd 2006). Le phlogiston était un fluide évoqué en chimie pour expliquer la combustion, avant que ne soit découvert le mécanisme réel constituant cette réaction. Dans ce cas, la découverte du rôle de l’oxygène a mené à l’élimination du concept de phlogiston. Qui plus est, cet élément qui était cru responsable de la chaleur et de la flamme produites ainsi que de la perte de masse perdue lors de la combustion a pu être remplacé par un mécanisme ayant une plus grande valeur explicative. Pour un éliminativiste par rapport à la PSC, les états mentaux sont comme le phlogiston : des entités postulées qui n’ont de valeur explicative que parce que nous n’avons pas encore trouvé les véritables mécanismes derrière les processus cognitifs et le comportement humain, et qui, une fois que nous identifions ces mécanismes, en diffèrent trop pour que nous puissions encore les ancrer dans notre meilleure théorie du phénomène. De même, le concept de sorcière, soit une femme ayant des pouvoirs magiques, a dû être

abandonné lorsqu’il est devenu manifeste que de tels pouvoirs n’existent pas, sinon pour référer à un personnage de fiction. Il en serait ainsi du concept de « personne responsable » s’il devenait manifeste que personne ne peut avoir les capacités nécessaires pour lui appliquer le concept de manière réaliste.

Andrew E. Lelling (1993), en s’appuyant fortement sur Churchland (1981), propose une revue systématique de la position éliminativiste par rapport à la PSC en droit criminel. Les arguments avancés sont multiples. Notamment, l’éliminativisme considère que la PSC a trop peu progressé depuis ses premières formulations, à un moment où le portrait dressé par les neurosciences était encore inconcevable, et que cela fait qu’il est plausible qu’elle soit aujourd’hui obsolète. Il prend aussi l’apparente difficulté de la PSC à s’harmoniser avec les sciences de la nature, de plus en plus intégrées, et son incapacité à rendre compte de certains phénomènes psychologiques comme la maladie mentale ou la mémoire, comme des raisons supplémentaires de douter de sa pertinence. Aucun de ces arguments n’est concluant en soi, mais vise à justifier un programme de recherche éliminativiste.

Pour les tenant de la position conservatrice, la validité de la PSC comme théorie de l’esprit, même partielle, est importante pour le droit criminel et ce, à plusieurs niveaux. Éliminer la PSC priverait le droit des termes à partir desquels il comprend l’action humaine et catégorise les individus, ce qui ne serait évidemment pas sans conséquences :

CSP is used by the criminal law to categorize offenders (as guilty, not guilty, insane, etc.) and to determine the appropriateness of penalties, some of them, very severe. Certainly, if CSP were an inaccurate theory we wouldn’t want to continue to use it, because we would expect the theory to categorize offenders inaccurately. (Sifferd 2006 : 598)

Néanmoins, l’élimination n’est pas la conséquence d’une réduction d’une entité théorique à un mécanisme sous-jacent jusque-là inconnu. Au contraire, une réduction signifie que l’entité en question est identifiée88 avec

le mécanisme, ce qui permet d’en fournir une explication. Si par exemple on montre qu’un certain état mental est la même chose qu’un certain état neurophysiologique, on vient de donner une explication neurophysiologique de cet état mental (Moore 1985 ; Levy 2014). L’éliminer consiste plutôt à montrer que le mécanisme en question est, finalement, tout autre chose que l’état mental qui était postulé. Les arguments anti-éliminativistes répondent généralement aux arguments éliminativistes en déployant des variantes de ce positionnement réductionniste. Or, ce n’est pas la voie choisie par Morse, qui met plutôt de l’avant une position

88 J’utilise par souci de simplicité la notion d’identification ou d’identité pour caractériser la relation entre une ce qui fait

l’objet de la réduction et ce à quoi cet objet est réduit, mais il convient de mentionner que ce n’est pas la seule relation possible ni celle qui est favorisée dans les conceptions les plus contemporaines du réductionnisme. Il sera par exemple plus généralement question de réduction fonctionnelle des propriétés mentales et donc d’une fonctionnalisation des propriétés mentales, où ces dernières sont conceptualisées comme des fonctions réalisées par des processus neurologiques. La bonne manière de concevoir la nature de la réduction est sujette à des débats complexes et je me contenterai ainsi de remarques générales sur le réductionnisme.

non réductionniste. J’aborde plus directement cette position à la section 3.2., je la laisse donc de côté pour passer dès maintenant à la deuxième face du défi, l’épiphénoménisme. Cette thèse est aussi une contradiction du réalisme de la PSC, dans la mesure où la PSC implique, au-delà d’un ensemble d’entités, des relations et des « pouvoirs » comme l’efficacité causale des états mentaux.