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Chapitre 1. L’économie des singularités : fondements théoriques

1. La remise en cause de l’orthodoxie économique

1. La remise en cause de l’orthodoxie économique

La conception du marché par le courant classique ne différencie pas les biens homogènes des biens qui disposent, au-delà du prix, de caractéristiques diverses pouvant orienter le comportement du consommateur. Ces biens constituent ainsi, selon Karpik (2007), une « économie des singularités. » Afin d’en comprendre les fondements, nous présentons, tout d’abord, les limites du courant classique pour exposer ensuite les critiques ayant conduit à l’émergence de cette « économie des singularités. »

1.1. Les limites du courant classique

L’orthodoxie économique s’intéresse particulièrement aux choix individuels opérés par l’homo œconomicus sur le marché au sein duquel les produits se différencient sur la base de leur dimension économique. En effet, l’offre et la demande s’ajustent selon les variations des prix et la volonté des individus à maximiser leurs profits. Néanmoins, ce marché dit autorégulateur semble uniquement s’appliquer aux produits considérés comme homogènes. Un même bien proposant des qualités différentes en est donc exclu. Dès lors, une réalité marchande est ignorée, et la théorie néoclassique rencontre de ce fait de sérieuses limites auxquelles l’économie des singularités se propose de répondre.

Selon les conceptions de l’économie néoclassique, l’individu est à considérer comme un agent rationnel ayant pour seul objectif de maximiser son profit. Le prix apparaît de ce fait comme le seul indicateur pouvant ajuster l’offre et la demande sur le marché des biens, considérés comme homogènes, où les conditions d’une concurrence pure et parfaite sont respectées. Néanmoins, cette forme de marché semble ignorer les préférences des acteurs pour les qualités et non pour les prix des produits.

Dans l’ouvrage fondateur d’Adam Smith nommé Recherches sur la nature et les

causes de la richesse des nations (1776), les dimensions économiques, sociales ou encore

politiques du marché sont mêlées. Pour Smith (1776), les coûts inhérents à la production, notamment la force et la quantité de travail, procurent à une marchandise une valeur d’échange. Celle-ci implique une valeur monétaire, c’est-à-dire un prix qui peut être échangé contre d’autres marchandises, en effet, « chaque marchandise particulière est plus souvent

échangée contre de l'argent que contre toute autre marchandise. Le boucher ne porte guère son bœuf ou son mouton au boulanger ou au marchand de bière pour l'échanger contre du

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pain ou de la bière; mais il le porte au marché, où il l'échange contre de l'argent, et ensuite il échange cet argent contre du pain et de la bière. La quantité d'argent que sa viande lui rapporte détermine aussi la quantité de pain et de bière qu'il pourra ensuite acheter avec cet

argent.» (Smith, 1776, p. 366). Parallèlement, une marchandise possède également une valeur

d’usage, c’est-à-dire une utilité perceptible au moment de sa consommation. Dans la Théorie

des Sentiments Moraux, Smith (1759) s’intéresse de plus près à cette valeur d’usage en faisant

un lien entre l’utilité procurée et les caractéristiques de la marchandise. Néanmoins, « lorsque

les biens sont échangés, la valeur d’échange éclipse la valeur d’usage et les caractéristiques du bien » (Lupton, 2009, p.13), la question de la qualité objective des biens n’est donc pas

considérée comme essentielle. Ainsi, l’application de l’orthodoxie économique aux biens différenciés, c’est-à-dire aux biens aux caractéristiques et qualités supposées inégales, est à reconsidérer.

Il faudra attendre la publication de l’ouvrage Theory of Monopolistic Competition en 1933 pour observer l’une des principales remises en question de la théorie néoclassique réalisée par Edward Chamberlin. En effet, ce dernier réalise une distinction entre biens homogènes et biens différenciés, dont les qualités intrinsèques peuvent varier d’un bien à l’autre. Il prend pour illustration un œuf qui « peut varier en taille, en couleur, en contenu

chimique, en dureté de la coque, en fraîcheur… » (Chamberlin, 1953b, p.9). De nombreux

biens peuvent ainsi se différencier les uns par rapport aux autres en fonction de leurs attributs. De plus, selon une sensibilité plus prononcée des consommateurs envers l’un ou l’autre attribut, le bien choisi sera significativement différent. Cependant, certaines catégories de produits supposant des qualités intrinsèques similaires peuvent également varier d’une marchandise à l’autre. Par exemple, la qualité d’un vin, pourtant issu d’une même cuvée, terme qui désigne une certaine quantité de raisins ayant fermenté et macéré conjointement, peut varier d’une bouteille à l’autre selon notamment les conditions de transport et de conservation. La qualité des biens, et ses variations, doit être prise en considération dans le domaine de l’économie, une nouvelle théorie du marché est donc indispensable.

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Selon la version électronique de l’ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations réalisée par Jean-Marie Tremblay.

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1.2. La nécessité d’une nouvelle théorie du marché

A travers un exemple tiré du secteur juridique, et plus précisément du marché des avocats, Karpik (1989) propose une critique de l’orthodoxie économique. Pour lui, lorsque les caractéristiques propres à un bien ou un service sont susceptibles de motiver un choix, le marché peut être ainsi compris selon une « économie des singularités » (Karpik, 2007). Néanmoins, cette nouvelle forme du marché n’a pas pour vocation de remplacer les théories existantes mais propose de les compléter en révélant une réalité marchande jusque-là enfouie.

En reconnaissant l’existence de biens singuliers au sein du marché, Lucien Karpik argumente en faveur d’une nouvelle théorie du marché rassemblant des produits dont les différences de qualité ne sont pas neutralisées (Gautié, 2008) et dont le seul prix n’est pas en mesure de permettre un ajustement entre l’offre et la demande. Il nomme ainsi cette nouvelle forme de marché, l’économie de la qualité, qu’il détaille en s’intéressant au secteur juridique, notamment au marché des avocats (Karpik, 1989). En effet, choisir un avocat pour la première fois peut s’avérer être plus délicat qu’on ne l’imagine. Karpik se demande par conséquent comment un individu peut choisir un « bon » avocat. Dans cette quête, les « réseaux-échanges », constitués de la famille, d’amis ou encore de connaissances, jouent un rôle important. Les recommandations, couplées aux honoraires pratiqués par les avocats, permettent ainsi à l’individu d’effectuer un choix qui lui semble juste et non-aléatoire. La confiance, reconnue comme une forme d’organisation sociale, accordée aux personnes émettant ces recommandations est primordiale dans la mesure où ces personnes deviennent les porte-parole des avocats en question. En prenant en compte ces paramètres, les potentiels clients sont ainsi en mesure de faire la distinction entre un avocat de bonne qualité et un avocat de moins bonne qualité, démontrant, par la même occasion, la nécessité de renouveler la théorie économique existante dans la mesure où la qualité entre en concurrence avec le prix en termes de trait différenciateur. Ainsi, alors que l’homo œconomicus du marché standard utilise un unique critère de jugement, le prix, l’homo singularis en utilise plusieurs.

Au début des années 2000, Callon, Méadel et Rabeharisoa (2000) mettent au pluriel le nom donné par Karpik à cette nouvelle forme de marché, ils parlent alors d’ « économie des qualités » et la définissent comme une « économie (dynamique) du produit (par opposition à

une économie plus statique du bien) dans laquelle les modalités d’établissement de l’offre et de la demande ainsi que les formes de compétition sont tout entières mises en forme par les

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stratégies organisées que déploient les différents acteurs pour qualifier les biens » (p. 222).

Plus tard, Dubuisson-Quellier (2003) propose le terme d’économie des jugements pour désigner un marché au sein duquel les biens et services se différencient par leur qualité. Enfin, Lucien Karpik (2007) avance le terme d’économie des singularités, qui sera repris dans les publications postérieures, pour désigner des produits d’échange (biens et services) incommensurables, multidimensionnels et dont la qualité est incertaine. Pour Karpik, l’économie des singularités désigne ainsi « la théorie qui entend rendre intelligible

l’organisation et le fonctionnement de la coordination économique des singularités » (Karpik,

2002, p. 283). Karpik distingue les biens singuliers des biens différenciés et homogènes, mais pour lui « les produits singuliers doivent être séparés des produits différenciés […] Le

marché des produits singuliers ne remplace ni le marché des produits homogènes ni le marché des produits différenciés ; il s’y ajoute. Il rend visible une réalité originale enfouie jusqu’ici dans l’univers de la différenciation » (Karpik, 2007, p. 40). Au sein de l’économie

des singularités, la concurrence par les qualités prime donc sur la concurrence par les prix, ce qui n’est pas nécessairement le cas des biens différenciés. Enfin, bien que certains termes de vocabulaire de l’économie des singularités soient communs à la théorie néoclassique, les significations qui leur sont associées demeurent différentes (Karpik, 2008). Nous proposons donc de présenter, dans la partie suivante, les caractéristiques définissant l’économie des singularités.