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3. Une carrière de pratiques œnophiles est-elle envisageable ?

3.1. La dynamique temporelle des pratiques sociales

Bien que la théorie des pratiques sociales postule une évolution des pratiques dans un espace-temps, peu de recherches ont été menées visant à saisir leur dynamique temporelle. En effet, le terme « carrière » revient à plusieurs reprises au sein de la littérature dédiée à la théorie des pratiques sociales. Néanmoins, la signification qui lui est attribuée semble se distinguer de l’usage qui en est fait en sociologie de la déviance.

En 2005, Shove et Pantzar identifient une « carrière » empruntée par les pratiques sociales en fonction de leur statut : proto-pratiques, où les éléments constitutifs attendent d’entrer en interaction ; pratiques, où les éléments constitutifs sont liés et ; ex-pratiques, où les liens entre les éléments constitutifs se sont défaits. En 2007, Shove et Pantzar reviennent sur cette idée de « carrière » en reconnaissant une interdépendance entre la carrière de pratiques et la carrière des individus. Pour eux, ces deux formes de carrières se façonnent mutuellement au fil de l’accumulation d’expériences. En d’autres termes, l’avancée dans la carrière dépend des interactions survenant entre les pratiques et les individus qui les réalisent. Néanmoins, bien que la carrière des pratiques et celle des individus soient supposées liées, une difficulté demeure quant à leur analyse. En effet, la carrière de pratiques doit être stable ou suffisamment stable pour pouvoir être étudiée. Or, en appliquant empiriquement la théorie des pratiques sociales à des pratiques essentiellement émergentes, il devient difficile de surmonter cette difficulté (Shove et alii., 2012). Concernant les pratiques œnophiles, l’ancienneté de la présence du vin dans la vie sociale suppose une interaction durable entre le buveur et le produit. En outre, l’émergence et le développement de la culture œnophile en tant que monde social autonome ont permis de structurer et de stabiliser les pratiques œnophiles.

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En proposant une application de la théorie des pratiques sociales au champ de la consommation, Warde (2005) suppose que les individus ont chacun une trajectoire spécifique en termes de carrière de pratiques. Il se demande comment cette dernière émerge, se développe et prend fin. Røpke (2009) prolonge l’idée de Warde et suppose qu’une carrière de pratiques prend forme selon le degré d’implication des individus. Ainsi, un individu qui « fait carrière » dispose d’un certain niveau d’expérience lui permettant d’améliorer son niveau de compétences, d’attribuer de nouvelles significations aux pratiques et de rechercher des dispositifs matériels supplémentaires. Dans cette idée, Magaudda (2011) propose le terme de « circuit des pratiques » pour mieux comprendre les conséquences de la dématérialisation sur la consommation de musique digitale. Plus particulièrement, le concept de « circuit des pratiques » permet d’expliquer à la fois les changements au niveau macro-institutionnel et les processus liant les dispositifs matériels, compétences et significations. Ce procédé heuristique rend alors possible une modélisation permettant de mieux visualiser et comprendre la manière selon laquelle les pratiques se construisent, se stabilisent et se transforment du point de vue des individus s’investissant dans ces pratiques. Ainsi, le concept de « circuit de pratiques » offre un outil visuel permettant de mieux saisir les reconfigurations des pratiques expérimentées par les consommateurs. De plus, en étudiant les pratiques culinaires avec le robot « Bimby », Truninger (2011) identifie, sans toutefois les définir, plusieurs étapes de la carrière qui se distinguent selon le niveau de compétences des individus. Ainsi, contrairement à Magaudda qui s’intéresse à la trajectoire des trois éléments constitutifs des pratiques, Truninger se concentre plutôt sur celle des compétences uniquement.

Cependant, en s’intéressant à des pratiques émergentes, à savoir la consommation de musique digitale, Magaudda propose un modèle ne s’appliquant qu’aux objets possédant une forme de dématérialisation et de digitalisation. De plus, le concept de « circuit de pratiques » tel qu’il est proposé ici n’est pas envisagé dans une perspective temporelle et est lié à un groupe social particulier, à savoir les adolescents. Enfin, Røpke (2009) comme Magaudda (2011) et Truninger (2011) semblent s’intéresser aux trajectoires des éléments constitutifs des pratiques plutôt qu’à la carrière de pratiques prise dans sa globalité.

En considérant les pratiques sociales comme le résultat des dispositions et du contexte, Lahire propose de « retracer les trajectoires des individus dans leur dimension

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Quellier et Plessz (2013), elles suggèrent une meilleure prise en compte des trajectoires formées par les pratiques sociales. Il est ainsi possible d’envisager la manière selon laquelle la carrière de l’individu et des contextes traversés façonne la carrière de pratiques sociales, interaction suggérée notamment par les travaux de Shove sans toutefois que ces derniers s’y consacrent pleinement.

Quelques recherches ont fait état de l’influence des dispositions et du contexte sur la carrière de pratiques, néanmoins elles restent modestes. Par exemple, en étudiant la carrière des pratiques sexuelles des joueuses de basket, Sablik et Mennesson (2008) révèlent que les variations en termes de carrière sont le résultat de la rencontre entre les dispositions et le contexte. En effet, à l’instar des travaux de Darmon (2003) sur la carrière anorexique, elles affirment que les dispositions sexuées « inversées » construites durant l’enfance créent une situation favorable à l’engagement dans une carrière de pratiques homosexuelles. De plus, ces dispositions « peuvent être plus ou moins homogènes ou hétérogènes, fortes ou faibles. Par

ailleurs, l’engagement dans la carrière modifie ces dispositions et/ou en crée de nouvelles »

(Sablik et Mennesson, 2008, p. 83).

Concernant les pratiques œnophiles, les dispositions ne sont pas si aisément localisées, par conséquent, les carrières des pratiques œnophiles ne sont pas « tracées d’avance » (Reckinger, 2012, p. 82). En effet, les travaux de Reckinger (2012) révèlent que le processus d’appropriation dans lequel s’engagent les amateurs de vin n’est pas indissociable de leur position sociale. Au contraire, « l’œnophilie est une construction et une acquisition

d’expérience, toujours personnelle, plus ou moins appuyée par un « collectif » (Hennion, 2003) et son émergence peut être favorisée ou défavorisée par certains facteurs sociaux, mais le jeu n’est pas joué d’avance » (Reckinger, 2012, p. 189).

Néanmoins, les caractéristiques des individus ne permettent pas de mieux comprendre la « carrière » tant qu’elles ne sont pas resituées dans le contexte (Fillieule, 2010). Le contexte joue ainsi le rôle de « révélateur » ou d’ « inhibiteur » de dispositions. En ce sens, les variables dispositionnelles tout comme les variables contextuelles influencent les carrières. Néanmoins, les études menées jusqu’à présent ont peu pris en compte le contexte de la « carrière ». Pourtant, le poids du contexte peut constituer une condition favorable à l’entrée dans une « carrière » et à son développement (Arnoult, 2011 ; Tiercelin, 2013). Ainsi, au cours de cette recherche doctorale, nous nous intéressons à l’influence de dispositions et des

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contextes traversés par les individus sur la carrière de pratiques œnophiles à travers l’analyse des pratiques discursives œnophiles.

3.2. L’influence de l’histoire subjective des individus sur les pratiques œnophiles : une nécessité de désobjectiver le concept de « carrière »

Les travaux appliquant le concept de « carrière » au champ du comportement du consommateur ont essentiellement considéré la dimension objective. Au sein de la carrière de pratiques œnophiles, la subjectivité tient une place importante ce qui conduit nécessairement à une désobjectivation du concept de « carrière ».

En nous intéressant aux pratiques œnophiles, nous ne pouvons ignorer la part de réflexivité qu’elles comportent. En effet, la réflexivité est une notion centrale des pratiques œnophiles dans la mesure où le goût et le plaisir liés à la consommation de vin ne sont pas des qualités des pratiques mais sont le résultat réflexif des pratiques (Hennion, 2004).

De plus, en racontant et en s’investissant dans les pratiques œnophiles, les individus parlent également de leurs propres histoires. Ainsi, comme s’interrogent si justement Simonnet-Toussaint et alii. (2005) : que nous dit le sujet de sa propre subjectivité en parlant du vin ? En effet, Simonnet-Toussaint et alii. (2005) ont notamment démontré que selon l’histoire subjective de l’individu, le vin pouvait être investi différemment. Leurs travaux ont permis de révéler l’influence que peuvent avoir les enjeux subjectifs sur la manière de consommer du vin. Par conséquent, le point de vue des individus vis-à-vis de leurs pratiques œnophiles est nécessairement subjectif.

Le concept de « carrière » est un concept ambigu dans la mesure où il comporte à la fois une dimension objective et une dimension subjective. En effet, comme le souligne Hughes (1937), « dans sa dimension objective, une carrière se compose d’une série de statuts

et d’emplois clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite des changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive » (Hughes, 1937, p. 408-410). Par exemple, le reclus, tel que l’analyse

Goffman (1968), est déterminé par le regard subjectif qu’il porte sur sa propre condition mais aussi par les conditions objectives imposées par l’institution totalitaire. Le concept de

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« carrière » inclut ainsi « les faits objectifs liés à la structure sociale, mais aussi les

perspectives, motivations et désirs des individus » (traduit de l’anglais par Guelmani et Sitz,

2015, p.1).

Cependant, pour Goffman (1968), « la vue d’ensemble que chaque individu se

construit lorsqu’il regarde rétrospectivement son évolution est un des aspects importants de toute carrière » (p.199). Dans le même esprit, Stebbins (1970) argumente en faveur d’une

reconsidération du caractère subjectif lié au concept de « carrière », il propose alors les termes de « carrière subjective ». En effet, il est intéressant, pour lui, de saisir l’interprétation du passé du point de vue d’un espace-temps donné qui est celui du moment de l’entretien. C’est la vision personnelle des événements passés, avec un effet rétrospectif, qui est importante et qui permet de considérer la carrière dans sa globalité.

Le poids du présent sur le récit du passé n’est pas ici un obstacle, c’est au contraire, ce qui est recherché. En effet, selon Darmon (2003), « le point de vue du présent n’efface pas

toujours le point de vue du passé, il y a parfois plus une superposition qu’un effacement de l’un sur l’autre » (p. 102). L’effet rétrospectif a une importance singulière qui ne doit pas être

négligée, il conviendrait donc mieux de parler de « reconstruction de carrière » plutôt que de « construction de carrière » qui n’engloberait que la dimension objective du concept.

Au cours de cette recherche doctorale, nous proposons ainsi de prendre pour objet d’étude la reconstruction de la « carrière » en considérant uniquement la carrière subjective telle qu’envisagée par Stebbins (1970). Ce dernier la définit notamment comme une prédisposition qui permet aux individus de développer une certaine réflexivité vis-à-vis de leurs comportements. La carrière subjective est donc une image idiosyncratique de la carrière qui s’active à partir du moment où il y a une forme de réflexivité qui émerge, celle-ci pouvant être stimulée par les sorties de carrière, la comparaison de carrières ou encore la mise en place de stratégies de carrières. La notion de réflexivité étant particulièrement centrale pour les pratiques œnophiles, nous prenons le parti de considérer la carrière de pratiques œnophiles comme une carrière subjective en nous intéressant à sa reconstruction dans sa globalité et non à son séquençage, propre à la dimension objective (Darmon, 2008). De même, le concept de « carrière » « ouvre de façon empirique sur les modes par lesquels l'ordre social prend forme

dans l'action et dans la vie des individus » (Calvez, 1994, p. 145), en d’autres termes, le

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Par conséquent, nous proposons de désobjectiver le concept de carrière en ayant recours à la méthode des récits de vie qui constitue la méthode idéale pour répondre à notre problématique dans la mesure où les récits de vie « permettent, dans une perspective

interactionniste, de saisir les subjectivités, de comprendre comment la condition est continuellement remodelée pour prendre en compte les attentes des autres » (Digneffe, 1995,

p. 148).