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Chapitre 2. Repenser le vin sous l’angle de la théorie des pratiques sociales

3. Les enrichissements de la théorie des pratiques sociales

3.2. Privilégier une structure tripartite des pratiques

En soulignant particulièrement les dimensions matérielles, normatives et cognitives des pratiques sociales, Reckwitz (2002) a ouvert la voie à un courant de recherches se focalisant sur l’identification et la description des éléments constitutifs des pratiques sociales dont nous présentons un panorama.

3.2.1. Les significations et les activités mentales

Une première dimension des pratique sociales, liée à la cognition, est soulignée dans la définition de Reckwitz (2002) : « type de comportement routinisé qui consiste en plusieurs

éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des « choses » et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir‑faire, états émotionnels et motivations » (p. 249, d’après la traduction

de Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013).

Les pratiques sociales sont perçues comme un ensemble d’activités mentales permettant aux individus de comprendre le monde, de désirer quelque chose ou de déterminer comment agir (Reckwitz, 2002). Il est important de faire remarquer ici que les significations ou autres émotions ne proviennent pas des individus autonomes mais appartiennent plutôt à la

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pratique (Røpke, 2009). Les individus sont ainsi comme dépossédés de leur capacité à penser, réfléchir et à ressentir.

Shove et alii. (2012) proposent de résumer les activités mentales conçues par Reckwitz (2002) en avançant le terme de « significations » qui traduit l’importance de la dimension symbolique. Pour appuyer leurs propos, ils prennent l’exemple des pratiques de conduite de voiture dont la signification s’est profondément modifiée au fil des années. En effet, autrefois considérée comme simple moyen de transport, la voiture a, par la suite, permis de faire des sorties et de partager des expériences avec son entourage, ajoutant ainsi une dimension plus hédonique. Puis, des problèmes mécaniques ont commencé à survenir et ont rendu la conduite plus gênante et moins amusante. Aujourd’hui, avec les pratiques de covoiturage, la conduite est devenue plus sociale en permettant notamment de faire des rencontres tout en se préoccupant moins de la dimension économique liée au budget que représente un déplacement. À travers cet exemple, il devient clair que les significations et les dispositifs matériels sont liés et coévoluent dans le même sens (Shove et alii., 2012).

Enfin, Shove et Pantzar (2005), ont pu constater la coévolution de l’aspect matériel et des significations à travers le cas de la marche nordique qui consiste à utiliser deux bâtons, conçus spécialement pour la pratique de cette activité sportive, afin d’augmenter l’intensité de l’effort. Cette pratique sportive, originaire de Finlande, s’est constituée, parallèlement à l’amélioration des dispositifs matériels, de significations liées au bien-être et à la santé. Ainsi, les significations ont pour objectif de donner du sens aux pratiques ; elles peuvent, dans ce sens, être génériques, c’est-à-dire communes à différentes pratiques (Røpke, 2009) ou spécifiques à une seule et unique pratique.

3.2.2. Les objets et les infrastructures matérielles

Une deuxième dimension des pratique sociales, liée à la matérialité, est ensuite soulignée dans la définition de Reckwitz (2002) : « type de comportement routinisé qui

consiste en plusieurs éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des « choses » et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir‑faire, états émotionnels et motivations » (p. 249,

d’après la traduction de Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013).

Pour Reckwitz (2002), s’investir dans des pratiques signifie savoir utiliser des objets d’une certaine manière. En ce sens, ses travaux ont influencé les travaux de Shove et alii.

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(2005, 2007, 2012) qui ont révélé l’importance des dispositifs matériels au sein des pratiques sociales dans le champ de la consommation. En effet, pour eux, les objets, produits ou autres infrastructures matérielles disposent d’une place centrale dans la constitution des pratiques. Cette centralité des objets constitue une contradiction par rapport à la pensée de Schatzki et

alii. (Schatzki, Knorr-Cetina et von Savigny, 2001) qui conçoivent plutôt les objets comme

les résultats des pratiques. Ce dernier point de vue pose problème lorsque l’on s’intéresse aux manifestations de la consommation à travers l’acquisition et l’utilisation des objets (Halkier et

alii., 2011).

Dans le champ de la consommation, la matérialité dispose d’une place centrale au sein des pratiques. En prenant l’exemple du football, Reckwitz (2002) affirme, en effet, que pour jouer au football, « il est nécessaire d’avoir un ballon et des cages de but comme ressources

indispensables » (p. 252). Par cette réflexion, Reckwitz suggère que les dispositifs matériels

sont au centre des pratiques ajoutant ainsi une nouvelle dimension aux théories sociales plus conventionnelles. Cependant, dans les recherches en comportement du consommateur, le rôle central de la matérialité est mis en perspective avec les études des sciences et technologies (STS) où l’innovation constitue un thème majeur de discussion.

En étudiant les pratiques de la marche nordique, Shove et Pantzar (2005) accordent une attention particulière aux objets, notamment aux bâtons nordiques, sans lesquels la pratique ne peut s’accomplir. En allant plus loin, ils accordent également une importance aux entreprises à l’origine de ces objets, supposant une coproduction entre ces entreprises et les individus accomplissant la pratique. Par ailleurs, contrairement aux autres éléments constitutifs de la pratique, les matériaux peuvent littéralement être transportés d’un espace à l’autre à condition qu’il existe des moyens de transport adéquats (Shove et alii., 2012).

Gram-Hanssen (2011) identifie quant à elle le rôle déterminant tenu par les technologies au sein des pratiques sociales. Pour elle, les technologies sont un élément indispensable à l’évolution et à la reproduction des pratiques. Gram-Hanssen s’intéresse particulièrement à l’appropriation des objets qui diffère entre les phases d’acquisition, d’utilisation et d’élimination de ceux-ci. Elle affirme également que l’apparition d’une nouvelle technologie ne va pas nécessairement entraîner des modifications au niveau de la pratique, rejoignant de ce fait le travail de Maggaudda (2011).

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Dans son article sur la dématérialisation des pratiques de consommation musicale, Maggaudda (2011) a mis en relief le rôle crucial de la matérialité dans la création, la transformation et la stabilisation des pratiques. En effet, la technologie a, dans le cas de la digitalisation de la musique, complètement remplacé le dispositif matériel mais cela ne signifie pas pour autant que les pratiques de consommation vont se modifier ni même que la dématérialisation est une conséquence de la digitalisation. A travers les illustrations de l’iPod, du disque dur externe et du vinyle, Maggaudda (2011) montre que la digitalisation ne conduit pas nécessairement à la dématérialisation des pratiques de consommation musicale voire à la disparition du dispositif matériel, celui-ci restant important notamment au niveau social. Au contraire, la dématérialisation donne un nouveau rôle à jouer au dispositif matériel qui devient plus chargé symboliquement et socialement, exprimant ainsi de nouvelles significations ; Maggaudda parle de « rematérialisation ». Les individus révèlent, en effet, un besoin de créer des attachements avec des objets les aidant dans la construction de leur vie sociale. Par exemple, l’achat de vinyle n’est pas propre aux consommateurs de musique nostalgiques mais reflète plutôt une manière d’exprimer une résistance face aux manigances de l’industrie de la musique et ainsi augmenter leur capacité d’action (Haynes, 2006).

Enfin, afin de faciliter la performance de la pratique, les objets ou les technologies peuvent être personnifiés, c’est le cas, par exemple, des robots culinaires comme le Thermomix qui sont rebaptisés et auxquels on attribue des qualités humaines (Truninger, 2011).

3.2.3. Le savoir et le savoir-faire

Une dernière dimension des pratique sociales, liée à la normativité, est soulignée dans la définition de Reckwitz (2002) : « type de comportement routinisé qui consiste en plusieurs

éléments interconnectés entre eux : des formes d’activités corporelles, des formes d’activités mentales, des « choses » et leur usage, des connaissances de base constituées de compréhension, savoir‑faire, états émotionnels et motivations » (p. 249, d’après la traduction

de Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013).

Dans ses travaux, Reckwitz accorde un statut particulier au savoir et savoir-faire. En effet, il conçoit ces éléments de manière plus large que le simple fait de disposer de connaissances sur certains éléments. La connaissance va au-delà en permettant à l’individu de savoir ce qu’il souhaite et de se forger une certaine manière de voir le monde.

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Des auteurs, tels que Shove et Pantzar, préfèrent utiliser le terme de compétences qui regroupe savoir et savoir-faire. Par ailleurs, ce terme sous-entend également les compréhensions générales et les règles régissant les pratiques sociales. Par exemple, les pouvoirs publics diffusent souvent des règles visant à façonner les compétences des individus, notamment en matière de développement durable, les contraignant ainsi à obéir aux normes (Fournier-Schill, 2014).

Avec le développement de la technologie, certaines compétences ont été transférées de l’homme vers la machine. Néanmoins, il n’est pas nécessaire que les compétences soient activées régulièrement pour participer à la reproduction des pratiques. En effet, les compétences peuvent se mettre en veille, être gardées en mémoire ou être mises par écrit sans que les liens existants avec les autres éléments constitutifs des pratiques, à savoir les significations et les dispositifs matériels, ne se défassent. Les compétences peuvent être conservées au sein de « réservoirs virtuels » (Shove et alii., 2012) jusqu’au moment de leur mobilisation. Cependant, sans une réactualisation, des compétences peuvent rapidement devenir obsolètes et ainsi ne plus pouvoir participer à la reproduction des pratiques. Par ailleurs, en supposant qu’il est possible que les compétences persistent en mémoire, les chercheurs reconsidèrent le rôle de l’individu puisqu’il doit réaliser des efforts cognitifs pour ne pas les oublier et les réactiver au moment opportun.

En outre, les compétences sont transférables car souvent communes à plusieurs pratiques (Røpke, 2009). Il existe, cependant, des pratiques nécessitant des compétences spécifiques pas toujours accessibles, c’est-à-dire que dans certains cas les compétences peuvent ne pas être distribuées équitablement. C’est le cas des pratiques œnophiles qui, pour être accomplies correctement, nécessitent de la part du consommateur une connaissance de plus en plus aiguisée. En effet, la production de vin est de plus en plus qualitative d’année en année. Cette hausse en matière de qualité implique pour le consommateur le besoin de plus grandes connaissances pour réaliser ses achats. Or, la culture œnophile, malgré sa récente démocratisation, reste encore le fait d’une minorité. Ainsi, le choix raisonnable et non-aléatoire d’un vin implique une connaissance éclairée des produits qui peut s’appuyer notamment sur une aide externe proposée par des dispositifs de jugement.

Enfin, Truninger (2011), en combinant la théorie des pratiques sociales avec la théorie des conventions, affirme que les compétences peuvent être également intégrées non pas dans

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l’esprit de l’individu mais au sein de l’objet lui-même. En effet, avec les robots culinaires, il n’est plus nécessaire que l’individu détienne des compétences sur les manières de cuisiner mais il lui faut détenir, par contre, des compétences sur les manières d’utiliser les robots. Partant de ce constant, les pratiques culinaires sont reconfigurées et persistent grâce à l’apparition de robots culinaires ne nécessitant plus de la part du consommateur qu’il ait des connaissances poussées à ce sujet. Les pratiques culinaires sont donc distribuées entre les entités humaines et non-humaines. De manière générale, les robots domestiques ont permis à certaines pratiques sociales de se perpétuer et de reporter leur disparition définitive, cependant ce n’est pas le cas dans d’autres sphères de la consommation.

Néanmoins, des désaccords résident sur l’intégration de tous ces éléments au sein des pratiques. Par exemple, concernant les technologies, Schatzki (1996) affirme qu’elles sont les produits des pratiques, alors que Reckwitz (2002) les considère comme un élément faisant partie intégrante des pratiques. De plus, les relations qu’entretiennent les éléments constitutifs entre eux laissent de nombreuses questions en suspens notamment quant à leur coexistence à travers le temps et l’espace.