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Chapitre 4. Choix épistémologique et méthode de la recherche

1. Adoption d’une posture épistémologique

En sciences de gestion, trois paradigmes épistémologiques s’opposent : le positivisme, le constructivisme et l’interprétativisme, ce dernier étant souvent présenté comme une facette du constructivisme puisqu’ils ont en commun certains principes tels que la relation sujet/objet ou encore le statut de la connaissance. Dans cette section, nous justifions notre choix d’adopter une posture interprétativiste au regard des cadres théoriques mobilisés et de nos questions de recherche.

Le courant interprétativiste diffère significativement du positivisme mais partage certains points communs avec le constructivisme comme le montre le tableau ci-dessous, construit par Özçağlar-Toulouse (2005) et adapté de Perret et Séville (2007 [1999], p. 14-15) ainsi que d’Allard-Poesi et Maréchal (2003, p.40). Ce tableau permet notamment de résumer les positions épistémologiques des différents paradigmes et donc de nous aider à positionner notre recherche.

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Tableau 7. Comparatif des positions épistémologiques des paradigmes positiviste, constructiviste et interprétativiste (d’après Özçağlar-Toulouse,

2005)

Positivisme Constructivisme Interprétativisme

Statut de la

connaissance

Il existe une essence propre à l’objet de la connaissance.

L’essence de l’objet ne peut être atteinte (interprétativisme et constructivisme modéré) ou n’existe pas (constructivisme).

Relation sujet/objet Indépendance du sujet et de

l’objet. Dépendance du sujet et de l’objet

Position de l’objet Extérieure au processus de

recherche. Intérieure au processus de recherche

Objectif de la

connaissance Explication Construction Compréhension

Origine de la

connaissance Observation de la réalité Construction Empathie

Critères de validité Vérifiabilité Confirmabilité Réfutabilité Adéquation Enseignabilité Idiographie Empathie

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Le paradigme interprétativiste cherche à comprendre les interprétations que se font les acteurs sociaux de leur situation, en d’autres termes le sens qu’ils accordent à leurs actions. Le « tournant interprétatif » en comportement du consommateur (Sherry, 1991) a ainsi encouragé les chercheurs à explorer plus en profondeur la vie quotidienne des consommateurs et, plus particulièrement, leur expérience de consommation. Par conséquent, de nombreux courants de recherche ont émergé en adoptant une posture interprétativiste partageant les points communs suivants (Hirschman, 1986) : (1) les êtres humains construisent des réalités multiples ; (2) le chercheur et le phénomène étudié interagissent mutuellement ; (3) l’objectif de la recherche est la production de connaissances au sujet du phénomène étudié ; (4) le phénomène est intégré dans un processus continu de création ; (5) la recherche est chargée de valeurs qui influencent le choix du phénomène, de de la méthode, des données et des résultats ; (6) la recherche est une construction sociale produit d’une interaction subjective entre le chercheur et le phénomène étudié, la connaissance qui en résulte est donc une construction subjective et non une découverte.

La théorie des pratiques sociales est peu appropriée au paradigme interprétativiste dans la mesure où ce dernier accorde une certaine importance aux choix et motivations individuels. En effet, en se centrant sur les pratiques et non sur l’individu, la théorie des pratiques sociales n’a accordé que très peu d’intérêt au sens que donnent les consommateurs à leur action privilégiant plutôt la structure des pratiques. Warde (2005) ou encore Reckwitz (2002) considèrent alors la théorie des pratiques sociales comme une version modérée du constructivisme social (Halkier et Jensen, 2011) dans la mesure où la théorie s’intéresse à la manière dont se reproduisent et se stabilisent les pratiques sociales. Les chercheurs accordent plus d’importance aux processus sociaux à l’œuvre dans des contextes complexes, minimisant ainsi l’importance des individus considérés comme de simples porteurs de pratiques. Néanmoins, en s’intéressant aux pratiques de la vie quotidienne, certains auteurs ont adopté une posture interprétativiste (Hargreaves, 2011 ; Arsel et Bean, 2013). C’est, par exemple, le cas des travaux d’Askegaard et Linet (2011) qui suggèrent une meilleure prise en compte du « contexte du contexte » des pratiques.

Le concept de « carrière », développé par la sociologie du travail puis repris par la sociologie de la déviance, est central pour le paradigme interprétativiste. En effet, le concept de « carrière » est conçu selon la perspective interactionniste de la deuxième École de Chicago (Hugues, Becker et Goffman), qui implique une interprétation du passé du point de

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vue du présent. En ce sens, l’interactionnisme est présenté comme une école de pensée intégrée au courant interprétativiste dans la mesure où l’objectif est de chercher à comprendre le sens que les individus accordent à leur monde social. Plus précisément, nous nous intéressons, au cours de cette recherche doctorale, à la dimension subjective du concept de « carrière » qui propose de prendre en considération le point de vue des acteurs sociaux. Pour Hughes (1937), une « carrière » offre une perspective évolutive selon laquelle une personne voit sa vie dans son ensemble et interprète les significations associées aux attributs, actions et événements qui lui arrivent. La question du sens qu’attribuent les individus à leur carrière subjective est donc centrale. Dans cette perspective, Stebbins (1970) définit la carrière subjective comme étant la reconnaissance et l’interprétation par l’acteur des événements passés et futurs associés à une identité particulière et constituent surtout une interprétation des contingences telles qu’elles ont été ou vont être vécues. La carrière subjective offre ainsi une vision particulière du monde et apporte des connaissances qui influencent les comportements et rehaussent le niveau de conscience des individus à propos de leur carrière leur permettant notamment d’user de stratégies pour mener à bien sa conduite. En ce sens, le concept de carrière subjective est conforme aux exigences de l’interprétativisme.

Enfin, l’objet de recherche retenu, à savoir les pratiques discursives œnophiles, est approprié au positionnement interprétativiste dans la mesure où le vin peut générer de multiples interprétations et qu’il est défini par une incommensurabilité, une multidimensionnalité et une incertitude sur la qualité (Karpik, 2003).

Le choix d’une posture épistémologique dépend de la conception de la réalité par le chercheur (Bergadàa et Nyeck, 1992). Au sein de cette recherche doctorale, nous concevons la réalité comme socialement construite et l’humain comme homo narrans, c’est-à-dire un « être racontant » (Delory-Momberger, 2012). En ce sens, nous considérons les pratiques sociales à travers leur reconstruction discursive. En effet, lorsque l’on cherche à discerner les interprétations que se font les individus de la réalité, le discours apparaît indispensable à l’atteinte des objectifs (Sitz, 2006). Enfin, étudier les pratiques discursives œnophiles permet d’assumer des interprétations de la réalité considérées comme subjectives.

Pour résumer, adopter une posture positiviste nous éloignerait de notre objectif de recherche principal, à savoir comprendre le regard que portent les consommateurs sur leur carrière de pratiques œnophiles. En effet, notre recherche doctorale n’a pas pour vocation de mesurer et prédire des comportements de consommation mais d’en comprendre les

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mécanismes et logiques sous-jacents. D’autre part, adopter une posture constructiviste ne serait pas cohérent avec les objectifs de recherche poursuivis. En effet, nous ne cherchons pas à comprendre les finalités des actions entreprises par les individus mais nous appréhendons rétrospectivement les perceptions développées par les individus vis-à-vis de leur carrière de pratiques. Nous optons donc, dans le cadre de cette thèse, pour une perspective interprétativiste afin d’atteindre notre objectif, qui est de comprendre comment les individus reconstruisent des carrières de pratiques œnophiles à travers leurs pratiques discursives œnophiles.

Enfin, les recherches interprétatives font généralement usage des méthodes qualitatives (Hirschman et Holbrook, 1992). Dans notre cas, afin de relever les reproductions de carrière de pratiques œnophiles à travers les pratiques discursives œnophiles des individus, il est nécessaire de mobiliser une méthode de recherche laissant libre cours à la narration des individus et à l’appréhension de la réalité de chacun. La méthodologie de recherche doit être en adéquation avec le paradigme interprétativiste retenu, nous optons donc pour la méthode des récits de vie.