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Chapitre 3 La voie autonome (1974-1981)

3.1 Le prix d'une victoire

La décision de l'Assemblée des gouverneurs réinstituant la Télé-université le 26 juin 1974 dans la perspective des propositions contenues dans le Livre Blanc, malgré un contexte adverse, constitue évidemment pour cette dernière une victoire éclatante. Elle est d'autant plus méritoire qu'il eut été facile, pour le président de l'Université du Québec, de constater le désaccord autour du projet de télé-université et de proposer de lui accorder un peu plus de marge de manœuvre sans toutefois lui donner les pouvoirs qu'elle réclamait. La conviction du président Després quant à la valeur novatrice de ce projet et son intérêt pour l'Université du Québec y est pour beaucoup, mais aussi le bénéfice du doute qu'il accorde à la jeune institution en butte aux brimades des autres constituantes1 :

Chacune voulait être la Télé-université, ou aurait voulu dicter à la Télé-université ce qu'elle devait faire... Je me suis dit : « On va partir avec un nouveau mandat »

À cet égard, le rapport du président qui inspire la résolution A-61-1213 apparaît donc beaucoup plus marqué par la recherche d'un nouvel équilibre à long terme entre la Télé-université et les constituantes que par un compromis entre leurs revendications respectives. Et c'est à juste titre que la Télé-université peut saluer la conquête de son autonomie et se glorifier d'être devenue la dixième constituante de l'Université du Québec2.

Mais c'est une victoire à la Pyrrhus. Car si la Télé-université a effectivement obtenu les pouvoirs académiques et administratifs qu'elle recherchait, son champ d'action a été sensiblement modifié. En effet, la Télé-université n'a plus la responsabilité de coordonner la formation à distance dans l'Université du Québec, les constituantes se voyant reconnaître la capacité de mener elles aussi des activités de

1 Pour l'amour d'une idée, Archives audio-visuelles, Télé-université, 1992,

Transcription de l'entrevue accordée par Robert Després à Nicole Marchand.

formation à distance. Responsable de la formation « au même titre qu'une unité constituante » elle continue d'être une organisation expérimentale, mais sa vocation est dorénavant limitée au perfectionnement des adultes en situation de travail —dont les programmes PERMAMA et PERMAFRA sont les premiers exemples—, à la formation culturelle ayant pour toile de fond l'« analyse critique de la vie de l'homme dans le Québec contemporain », et à des actions conjointes à la demande des constituantes.

Ce programme d'action est copieux et les pouvoirs dont la Télé-université se trouve investie sont substantiels. Mais ceci n'empêche pas certains remous au sein même de la Télé-université, notamment de la part de Réginald Grégoire, qui dénonce l'imprécision des objectifs assignés à la Télé-université par la nouvelle résolution et le contexte de compétition dans lequel elle devra désormais évoluer, ces deux facteurs lui apparaissant affaiblir le projet de télé-université qui « demeure encore totalement à faire ». En effet, si l’entreprise Télé-université sourit à Fernand Grenier, qui y voit l’occasion de mettre sur pied une ambitieuse organisation, l’envergure même de ce projet apparaît dangereuse à Réginald Grégoire pour qui la raison d’être même de la Télé-université réside dans la patiente mise au point d’une pédagogie destinée aux adultes. Sans compter, facteur aggravant, que ces modifications ont été effectuées sans que l'équipe des permanents de la Télé-université en ait été informée1. Bien

entendu, Fernand Grenier récuse cette interprétation et voit plutôt dans la nouvelle donne une situation de responsabilités nouvelles, certes accompagnée de risques, mais qui permet cependant à la Télé-université d'échapper à l'impasse dans laquelle elle se trouvait et de tenir sa destinée entre ses mains2.

Procès d'intention ? Opposition entre une perception pessimiste et une perception optimiste d'une situation en devenir ? Assurément, la nouvelle résolution n'a pas encore été mise à l'épreuve de la réalité et il est un peu trop tôt pour prédire la banalisation du projet de télé-université. Cependant, le malentendu est plus profond. Pour Réginald Grégoire, la Télé-université est essentiellement un projet expérimental destiné à jeter les bases d'un système de formation à distance au Québec, afin d'incarner le rêve du président Riverin et de mettre sur pied une université nouvelle et moderne, ouverte aux besoins et réalités des adultes. Pour Fernand Grenier, il s'agit

1 Lettre adressée le 12 juillet 1974 à Fernand Grenier par Réginald Grégoire. 2 Lettre adressée le 15 juillet 1974 à Réginald Grégoire par Fernand Grenier.

plutôt d'un organisme destiné à répondre rapidement à de multiples besoins à l'échelle du Québec1 :

Le projet m'intéressait par sa nouveauté, par la possibilité d'ouvrir l'Université sur des besoins pour lesquels les universités ne semblaient pas bien équipées (...) La Télé-université m'apparaissait comme l'occasion rêvée de s'étendre sur l'ensemble du territoire par le biais d'une structure pas trop lourde... comment rendre le plus de services universitaires sans que ça coûte les yeux de la tête.

Ces deux définitions sont sans doute complémentaires. Mais le dosage de l'action et de la réflexion semble s'être très vite avéré délicat, et ce dès les premières heures de la télé-université sous la houlette de Pierre Van der Donckt, alors que Réginald Grégoire, issu de la longue tradition de télévision éducative de Tévec,2

constate l'inexpérience et la fébrilité des premiers travaux entrepris. Les ambitions de Fernand Grenier lui apparaissent donc très vite menacer le programme de recherche et développement prévu par la résolution de 19723 :

Et c'est clair que M. Grenier ne se voyait pas comme administrant un programme de développement et d'expérimentation (...) Lui, il voulait faire quelque chose de très grand, de très, très important, tout de suite (...) Il voulait une constituante : il voulait être directeur général ou recteur d'une constituante, c'est ça qu'il espérait.

Or, si la Télé-université continue d'être une organisation expérimentale aux termes de la résolution A-61-1213, rien ne vient préciser quand, ni de quelle façon, elle sera évaluée, alors que la résolution A-43-796 de 1972 établissait très clairement que la télé-université était un programme de développement et d'expérimentation d'une durée de cinq ans. Sur ce plan, l'imprécision est donc frappante. Mais loin d'être un oubli, elle constitue en fait un corollaire du rapport du président, marqué par le souci de renforcer la Télé-université face aux constituantes. En effet, pour Robert

1 Pour l'amour d'une idée, op. cit. Transcription de l'entrevue accordée par Fernand

Grenier à Nicole Marchand.

2 Voir la note explicative de la section 2.2.

Després, une évaluation rigoureuse supposait la participation des constituantes qui étaient impliquées dans son mandat, ce qui représentait un gros risque1 :

Et je me suis dit: « Qu'est-ce qui va en ressortir ? Va-t-on partir une autre guerre sur la Télé-université, alors que sans avoir une guerre, quand même, on a des discussions, des fois, qui sont difficiles ? » Alors je me suis dit à ce moment-là —c'est bien personnel— : « Oublions l'évaluation et puis essayons, si vous voulez, sans préciser encore davantage le mandat, donnons une autre orientation à la Télé-université pour un certain temps, pour voir ce qu'elle va faire. »

Ainsi, et de façon paradoxale, l'imprécision des objectifs de 1972 qui devait être clarifiée par la mise en œuvre de projets dans le cadre d'une expérimentation de cinq ans, résulte-t-elle, deux années plus tard, dans la mise en veilleuse de cette expérimentation. Certes, le contenu de la mission de la Télé-université est maintenant plus précis, puisque l'on sait à partir de 1974 que ces projets consistent en des activités de perfectionnement professionnel destinées aux adultes, ainsi que dans des activités socio-culturelles. Et certes les moyens sont maintenant donnés à la Télé-université, pour qu'elle puisse les réaliser en toute liberté. Mais il n'en reste pas moins que l'objectif de développement et d'expérimentation de systèmes d'apprentissage à distance intégrant les média technologiques et socio-pédagogiques est maintenant devenu plus périphérique. Et ce que la Télé-université a gagné en marge de manœuvre, la formation à distance l'a perdu en systématisation. En effet, non seulement l'évaluation de l'expérimentation est-elle devenue beaucoup plus floue, mais rien n'indique non plus qu'elle portera, outre la Télé-université, sur les projets de formation à distance pouvant être éventuellement développés par les constituantes. Bref, si l'institution sort renforcée de la réinstitution de 1974, le projet de développement, par la formation à distance, d'une nouvelle forme d'enseignement universitaire au Québec s'en trouve quelque peu affadi.

La satisfaction de Fernand Grenier, pilote de l'institution, et l'inquiétude de Réginald Grégoire, héritier de Tévec et porteur du grand dessein de la formation à distance2 reflètent donc bien, chacune à leur façon, la nouvelle ambiguïté de la

1 Notes d'une entrevue réalisée avec Robert Després le 14 septembre 1994. 2 Historien de formation, Réginald Grégoire s’investit dans l’expérimentation

Télé-université, à la fois plus forte dans ses moyens d'action et plus fragile dans sa démarche. Et il est remarquable de constater que si le président Després, en donnant sa chance à la Télé-université, a choisi de se distancier des constituantes, plus portées à en contrôler le développement, la Télé-université, de façon symétrique, se trouve elle aussi en rupture par rapport à son projet initial, et que le doute s'y est maintenant installé. Reste à voir si un nouvel équilibre pourra être ainsi trouvé.